Chapitre 23 : Première T.S.

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L’année de ma première au lycée s’est terminée de manière mitigée. Je venais enfin de démarrer une relation avec un mec génial, mais je souffrais toujours de troubles du comportement alimentaire, et malheureusement pour moi, le foyer de jeunes filles allait fermer ses portes durant l’été. Je devais retourner vivre chez ma mère.

Malgré un été lumineux, je sombrais inexorablement. Je tentais par tous les moyens de mener de front mes épreuves de français entre deux crises de boulimie, tout en m’investissant peu à peu dans une histoire d’amour. Malgré l’arrivée de Nicolas dans ma vie, mon mal-être profond ne se dissipait pas. Pire, j’avais parfois le sentiment qu’il augmentait. En dépit de mon suivi thérapeutique régulier, je restais très fragile émotionnellement, beaucoup plus que ne le laissait paraître mon visage au sourire de façade. Plus j’avançais dans la vie, plus l’avenir me terrorisait.

Après mon oral de français, lors de mon une ultime séance avec ma psy, je lui confiai combien la période était sensible. Nous venions de dépasser la date anniversaire de la mort de mon frère et la douleur demeurais vive. Si vive que je me sentais submergée par la tristesse.

Je réalisais de plus en plus ce que signifiait sa disparition et percevais dans mon quotidien et mon avenir lointain tout ce que celle-ci engendrerait. Je comprenais qu’il ne serait plus jamais là pour partager les moments heureux à mes côtés, qu’il ne connaîtrait jamais mes enfants, qu’il ne serait pas présent à mon mariage. Tout un pan de ma vie s’était écroulé et rien ne pouvait le reconstruire. Il y avait un trou béant, en moi, que toute la nourriture que j’ingurgitais ou l’affection qu’un petit ami m’offrait ne pouvait colmater. Rien ne pouvait me le rendre, rien ne pouvait me soulager. Il était mort et une partie de moi l’était avec lui. Voilà à peu près le discours que j’ai tenu à ma thérapeute avant de sortir du cabinet, éblouie par un soleil resplendissant.

À mon retour au domicile maternel, seule face à moi-même, je me sentais perdue. Je me suis allongée sur mon lit, la photo encadrée de Mickaël posée sur la poitrine. Je venais d’avaler d’une seule traite les trois quarts d’une boîte de Lexomil appartenant à ma mère, trouvée dans le meuble de la salle de bain. Je me souviens avec exactitude de ce sentiment de paix que j’ai expérimenté pour la première fois depuis des mois, des années, lorsque j’ai posé la tête sur l’oreiller et fermé mes yeux larmoyants sur mon visage souriant.

J’allais enfin le retrouver.

***

Le réveil a été brutal.

Ma mère m’avait trouvée gisante après sa journée de travail. Me croyant d’abord endormie, elle avait découvert le portrait de mon frère encore posé sur moi et la boîte d’anxiolytiques vide à proximité. Elle avait appelé les secours. Les pompiers étaient venus me chercher, me sortant de la maison sur un brancard, sous les regards attristés des voisins du quartier, ainsi que ma mère me l’avait raconté. Je n’ai repris connaissance que plusieurs heures après mon arrivée au CHU.

Dans mon premier souvenir de cet épisode, je me revois en train d’essayer d’aller aux toilettes, aidée d’une personne, que je devine être maman. Comme je ne tiens presque plus sur mes jambes (le Lexomil, ça défonce grave) je tombe avachie sur le sol, la tête dans la cuvette, et je commence à dégobiller un truc vert et gluant. Ma mère me tient les cheveux, sous le regard sévère d’une infirmière qui déclare :

— Bon, elle ne tombera pas plus bas. Laissez-la vomir les médocs. Ça évitera de lui faire un lavage d’estomac.

À l’image de cette femme, à l’hôpital, on ne me ménageait pas.

Je comprenais que le personnel du CHU était très remonté contre moi. On me reprochait d’avoir attenté à mes jours, et ce à dix-sept ans, une folie ! On me répétait que j’avais la vie devant moi et que je devais me battre. Furieuse, une aide-soignante m’a aidée brusquement à m’asseoir sur une chaise pour manger. Mais je ne pouvais même pas tenir une cuillère, je n’avais plus aucune force dans les membres. Je soutenais difficilement ma tête. Je ressemblais un mollusque apathique au corps désarticulé. Débordée, l’aide-soignante m’a abandonnée devant mon repas.

Seule dans la chambre, j’ai tenté de me servir un verre d’eau. Mal m’en a pris. Le pichet, trop lourd pour mon bras engourdi, m’a échappé des mains et est allé s’éclater au sol. En représailles, j’ai reçu une volée de bois vert. On m’engueulait comme une enfant de cinq ans. Je demandais à ce qu’on arrête de me crier dessus mais on continuait à me morigéner.

Un prêtre est venu me rendre visite. Simon, mon meilleur ami, arrivé un peu plus tôt pour me regarder comater à cause de tous les tranquillisants que j’avais encore dans le sang, s’est redressé sur son séant, effrayé. Connaissant mon désamour pour la religion, il a commencé à redouter l’accueil que j’allais réserver à l’homme de Dieu. Mais je suis restée calme, impassible, complètement assommée, écoutant son sermon dont je ne me rappelle pas une phrase.

Nicolas est arrivé à son tour. Désespérée, je l’ai suppliée de me ramener avec lui pour me soustraire à mes tortionnaires, surnom dont j’avais affublé le personnel de santé. Je le revois rire et me promettre qu’il allait revenir le lendemain.

Il a tenu parole. Avec l’aide de ma mère, et sur ma demande expresse à me faire sortir des lieux, ils ont organisé mon échappée burlesque. Comme je ne tenais presque plus sur mes jambes, ils se sont mis chacun d’un côté pour m’agripper sous les aisselles et m’aider à rester droite pour traverser les couloirs. Encore défoncée aux cachetons, j’avais du mal à mettre un pied devant l’autre. Mais Nicolas, grand et costaud, avec son mètre quatre-vingts pour soixante-quinze kilos, n’avait pas trop de difficultés à porter la plume que j’étais devenue. Ensemble, ma mère et lui m’ont permis de m’évader de cet « enfer ». J’entends encore cette dernière me souffler à l’oreille :

— Tiens ta tête droite, avance, on te regarde. Si tu continues comme ça, ils ne te laisseront jamais partir !

En atteignant enfin le perron de l’établissement, j’ai été éblouie par la puissance de l’astre diurne, très haut dans le ciel d’été. Cette luminosité presque insoutenable me déchirait les yeux mais la caresse du soleil me faisait du bien. Malgré la gêne, j’accueillais cette présence bienfaisante comme un symbole d’espoir. En comparaison du sombre intérieur que je venais de quitter, la fameuse lumière au bout du tunnel me tendait les bras. Sauf que cette fois-ci, ce n’était pas la mort qui me délivrait, mais la vie. Cette vie que je refusais de prendre à bras-le-corps mais qui, pourtant, n’attendait que moi. Quand j’ai demandé combien de temps avait duré mon hospitalisation, ma mère a ronchonné que cela faisait déjà quatre jours qu’il faisait un temps rayonnant.

Arrivée à la maison, je me suis écroulée sur le canapé comme une masse. Mon élocution était encore incompréhensible. Je faisais du yaourt, mâchant davantage mes mots que je ne les prononçais. Je marmonnais des injonctions, demandant à ce qu’on m’aide à aller aux toilettes, ou que l’on m’apporte un verre d’eau. Quand le téléphone a sonné, j’ai réclamé qu’on cesse de faire sonner la cloche de l’église qui me vrillait les tympans. C’était pathétiquement risible.

Ma première tentative de suicide ne semblait pas alerter mon entourage. Pourtant, quelques jours auparavant, je m’étais sentie si mal, si vide, si triste, qu’il était étonnant que personne ne s’en alarmât. S’ils le faisaient, ils ne me le montraient pas. À cause de mon état amorphe, je faisais beaucoup rire, moi y compris. C’était une de mes capacités : tomber et me relever. Mes proches ne prenaient pas vraiment ma détresse au sérieux car j’avais une énergie solaire, communicative, qui rayonnait encore suffisamment pour ne pas inquiéter.

Heureusement ou malheureusement pour moi, cette lumière n’allait pas s’éteindre tout de suite, leur donnant la conviction que tout allait bien se passer, que j’allais rebondir et me sortir de ce mauvais pas. Mais j’étais boulimique depuis un an déjà et ma souffrance ne disparaissais pas. Mon côté boute-en-train masquait le profond désespoir qui m’accablait au quotidien.

Personne ne voyait combien j’étais en train de me déliter.

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