Chapitre 15 : La dernière de la lignée

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Mon frère est resté deux ans en pension, entre treize et quinze ans. Il avait quitté la maison tel un chat sauvage sortant les griffes. Il y est revenu comme un puma agressif. A commencé alors la ronde des problèmes, augmentant crescendo au fil des années. Vols en tous genre, bagarres contre les videurs en boîtes de nuit, bastons avec les mecs du quartier, mauvaises notes à l’école, alcool, drogue, deal... Pendant que ma mère ne savait plus quoi faire de lui, mon père jubilait, heureux de voir son rejeton prendre si bien la relève.

Après une soirée comme de coutume très arrosée, Mickaël a volé une Ford Escorte avec la complicité de ses deux meilleurs amis. Majeurs, tous possédaient pourtant leur propre véhicule. En redémarrant à un stop, les gars se sont faits percuter quelques minutes plus tard par un autre conducteur, arrivant par la gauche. Dans la violence du choc, la Ford Escort s’est embrasée, ne laissant que peu de chance aux occupants d’en sortir vivants. Un pompier à la retraite est intervenu rapidement et a pu extraire l’un d’entre eux. Ironie du sort, Freddo, le survivant, siégeait à la place du mort. Le sauveteur l’a extirpé par une fenêtre brisée avant de s’éloigner du brasier s’élevant vers le ciel noir, avec de plus en plus d’ampleur.

La nouvelle nous est parvenue par une belle matinée de la fin juin 1996. Nous profitions d’un samedi ordinaire, possédant la saveur d’une agréable journée chômée, tranquille et ensoleillée. La veille, j’avais terminé mon année de quatrième haut la main, avec d’excellentes notes. Je savourais mes vacances depuis quelques heures.

Le coup de tonnerre de sa mort nous a foudroyé sur place. Ma mère a été la première informée, me révélant par ses pleurs, audibles du premier étage, que quelque chose de terrible venait de se dérouler. Lorsque j’ai appris le décès de mon frangin, je suis restée sonnée, puis incrédule. Cela n’avait pas de sens. Je l’avais vu la veille au soir, plaisantant dans l’entrée avec un de ses amis, Arnaud, l’autre passager décédé.

Ce matin-là, j’ai reçu un coup de massue sans préavis, qui a résonné encore et encore durant de longues journées. Mes parents ne vivant plus ensemble depuis de nombreuses années, ma mère s’est dépêchée de prévenir mon père, qui ne détenait plus le téléphone depuis qu’il avait décidé de se séparer de la quasi-totalité de ses possessions matérielles et refusé de payer ses factures.

Elle est revenue avec lui une heure plus tard. Mon père, alors âgé de quarante-six ans, en paraissait désormais soixante-quinze, en passant le seuil de la maison. Il était voûté par la douleur, le cheveu gris épars camouflant désespérément un crâne dégarni par la calvitie. Les joues creuses, le corps amaigri et fragile, il avançait soutenu par son beau-frère, qui faisait office de canne de fortune.

Nous étions un samedi et je venais d’avoir mes règles, maudissant mon cycle qui me massacrait le ventre. C’est à peu près les deux seuls détails de cette journée dont je me souviens avec certitude. Tout le reste m’apparait tel un salmigondis d’images, dans lequel mes souvenirs semblent parfois relever de mon imagination. Des amis d’école, alertés par le bruit de la rumeur de l’accident qui se répandait comme une trainée de poudre dans le quartier, ont accouru pour m’apporter leur soutien. Par la même occasion, eux aussi incrédules, ils vérifiaient si cela était bien vrai. Tout le monde peinait à croire que deux jeunes bien connus s’étaient tués en voiture.

Des membres de ma famille maternelle sont arrivés la mine grave, oncles, tantes, grands-parents, suivis de la procession des voisins qui s’égrenaient, un par un, pour nous présenter leurs condoléances. Ils s’arrêtaient, prenaient un café, et racontaient Mickaël et Arnaud comme s’ils vivaient encore, alors que leurs âmes voletaient déjà librement au-dessus de nos têtes.

La journée s’est écoulée dans une torpeur macabre. Je ne me souviens pas de l’ordre des choses, mais je me rappelle avoir continué à fonctionner sans heurts. Anesthésiée, je ne pleurais pas, comme si le sort funeste de mon frangin ne me touchait guère. Je me revois ce jour maudit, paralysée par le choc de l’annonce, plongée dans une léthargie dont je ne ressortirai que... deux ans plus tard. En pilotage automatique, j’ai enveloppé mon cœur d’un caisson anti-bruit, scellé à double tour. Je ne ressentais plus rien ou presque. Ni joie, ni peine, ni désœuvrement. Un zombie en parfait état de marche.

Puisque mon corps semblait capable de se mouvoir normalement, que mon visage ne dépeignait sans émotion, tout le monde reportait son attention sur ma mère, qui ne cessait de fondre en larmes à intervalles réguliers. Ça m’arrangeait bien, je voulais qu’on me foute la paix. Mes grands-parents, complètement dépassés par les évènements, m’ont supplié de veiller sur maman :

— Il va falloir être gentille avec elle et l’aider.

La messe était dite. J’avais quatorze ans. Comment pouvait-on me demander d’être aux petits soins pour quelqu’un ? Ma mère était-elle la seule personne de la maison concernée par le chagrin ? Certes, le mien ne se voyait pas, mais la requête m’a fait grincer des dents. J’avais le sentiment que ma peine n’existait pas, reléguée au second plan. Mon rôle consistait à présent à m’occuper d’une adulte. Malgré ma force de caractère apparente, je demeurais en pleine construction.

Je n’étais pas forte, seulement en état de choc. La violence de la mort de mon frère annihilait toutes mes souffrances, antérieures ou présentes, les recouvrant d’une chape de plomb collant qui allait durcir au fil du temps. Pour préserver ma santé mentale, face au drame, mon organisme est passé en mode survie, se désolidarisant de mon état émotionnel. Dévastée intérieurement, je me calfeutrais derrière un sourire de façade pour continuer à avancer coûte que coûte.

Mais je faisais semblant. Cette réaction constituait ma méthode pour me prémunir contre les dommages engendrés par la douleur. Pour me protéger, je devais devenir insensible, le cœur fermé à double tour, l’esprit uniquement tourné vers le pragmatique, le fonctionnel, le matériel. Les sentiments n’avaient plus voix au chapitre.

J’ai traversé l’enterrement sans verser une larme, sous les yeux étonnés des badauds. J’ai marché dans la procession mortuaire au cimetière sans essuyer le moindre pleur. Lorsque je m’effondrais, rarement, j’étais toujours seule, à l’abri des regards. Souvent, j’évoquais la mort de mon frère comme s’il s’agissait d’un évènement anecdotique. Mes interlocuteurs ne comprenaient pas ma froideur, mon manque d’humanité. J’étais déconnectée de la réalité de mon foyer, continuant ma vie comme elle avait toujours été, sans me plaindre, sans sangloter, sans broncher.

Maman sombrait dans une dépression qui ne disait pas son nom. Papa devenait fou de chagrin, passant son temps sur la tombe de son fils, à nous avertir de sa fin prochaine. Je le croyais, je l’attendais, je savais qu’il allait en finir. Mais je ne pouvais rien, ni ne voulais rien faire pour lui. Mon père était malade, ma mère broyait du noir, mon frère gisait au cimetière, mort et enterré. L’avenir, privé de couleurs, annonçait une sombre succession de souffrances. Comme un typhon inévitable, je le sentais advenir. Je m’attendais au pire. Quand le téléphone résonnait, strident, je me préparais à accueillir la mort d’un de mes proches. Je ressentais l’approche d’un nouveau malheur, inévitable, inéluctable, oppressant. Sur le qui-vive, je me tenais à l’affût un coup d’épée mortel.

Le téléphone a sonné un soir d’avril, à vingt-trois heures. Ma mère a décroché, fébrile. Elle savait pertinemment qu’un appel à cette heure-là ne signifiait rien de bon. Huit mois après le décès de mon frère, mon père a été retrouvé mort, pendu au bout d’une corde, dans son appartement appauvri de tout meuble. Le suicide a été validé par la lettre d’Adieu qu’il a laissé à l’intention de mon frère, lui annonçant qu’il allait le rejoindre. Je n’apparaissais pas sur la missive. Je n’existais plus pour lui. La disparition de mon ainé m’avait rayée du livret de famille. La douleur de mon père, concentrée sur ce départ intolérable, m’avait occultée.

J’ai entrepris une thérapie. Ma psy affichait des lunettes en forme de papillon et un sourire affable. En confiance, je lui ai avouée me sentir très seule, isolée de ma famille, avec le sentiment d’être sans arrêt mise à l’écart, différente, mais sans comprendre pourquoi. Et puis un jour, de manière très banale, je lui ai expliqué que depuis le départ de mon frère et mon père, j’étais la seule Rousseau qu’il restait. Pas seulement au cœur de mon foyer, qui avait diminué de moitié, mais également à un niveau plus élargi. En effet, ma mère, une Gendron, ne portait pas mon nom de famille et n’avait que des frères. Tous leurs enfants, mes cousins et cousines de la branche maternelle, ainsi que leurs mères mariées, s’appelaient désormais Gendron. De l’autre côté, mon père ne possédait que des sœurs qui, en se mariant, avaient abandonné leur nom de jeune fille. Tous les enfants issus de ces unions portaient le patronyme de leur géniteur. Ma demi-sœur, la première fille de mon père, que je ne connaissais pas, avait écopé de celui de son mari.

J’étais officiellement la dernière de ma lignée, laquelle s’éteindrait après mon décès. Ce symbole fort me donna le vertige. Je me sentis comme une orpheline, sans aucune famille à laquelle me rattacher. Maman me semblait appartenir à un autre monde, dans lequel je ne m’étais jamais sentie incluse. Unique survivante de cette tragédie familiale, semblable à une malédiction, s’ouvrait alors devant moi un long et effrayant chemin de solitude forcée. Allais-je marcher toute ma vie seule, uniquement entourée du spectre des trépassés ?

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