Chapitre 19 : Rébellion

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Caroline, le prénom que maman m’a choisi, vient du germanique « Karl » qui signifie « force ». À quinze ans, j’avais certes la force en moi, inscrite jusqu’à ma carte d’identité, mais j’étais encore en apprentissage. Telle une disciple Jedi, privée d’un bon maître à penser, je ne savais pas encore l’utiliser à bon escient. Durant de longues années, cette énergie vitale qui sourdait dans mes veines, plutôt que de la mettre à profit, je l’ai beaucoup retournée contre moi.

L’adolescence est une période chargée de défis, tout le monde en conviendra, mais pour ma mère, c’était un peu l’apocalypse. Comme bon nombre de parents, elle craignait autant le phénomène que les Californiens les ouragans. Elle cultivait de nombreuses croyances délétèrent à ce sujet, dont une en particulier : les relations mère-fille devaient forcément être compliquées.

Après avoir vécu ce qu’elle qualifiait parfois d’enfer avec mon frère, elle s’attendait clairement à morfler avec moi. Dans la vie, comme je l’ai appris plus tard, redouter quelque chose est souvent la meilleure façon de la voir advenir.

J’ai obtenu haut la main mon brevet des collèges, recevant les félicitations de mes professeurs, agréablement surpris que mes notes n’aient en aucune manière souffert du « drame qui m’était arrivé ». Cependant, mon entrée en seconde a signé le début d’une nouvelle ère, plus chaotique. Le travail demandé me mettait constamment sous pression et, telle une cocotte-minute, mois après mois, je m’approchais d’un risque d’explosion. L’armure que je m’étais forgée au fil de mois a commencé à se craqueler de toutes parts.

Ma descente aux enfers est survenue après un régime, peu avant mes seize ans, en avril. Le fameux régime que bon nombre d’adolescentes débutent avant l’été afin de correspondre à la silhouette inatteignable des mannequins de magazines. Grâce au sport, j’étais assez musclée et je possédais un corps dessiné, en parfaite santé, mais dans mon miroir, mon reflet ne me satisfaisait pas. Je pesais à peu près soixante kilos pour un mètre soixante-cinq. Il n’y avait rien d’alarmant médicalement parlant, mais j’avais le profil d’une perfectionniste (courant chez les anorexiques-boulimiques) alors j’ai décidé de maigrir.

J’étais mal dans ma peau, ce qui est somme toute très banal à cette période, et ma mère me faisait souvent remarquer que j’avais pris du poids ces derniers temps. Elle mettait ça sur le compte du décès de mon frère, mais la vraie cause demeurait le chamboulement hormonal qui me transformait en femme, ainsi que la malbouffe dont j’avais tendance à me gaver. Je n’ose vous parler de mon alimentation de l’époque, sous peine que vous contactiez aussitôt les services sociaux. Comme il y a prescription, je peux vous raconter que je ne me nourrissais que de pizzas, de pain, de riz, de pâtes, de purée Vico, quand ce n’était pas tout simplement de petits-déjeuners (oui, le soir, je petit-déjeunais) composés de pain, beurre et chocolat chaud. À seize heures, en rentrant de l’école, je mangeais trois bols de céréales spécial K, déculpabilisée par l’étiquette diététique que revendiquait le produit. Je ne consommais jamais ni fruits, ni légumes, uniquement des plats industriels, de la junk food et du micro-ondable.

Pas étonnant qu’avec ce type de nourriture, mon poids grimpât sur la balance. J’avais une poitrine généreuse que les adolescents de ma classe reluquaient, sans parler de mes fesses rebondies qui en faisaient fantasmer plus d’un. Mon corps était un vrai sujet d’études et de conversations pour les mecs que je côtoyais à l’école, à tel point que je reçus, un jour, une missive qui me laissa sans voix. « Caroline, ton corps me donne envie, je pense à toi quand je me branle. » J’inspirais des premiers émois que je ne voulais pas susciter et fustigeais mes formes pour cela. Je m’habillais en noir et souvent avec les vêtements larges que j’avais récupérés du dressing de mon frère, mais cela ne suffisait pas. Je ne voyais pas d’autres remèdes pour faire disparaître mes rondeurs féminines que de les gommer à coups de restrictions draconiennes.

Ma mère avait démissionné sur beaucoup de pans de mon éducation. Elle acceptait presque sans rien dire que je lui réponde, me laissait manger devant la télé dans ma chambre, et ne suivait plus que d’un œil très lointain ma scolarité. Elle ne semblait plus en mesure de me guider ou de poser un cadre. Il était trop tard. Mon alimentation avait subi le même sort. Elle était déséquilibrée, puisque je refusais tout ce qui était sain et que ma mère cédait à toutes mes demandes, n’achetant et ne préparant que ce que je réclamais, à savoir, n’importe quoi. Comme elle mangeait à peu près la même chose que moi et qu’elle ne grossissait pas, elle a décrété que mes problèmes de kilos en trop venaient de moi. Pour elle, c’était mon corps qui était défaillant, pas notre nourriture.

Lorsque j’en ai eu ras-le-bol de m’enrober, j’ai insisté pour que l’on mange différemment ensemble. Elle m’a rétorqué qu’étant donné qu’elle était mince, elle ne voyait pas pourquoi elle devrait changer sa façon de se nourrir. J’ai donc entrepris seule un régime équilibré mais strict, au cours duquel, déterminée, j’ai refusé de faire le moindre écart. Là où des parents conscients du malaise auraient été conciliants et compréhensifs, dans la communication, l’écoute et le respect, pour éviter que les choses ne dérapent, elle s’est butée, transformant mon régime en chemin de croix.

J’ai donc dû manger mes haricots verts devant ses assiettes remplies à ras-bord de pâtes au beurre et mes poissons blancs sans sauce à la vapeur devant ses quiches au fromage. Bien évidemment, cela créait des tensions supplémentaires à celles déjà existantes et la maison résonnait souvent de coups de tonnerre. Avant mon régime, elle me reprochait de manger n’importe quoi, sous prétexte que j’étais difficile. Durant mon régime, elle me reprochait de ne pas manger assez et prédisait que j’allais finir anorexique. Après mon régime, elle m’incitait à reprendre une alimentation normale car, je la cite « mon régime m’était monté à la tête ». Quoi que je fasse, dans sa vision des choses, je demeurais toujours à côté de la plaque.

Je n’étais ni soutenue, ni encouragée, ni aidée, mais plutôt regardée de travers et sermonnée à chaque repas. Elle racontait aux voisines et à ses collègues que j’étais allée dans les extrêmes, que les repas étaient devenus un enfer et que j’allais finir par tomber malade.

La principale chose qui me rendait malade, en dehors du fait que j’avais perdu deux membres de ma famille, c’était son comportement. Tiraillée de reproches, ensevelie sous les remontrances, critiquée à longueur de temps, j’ai fini par « disjoncter ». Le régime a bien viré au drame lorsque j’ai commencé à faire des crises de boulimies, aussitôt suivies de vomissements provoqués. Lorsque ma mère en a eu vent, elle m’a morigénée de plus belle. La vie quotidienne est devenue insupportable et je n’attendais plus qu’une seule chose, quitter la maison. Mais je n’avais que seize ans au moment où j’entamais ma première au lycée et aucun moyen de subvenir à mes besoins.

Mon salut est venu d’une assistante sociale qui, voyant le mal-être dans lequel je me trouvais, m’a suggéré de partir en foyer durant toute l’année de ma scolarité. Il était pris en charge par l’état et ne coûtait rien à ma mère, qui connaissait de grosses difficultés financières depuis la mort de mon frère. J’ai accepté l’offre, soulagée de pouvoir enfin me soustraire à une femme qui ne me comprenait plus du tout.

J’espérais enfin avoir un peu de répit...


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