Chapitre 24 : La première fois

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Souvent, dans les histoires où la femme « se vend », qu’elle loue son corps dans la prostitution, s’affiche sur des photos sexy ou fasse du X, il y a dans son passé, ce ou ces moments où elle a été violée ou agressée sexuellement. C’est une sorte de point de départ, de cassure, de tournant. Cela n’a pas été mon cas. Pour ma part, j’ai surtout baigné dans une ambiance nauséabonde où l’image du sexe était associée à la déviance, à la dépravation, et où le bel amour charnel n’existait pas.

Après le procès que ma mère a perdu contre mon père, dans lequel elle l’accusait d’avoir eu des gestes équivoques à mon encontre, elle m’a donné à lire le compte rendu du jugement, pour me prouver combien j’avais menti. Je savais lire, donc je devais avoir huit ou neuf ans. Sauf que le texte n’évoquait pas que ma situation, mais l’ensemble des griefs qu’elle avait contre lui. Les mots étaient écrits noir sur blanc : ma mère avait régulièrement été violée par mon père. Tout y était si bien expliqué que les images défilaient dans ma tête comme un film à la télé.

Un géniteur violent et violeur, un oncle nu dans le lit, un frère dont il aurait presque fallu se méfier, des amants qui trompaient leur femme et rompaient leur serment d’amour pour des histoires de cul... ça démarrait fort. Au fil des années, ces mots et ces images liés à la sexualité, ceux-là même qui me conditionnaient, me formataient et nourrissaient mon imaginaire et chacune de mes cellules, regorgeaient de perversion.

À dix-sept ans, j’étais salie par la boulimie, dont j’avais honte, mais surtout par ce passé qui me hantait, m’avilissait, m’imprégnait d’une odeur pestilentielle qui me collait à la peau. Pour autant, j’étais encore physiquement « intacte ». D’ailleurs, fait exceptionnel que l’on ne retrouve que dans certaines communautés, une gynécologue avait déjà attesté de ma virginité. En effet, enfant, j’avais subi un examen traumatisant, lorsque mon père, alors accusé à tort par ma mère d’attouchements sur moi, avait voulu se défendre.

Très honnêtement, je comprends sa réaction, étant donné la puanteur des accusations qui pesaient sur lui, mais j’aurais préféré qu’il s’abstienne. Ainsi, je devais avoir environ sept ans lorsque qu’il m’a emmenée en consultation dans le dos de ma mère. Je devais poser mes fesses nue pour la première fois sur une table froide de gynéco, puis écarter mes toutes petites jambes dans les étriers. Je m’en souviens très bien, parce que, bien évidemment, cela était très inconfortable. Pourtant, mon père ne se trouvait pas dans la pièce avec moi. Je me rappelle parfaitement sa réaction lorsque la femme lui a proposé de s’asseoir dans le cabinet et d’assister à son expertise. Il était choqué. Il a refusé tout net, horrifié à cette idée, et l’a prévenue qu’il patienterait dans la salle d’attente.

Le joli petit certificat de conformité attestait que j’étais encore vierge, ce qui prouvait, en théorie, que je n’avais jamais été violée. Mais malgré cet authentique et indéniable « symbole de pureté », le papier ne montrait pas malheureusement combien j’avais été souillée. Souillée par les grands, leurs idées lubriques, leurs mensonges éhontés, leur folie destructrice, leurs peurs irrationnelles, leurs envies de vengeance et leur refus de se faire soigner. Ils m’avaient rendue sale.

Jusqu’à ma rencontre avec Nicolas, je n’ai eu que très peu de contacts physiques avec la gent masculine. Il y a eu ce flirt en colonie de vacances, en Espagne, l’été de mes seize ans, où j’aurais pu me faire dépuceler sur un capot de voiture si je l’avais souhaité. Malgré les encouragements de certaines copines dont je partageais la tente, et le fait que Rafa était le sosie de Léonardo DiCaprio, j’ai préféré m’abstenir. Nous étions en 1998, six mois après la vague Titanic. Imaginez un peu la fierté que j’ai ressentie d’avoir pris dans mes filets la bombe du camping municipal où nous avions élu domicile. Pour autant, je n’étais pas prête à faire le grand saut et lorsque j’ai exprimé mon refus, le bel hidalgo a respecté ma décision sans sourciller. Nous nous sommes contentés de baisers torrides avec la langue et de chastes caresses sur les vêtements.

Avant cela, il y a eu deux garçons de mon école, l’un en quatrième, Kévin, l’autre en troisième, Florian, avec lesquels je me suis éveillée peu à peu à la sensualité. Ils n’avaient eux-mêmes pas franchi le cap et m’ont accompagnée avec patience, douceur et respect, lors de mes premiers émois. Émois durant lesquels nous sommes également restés habillés, avec pour unique discours de leur part : « pas de stress, je peux attendre ».

J’en profite aujourd’hui pour saluer bien bas ces adolescents dont j’ai croisé la route et qui ont été très respectueux envers moi. Jamais aucun ne m’a forcée à faire quoi que ce soit. À aucun moment, je n’ai ressenti de pression de leur part et aucune situation, aussi excitante soit-elle, ne les avait rendu hors de contrôle. Même enfermés dans ma chambre ou dans la leur, à l’abri des regards, ils avançaient à mon rythme, attendant les consignes, n’allant que là où j’avais envie d’aller. Je n’ai jamais été précipitée à faire quoi que ce soit, ni entraînée au-delà de mes limites, ou incitée à quelque chose que j’aurais pu regretter par la suite. Quand je disais « non », mon « non » était entendu.

Je n’avais donc jamais été touchée nue, ni n’avais touché un mec nu en retour, avant ma romance avec Nicolas. Ce dernier ne dérogeait pas à la règle. Vierge, il n’avait pas l’air intéressé pour deux sous par les ébats sexuels. En tout cas, il ne me le faisait jamais sentir. Je pouvais prendre tranquillement mon temps avec lui.

Malheureusement pour lui, il tenait entre ses bras une jeune fille très abîmée, même si cela ne se voyait pas. J’étais jolie, fraîche, rigolote, pétillante et intelligente mais j’étais surtout au trente-sixième dessous. Notre rencontre correspondait à un tournant dans ma vie, cette période où, suivie par une thérapeute, je commençais à prendre conscience de tout le mal que j’avais subi. J’étais de nature très angoissée et extrêmement mal dans ma peau. Je m’infligeais des vomissements quotidiens, mettant mon corps dans une grande souffrance physique. Je n’étais d’aucune propension à lui faire du bien. Et le sexe m’attirait autant qu’il me faisait peur. Jusque-là, on me l’avait présenté, au pire comme une souffrance que l’on devait endurer, au mieux, comme un acte délictueux dont il fallait avoir honte. Ma mère m’avait d’ailleurs mise en garde lorsque pour la toute première fois, alors âgée de quatorze ans, je lui avais parlé de mon béguin pour Nicolas.

En tout premier lieu, elle avait décrété que j’étais trop jeune. Ensuite, elle m’avait suggérée d’oublier cette folie, d’autant que Nicolas était de deux ans plus âgé que moi, ce qui n’était vraiment pas une bonne idée. Je ne savais pas ce qu’elle avait derrière la tête mais j’avais perçu que je devais m’en méfier. Cela m’avait donné le sentiment d’aller dans un piège ou à l’abattoir.

Cependant, trois années s’étaient écoulées depuis et j’arrivais à ce moment où le corps dicte ses lois. De plus, depuis mon coup de foudre pour lui, j’avais décrété que Nicolas serait le premier. Quelques jours avant ma tentative de suicide ratée, un mois après le début de notre histoire, nous avions essayé de faire l’amour. Comme nous étions aussi peu dégourdis l’un que l’autre, la scène avait viré au fiasco. À peine avait-il essayé de me pénétrer que je l’avais sommé d’arrêter. Il n’avait pas insisté. Je crois que cela ne lui serait même jamais venu à l’idée de persévérer, alors je n’avais pas eu à culpabiliser d’avoir « merdé ». Il se montrait toujours respectueux et tendre, doux et câlin. Il avait beau être un prototype du « mec de quartier », un footeux souvent en jogging et baskets, il n’en avait pas la mentalité et avait été très bien élevé. À cause de la douleur, nous nous étions donc abstenus cette nuit-là.

Après ma sortie de l’hôpital, il est venu à la maison me surveiller comme le lait sur le feu toute la journée. Le soir arrivant, il m’a aidée à me mettre au lit. Je dormais ou somnolais tout le temps depuis quatre jours, mais il me reste quelques bribes de cette journée confuse. Je me souviens que lorsqu’il m’a quittée pour rejoindre ses potes, je lui ai déclaré :

— Reviens après, on le fait.

Il a éclaté de rire, comme à son habitude, probablement persuadé que je dormirais profondément d’ici-là, vu l’état apathique dans lequel j’étais plongée. J’ai insisté et lui ai fait promettre de revenir me voir. Il a tenu parole.

Je ne me rappelle pas comment s’est déroulée la scène mais je sais que j’étais consentante. J’étais abrutie de médicaments mais je suis certaine qu’il ne réalisait pas que j’étais à demi-inconsciente. Je devais parler de plus en plus clairement au fil des heures car on m’avait notifié que j’étais une vraie force de la nature et que je récupérais vite. La démarche venait de moi. Je le lui avais demandé, supplié serait peut-être un peu fort, encore qu’avec moi, tout était possible.

Une seule image me revient de cette première fois. Je le revois sur moi, se relevant pour retirer le préservatif et le jeter. Il y a du sang sur le drap entre mes jambes. Je suis très contente de constater que nous avons réussi et que je n’ai absolument rien senti comme douleurs. Pour moi, c’était une victoire, du coup, pour lui aussi. Il a souri, heureux de sa performance qui, ce jour-là, consistait seulement à ne pas me blesser. Finalement, cette étape cruciale, pas toujours très agréable selon les ouï-dire, s’est bien déroulée.

Le lendemain, alors que j’étais chez lui, dans la chambre qu’il occupait chez ses parents, nous avons recommencer. J’ai saigné à nouveau durant ce rapport. La plaie de la déchirure de l’hymen n’était pas encore cicatrisée. Un bout de nos échanges de cette deuxième nuit me reste en mémoire. Nous étions allongés sur les draps tachés, encore enlacés. Blottie dans ses bras, la tête dans le creux de son épaule, je lui ai confié être au bout du rouleau et ne plus avoir la force de me relever. Il a resserré son étreinte et a murmuré :

— C’est pas grave, j’aurais la force pour nous deux.

Et ça aussi, c’était une première fois pour moi.

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