Chapitre 16 : Père & fils

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La mort de mon père ne m’ébranla pas plus que ça.

Pour mes amis, pour mes professeurs, pour les membres de ma famille maternelle, et pour tous ceux qui semblaient avoir un cœur en parfait état de marche, la vie s’acharnait sur moi. De mon point de vue, la disparition de mon père représentait un soulagement. La dernière année avait été très éprouvante. À la fin de son existence, je n’étais plus du tout proche de lui. Ses jérémiades et ses atermoiements me pesaient lourdement. Son chantage au suicide m’indifférait. Pour être honnête, je n’attendais que cela, qu’il en finisse avec sa vie, afin de me libérer du boulet qu’il était devenu pour moi. J’avais honte de lui, de son état dépravé, de son allure de vieux déchet.

J’ai vu mon père vivant pour la dernière fois dans un bus, le 25, qui devait probablement le ramener chez lui. J’étais montée à l’avant. Étant souvent malade en transport en commun, je m’asseyais toujours près du conducteur. Quelque chose sur ma gauche attira mon regard. Je tournai la tête et découvris un homme sans âge à moitié avachi sur son siège. J’eus peine à le reconnaître, mais c’était bien mon père, transformé en épave. Prise de panique, je suis descendue à l’arrêt suivant, préférant m’épargner la douleur que cette vision avait réveillée en moi. J’avais eu peur qu’il me reconnaisse et m’appelle, et que les autres passagers comprennent que nous étions liés. Je n’avais plus aucune compassion pour lui. La mort de mon frère m’avait rendue insensible.

En revanche, lui, le décès de mon frère l’avait complètement anéanti. Son fils était tout pour lui, comme il ne cessait de le répéter et, les années passant, à côté de leur relation fusionnelle, je ne faisais plus le poids. En grandissant, je m’étais émancipée de son aura destructrice, prenant volontairement mes distances avec lui. J’étais plus proche de ma mère, qui s’occupait de nous au quotidien, tandis que lui n’avait plus aucune fonction éducative. Il nous avait complètement laissés tomber. Ma mère dirigeait notre foyer seule, mon père n’y faisait plus la loi depuis longtemps. Elle recevait de nombreuses amies ou collègues, souvent des célibataires, et avec les absences répétées de mon frère, la maisonnée s’apparentait désormais de plus en plus à un gynécée, dans lequel je me sentais à ma place.

Mon père n’a jamais vraiment joué son rôle.

Passés les premiers temps de la séparation, et probablement refroidi par les terribles accusations de ma mère, il avait complètement arrêté de nous accueillir chez lui un week-end sur deux, et ne nous prenait plus du tout pour les vacances. De nombreux samedis, ma mère nous avait préparés « parce que votre père ne va pas tarder », mais à force d’attendre une hypothétique venue, nous avions fini par comprendre que nous n’étions pas sa priorité.

Comme tous les addicts, la boisson dirigeait sa vie. Sournoise, elle le contrôlait et le menait à la baguette. Il n’a jamais été en réelle capacité de prendre soin de lui, alors de nous, comment aurait-il pu y arriver ? À la ramasse, aveuglé par ses propres souffrances, c’était plutôt à nous que revenait la charge de nous occuper de lui.

Cette lourde tâche avait été dévolue à mon frère. Lorsque mon père débarquait bourré en pleine nuit pour sonner à la porte de notre habitation, de manière intempestive, Mickaël, devenu l’homme de la maison par la force des choses, allait le calmer. Il l’engueulait, le menaçait et lui ordonnait de rentrer chez lui. Parfois, quand mon père faisait de la résistance, mon frangin le raccompagnait en caleçon et chaussons jusqu’au premier abris bus, pour le mettre dans le 25 et le renvoyer dans ses pénates.

Je revois encore cette scène ubuesque comme si c’était hier, mon frère sermonnant mon père en traversant la place du quartier, le tirant par le bras comme un enfant de cinq ans. Il lui disait qu’il lui foutait la honte, mais prenait quand même le temps de s’assurer que tout irait bien pour lui. Mon frère était gentil et bienveillant envers lui, malgré ce qu’il s’était passé. Je pense qu’il avait occulté les corrections qu’il avait reçues enfant. Au même titre que je n’ai presque aucun souvenir de mon père avant mes six ans, il avait dû passer outre la violence, pardonnant sans aucun doute la brutalité dont il avait été victime. Mon frère était généreux et avait vraiment bon cœur. La dégradation de notre géniteur lui fendait l’âme plus qu’à moi. Mon père en jouait, appuyant sur la corde sensible pour obtenir ce qu’il voulait de lui. Il en profitait et gagnait toujours face à ce fils qui ne savait pas lui dire non.

Au fil des ans, le père dangereux que nous avions connu enfant était surtout devenu épuisant, mais mon frère le supportait encore. Leur duo me touchait beaucoup. Je suis persuadée que si j’aime autant les hommes aujourd’hui, c’est grâce à leur belle relation, empreinte de respect et de dévotion à laquelle j’ai assisté une partie de ma jeune vie. Malgré les coups de canifs dans le contrat, ces deux-là s’aimaient profondément. Cela se reflétait dans tous leurs gestes, notamment dans cet échange de bises auquel ils ne dérogeaient jamais. Ils ne se serraient pas la main comme les autres mâles entre eux. Cela n’aurait pas été assez fort pour se démontrer leurs sentiments. Leurs étreintes étaient franches, sincères, aucunement de façade. Ils ne s’y pliaient pas par obligation, ils s’y adonnaient avec plaisir. Une solidarité et une entraide particulières les unissaient. C’était, à mes yeux, très beau à voir. Ils veillaient l’un sur l’autre, se défendaient mutuellement, partageaient fous rires et blagues graveleuses. Ils ne se ressemblaient plus physiquement, mon père ayant beaucoup vieilli ces dernières années, mais l’amour et la tendresse les rapprochaient suffisamment pour ne pas douter de leur lien de famille. Je leur enviais cette complicité indestructible, symbolisée par le fameux Louis d’or dont mon frère avait hérité à sa majorité.

Petite, mon père a toujours été gentil avec moi. Même si j’ai entendu parler de sa brutalité lorsque j’étais enfant, pour une raison que j’ignore, il m’a épargnée. J’ai été une gamine gâtée, croulant sous les poupées Barbie et les énormes peluches qu’il m’offrait sans raison. Il était alors dans son rôle de « papounet d’amour », un rôle secondaire qu’il ne jouait que trop peu souvent. Cela énervait ma mère, qui pensait qu’on pouvait facilement m’acheter et que quelques cadeaux suffisaient à faire passer la pilule d’un parent défectueux. Mais contrairement à ce qu’elle croyait, malgré les offrandes, mon père n’a pas réussi à conquérir mon cœur, hermétique à cette mascarade.

Après la séparation, l’âge l’affaiblissant, il s’était assagi en paroles et en actes. Ce n’est qu’après la mort de Mickaël qu’il est redevenu virulent. Un soir, il est passé à la maison se faire payer un café. Arrivée la première après l’école, je l’ai invité à entrer pour se réchauffer. Mais lorsque ma mère est revenue du travail, la tension est aussitôt montée d’un cran. Je n’avais pas saisi que papa avait picolé avant de venir. Je me suis retrouvée entre eux, l’une lui ordonnant de partir, l’autre essayant de la provoquer. Un bras de chaque côté, je les empêchais de s’entretuer. J’ai fini par hurler sur ma mère de partir, car je savais que tant qu’elle serait là, presque à le narguer, il n’abandonnerait pas. Je ne comprenais pas pourquoi ma mère agissait ainsi, en dehors du fait qu’elle avait probablement peur qu’il s’en prenne à moi. Mais je ne risquais rien, du moins physiquement.

Après cet épisode, puisque l’accès à la maison lui était désormais refusé, il a commencé à m’appeler sans arrêt sur le fixe, que nous ne pouvions pas débrancher. Ma mère avait besoin d’être joignable. Je devais me farcir des conversations à rallonge où je supportais les noms d’oiseaux dont il m’affublait de plus en plus souvent. Selon ses dires, j’étais comme ma mère, une pute et une salope. J’allais finir comme elle, sur le trottoir. Il considérait qu’il était de mon devoir « d’aller tapiner pour payer la tombe de mon frère ». Les mots me glissaient dessus.

Ses propos haineux ne reflétaient que la colère qu’il nourrissait envers ma mère depuis des années. Hormis la solidarité féminine qui me liait à maman et me faisait bondir de nous entendre traiter de la sorte, je ne me sentais pas tellement concernée par ces insultes. Comme je le voyais comme une personne blessée, faible, pathétique, je parvenais à prendre beaucoup de distances avec cette méchanceté.

Là où l’absence de mon frère avait créé un grand vide, celle de mon père me laissait quasiment de glace. On s’était loupés lui et moi. Son départ me rendait davantage confuse que triste.

Je ne me rendais pas compte à ce moment-là que j’avais perdu les deux plus importantes figures masculines de mon existence, toutes défaillantes qu’elles étaient, et que j’allais désormais consacrer une partie de ma vie à essayer de les retrouver.

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