Chapitre 20 : Le bureau des pleurs

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De répit, je n’en ai guère eu cette année-là.

Ma mère ne s’est pas opposée à mon installation au foyer de jeunes filles Sainte Geneviève. Mon départ n’avait pas l’air de beaucoup la peiner. Je me suis demandée si cela ne l’arrangeait pas. En mettant de la distance entre nous, elle pouvait enfin profiter de cette vie de célibataire qu’elle n’avait jamais connue. Elle avait enterré un ex-compagnon, un fils délinquant, et la dernière pièce qui lui posait problème avait finalement dégagé. Peut-être en ressentit-elle une certaine liberté ?

Un jour, j’ai même commencé à croire qu’elle m’avait « remplacée ». En effet, alors que notre relation partait clairement en fumée, elle a noué parallèlement des liens étroits avec une autre adolescente, Lucie, dont elle était devenue la confidente. Cette dernière avait un ou deux ans de moins que moi et était la fille d’un homme marié, dont ma mère était devenue la maîtresse. Lucie était comme moi, elle ne s’entendait pas avec sa mère, mais là où la mienne considérait que pour nous, le problème venait de moi, dans le cas de cette adolescente, elle prenait la défense de Lucie et affirmait que l’adulte était fautive. Elle ne voyait pas du tout que les deux situations pouvaient se superposer, identiques, que dans les deux cas, il y avait une gamine en souffrance d’un côté et, de l’autre, une mère qui refusait de se remettre en cause.

Je connaissais Lucie. Deux ans auparavant, l’année de mes quatorze ans, quelques mois avant la disparition de mon frère, ma mère m’avait envoyée en séjour en Angleterre avec elle, me vantant les qualités de la jeune fille dont j’allais sûrement me faire une amie. Perdu. L’alchimie tant espérée ne s’est pas produit. Au contraire, nous étions si différentes que la colocation de chambrée nous a déçues toutes les deux. Lucie apparaissait comme un savant mélange entre une Greta Thunberg avant l’heure et une vierge effarouchée, tandis que la seule chose qui m’intéressait dans la vie tenait en deux mots : les mecs. Malgré mon cerveau de tête de classe, je passais mon temps à parler garçons et chiffons et rien n’obnubilait davantage que de tomber amoureuse. J’étais encore très chaste, ne me laissant pas approcher par la gent masculine, mais celle-ci était mon obsession et toutes mes pensées, ou presque, se concentraient à l’époque sur mes histoires sentimentales imaginées ou espérées.

Ainsi, Lucie et moi n’avions aucun atome crochu. Rien ne nous reliait en dehors du fait que ma mère se tapait son père dans le dos de son épouse. J’étais la seule au courant, ma camarade de chambrée n’ayant pas été mise dans la confidence. Comme je ne ressentais aucune sympathie pour elle à l’époque de mes quatorze ans, je ne l’ai jamais revue par la suite.

Quelle ne fût donc pas ma surprise de la retrouver deux ans plus tard, dans la cuisine de ma mère, toutes deux attablées en grande conversation.

Ce midi-là, je rentrai à l’improviste pour récupérer des affaires d’école que j’avais oubliées le week-end. Lorsque je tombai nez à nez avec elles, complices, mon cœur se serra. Elles déjeunaient ensemble comme deux amies de longue date. Ma mère souriait, une attitude assez inhabituelle depuis la mort de mon frangin. Je ne me souvenais plus de ce visage, affichant cet air bienveillant qu’elle avait de moins en moins avec moi. Cette douceur, cette tendresse, cette gentillesse, j’avais l’impression d’en avoir été privée depuis trop longtemps.

Elles se sentirent gênées de mon irruption malvenue, comme un couple d’amants pris en flagrant délit dans le lit conjugal. On ne me proposa pas de rester, et même si cela avait été le cas, je n’aurais pas supporté de tenir la chandelle de ce duo qui respirait l’amour et la sérénité. Je savais que je les dérangeais. J’attrapai donc mes affaires et filai, convaincue d’être la pire des filles au monde, de celles qui déçoivent tant qu’on préfère les remplacer.

Ma mère a un don, avec les gens. Pas avec nous, ses proches, ceux qui partagions son intimité, mais avec tous les autres êtres humains de la création. Elle a une oreille attentive, une écoute charitable, et une compassion sans limite. Et, au même titre qu’elle adore se faire plaindre, rien ne la satisfait plus que d’écouter les malheurs de ses semblables.

Quand je vivais sous son toit, j’avais rebaptisé la cuisine « le bureau des pleurs ». C’était comme un cabinet de thérapie où les gens pouvaient venir s’épancher à loisir, tout en sirotant café ou tisanes, dans un épais nuage de fumée exhalé en tirant sur les multiples cigarettes qu’elle dégommait durant ces longues séances de confessions. Ma mère travaillait dans un centre socio-culturel. Elle possédait le goût des autres et prenait énormément de plaisir à communiquer avec chacun, ne regardant jamais les heures défiler. Quand elle commençait à discuter, au téléphone ou de visu, il était difficile de l’arrêter, à tel point que je la soupçonnais de souffrir de logorrhée.

Elle parlait beaucoup mais elle savait aussi écouter. Voilà pourquoi nous avions constamment de la visite à la maison, de femmes en détresse, évidemment. Je ne vais pas être très sympa avec le genre auquel j’appartiens, mais les femmes ont une sacrée propension à se plaindre de tout et de n’importe quoi, là où les hommes sont beaucoup plus dans la retenue, capables de relativiser. Pour moi qui n’aimais pas faire pitié, je supportais très mal ce défilé de femmes éplorées qui ne cessaient de venir raconter leurs déconvenues. Je n’appréciais pas ce déballage de linge sale, dans une impudeur qui confinait à la vulgarité. Mais pour ma mère, c’était du pain béni. Elle pouvait rester des heures à écouter ses amies s’épancher sur leurs drames parfois imaginaires et, cerise sur le gâteau, partager les siens en retour.

Passée la surprise de découvrir Lucie en train de déjeuner face à ma mère, je n’étais donc plus si étonnée que ça par la scène qui se déroulait sous mes yeux. Je savais ma mère capable d’une empathie redoutable, lui permettant d’obtenir des gens qu’ils se confessent à elle avec une grande facilité.

L’ironie de la situation ne m’échappait pas. Pendant que j’avais presque dû m’enfuir de la maison pour respirer un air supportable, Lucie venait de son plein gré à notre domicile pour partager son désespoir et quérir les bons conseils de maman. J’étais blessée de découvrir cette relation dont elle ne m’avait jamais parlé. Elle m’a expliqué qu’elle se voyaient de temps à autre, faisaient parfois du shopping ensemble ou s’appelaient au téléphone, comme l’auraient fait une mère et sa fille, en toute simplicité. En constatant qu’une étrangère avait désormais acquis le statut d’invitée de marque, la jalousie me broyait le cœur. Elle était traitée avec toute la déférence que l’on devait aux gens importants, une catégorie à laquelle je ne semblais plus appartenir.

Elle m’avait volé ma place, ni plus ni moins.

Ainsi, ma mère refaisait sa vie. Pendant que je me morfondais dans la solitude de ma chambre de bonne au foyer Sainte Geneviève, percluse de tristesse et de déception, maman renouait avec une certaine légèreté, délestée de ses poids encombrants. J’avais le sentiment d’être un jouet cassé dont on ne voulait plus et qui avait été remplacé par une nouveauté plus intéressante. J’étais en SAV, mais je réalisai que personne n’allait venir me chercher après réparation, si réparation il y avait. Et vu l’état dans lequel je me trouvais, j’en doutais grandement.

Je suis rentrée au foyer l’âme en peine, pleurant tout au long du parcours de retour, cette mère qui ne m’aimerait jamais pour celle que j’étais vraiment, préférant la compagnie des enfants des autres. Je n’avais moi-même aucune mère de substitution pour me consoler de mes déboires. Quand j’ai refermé la porte de ma chambre, il n’y avait que la nourriture pour m’apporter de l’affection.

Alors, j’ai mangé, mangé, et mangé encore, jusqu’à étouffer la douleur qui me poignardait le cœur.

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