Chapitre 28 : La compte à rebours

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Après cette escapade qui me valut quelques froncements de sourcils de la part de tout le corps médical, j’ai réintégré ma chambre dans l’unité d’addiction, la tête basse et l’âme en peine. J’avais une nouvelle fois échoué. Ces derniers temps, je n’avais fait que cela. J’avais échoué dans ma scolarité, dans mon programme de guérison, dans l’espoir d’une amélioration de mes relations avec ma mère, qui n’accepterait jamais de reconnaître ses torts, ni moi de les lui pardonner. Qu’importait le domaine, et malgré toutes les ressources que l’on me disait avoir, je ruinais tout ce que j’entreprenais.

J’étais une looseuse.

Je savais que mon séjour en hôpital psychiatrique ne servirait à rien, car mon sevrage avait merdé. J’avais recommencé les crises de boulimie en cachette. Voyant qu’il était inutile de prolonger ce cirque, j’avais exigé de sortir à la fin de mes cinq semaines de contrat initial, sans renouvellement. Nous étions début mars, quelques jours avant l’arrivée du printemps. Lorsque l’on évoquait ma sortie prochaine, on a abordé mon retour à l’école, pas dans l’objectif d’y passer le bac, mais pour me resociabiliser. J’ai accepté cette alternative. En revanche, je ne voulais pas retourner vivre chez ma mère. Encore mineure, je ne pouvais pas faire une demande pour un logement HLM. À ce stade, devenir indépendante était pourtant la seule chose dont je rêvais. Il me restait deux mois avant d’atteindre ma majorité. Je devais encore prendre mon mal en patience avant d’être capable de voler de mes propres ailes mais, déjà, dans un coin de ma tête, le compte à rebours était lancé.

Les parents de Nicolas, persuadés que je pouvais encore être sauvée, me proposèrent d’élire domicile chez eux, jusqu’à ce que je puisse prendre mon appartement. Je me souviens encore des paroles réconfortantes de son père, lorsqu’encore à l’hôpital, je l’entendis me dire au téléphone :

— Tu es la bienvenue ma chérie, tu es comme une fille pour nous.

Ils ont été des anges avec moi. D’une gentillesse et d’une écoute sans faille. Mais j’étais complètement déséquilibrée. Je ne savais pas aimer, ni être aimée en retour. Je ne pouvais pas leur rendre ce qu’ils m’offraient si généreusement. Jusqu’à présent, ils avaient tout fait pour m’accueillir dans leur famille avec bienveillance. Je n’aurais pas pu espérer de meilleurs beaux-parents et je leur suis réellement reconnaissante pour la bouffée d’oxygène qu’ils m’ont offerte durant cette période-là. J’aurais aimé leur rendre la pareille, mais au fil des derniers mois écoulés, j’étais devenue ingérable.

Malgré une cohabitation avec ces gens magnifiques, mon comportement est devenu insupportable. Rapidement, je me suis soustraite à mes engagements. Je possédais un scooter qui me permettait d’être autonome, alors plutôt que d’aller à l’école, comme convenu, j’allais me réfugier chez ma mère, en son absence, pour manger et vomir, avant de repartir en fin de journée chez mon petit ami. Je devais aussi honorer des séances en hôpital de jour, trois fois par semaine, pour ne pas casser le rythme des soins thérapeutiques que j’avais déjà mis en place. Mais je n’y allais pas régulièrement, manquant de plus en plus de journées encadrées et destinées à mon mieux-être, au profit d’une plongée plus profonde dans l’addiction. La seule chose qui m’importait se résumait à manger, vomir et dormir. Alors je mentais. Ma belle-mère, qui était une crème, mais pas aveugle, ni stupide, s’en est rendue compte et a essayé de m’aider.

Malgré ses efforts pour m’encourager à garder le cap, je dégringolais un peu plus chaque jour. Je mangeais parfois en cachette dans leur cuisine, une fois tout le monde endormi, me faisant vomir au milieu de la nuit. Je sortais de plus en plus souvent à l’extérieur sans raison, fuyant le seul foyer qui était vraiment accueillant envers moi. Mais, comme avec ma mère, j’avais l’impression de déranger. J’avais le sentiment qu’où que j’aille, j’étais un poids. Ils ne m’ont jamais rien dit de tel, à peine ont-ils essayé de me recadrer pour mon bien. Ils ne le faisaient que par inquiétude et non pour me rabaisser.

Durant les journées où je disparaissais, sous couvert d’école ou d’hôpital, je traînais à droite et à gauche. J’ai été contactée par d’anciennes connaissances qui avaient appris mon séjour chez les fous et m’avaient sollicitée à la sortie de mon hospitalisation. C’est ainsi que j’ai renoué avec Jules, celui qui, avant Nicolas, avait été le tout premier garçon à faire battre mon cœur. À cette époque-là, je n’avais que treize ans et un frangin sur les dents et sur mon dos, prêt à me faire la peau s’il me voyait traîner avec un mec. Après quelques tentatives d’approche, Jules avait abandonné. Je ne l’avais pas retenu, malgré le béguin très fort que j’avais eu pour lui. Je me sentais trop jeune, encore effrayée par ce genre de rapprochement. Je l’avais oublié, hypnotisée par mon coup de foudre pour Nicolas, à quatorze ans, qui avait balayé tous les autres prétendants.

Aussi quand Jules est réapparu dans ma vie, je me suis laissée prendre au jeu de la séduction qui avait cet arrière-goût de reviens-y. Cinq ans après notre amourette, là où je m’étais sentie intimidée par un type de deux ans mon ainé, les rôles s’étaient entre temps inversés. Car malgré ses dix-neuf ans, Jules était encore puceau. Je n’avais qu’une toute petite expérience en la matière, mais je me sentais très puissante. Je ne l’aimais pas, mais je voulais le dépuceler. L’idée me plaisait beaucoup. Cela me donnait l’impression d’avoir à tout jamais une place importante dans sa vie, celle d’avoir été la première.

Jules arrivait au moment où mon histoire avec Nicolas sentait le sapin. Comme je l’ai dit, Nicolas était très gentil, et dans ma vision déformée de ce que devait être un homme, c’en était presque un défaut. Pas une once de méchanceté ne l’habitait, or, je n’avais comme références masculines que des hommes brutaux et fouteurs de merde, tout son opposé. Je ne m’y retrouvais pas. Tout cela était bien sûr inconscient et je ne peux l’analyser qu’aujourd’hui, mais je recherchais mon frère et mon père dans un mec qui ne pourrait jamais leur ressembler.

Je vivais encore chez les parents de Nicolas, mais la morale ne semblait pas m’arrêter. Je suis partie un soir, prétextant une virée entre copines, pour foncer tête baissée dans la fange. J’ai trompé Nicolas, dépucelant Jules par la même occasion, avant de m’endormir dans ses bras, le cœur plein de culpabilité. Il m’a déposée au petit matin à l’endroit où j’avais garé mon scooter. Je ne voulais pas rentrer, de peur de croiser Nicolas ou ses parents au réveil, trop honteuse de ce que j’avais fait, alors j’ai décidé de me réfugier dans le premier Mac Do’ ouvert en attendant que la voie soit libre. J’y pris un petit déjeuner gargantuesque avant de me faire vomir dans les toilettes douteuses. La tête dans la cuvette, à dégobiller des pancakes mélangés à du milkshake, je savais que j’avais touché le fond.

Une fois tout le monde parti au travail, je suis rentrée au bercail pour m’effondrer sur le lit de la chambre d’amis, dans lequel j’ai dormi toute la journée. Ma belle-mère a deviné que j’étais revenue à cause de la présence de mon scooter dans le garage. À dix-huit heures, inquiète, elle est venue me réveiller. Je pense qu’elle a eu peur, à un moment, que je me sois encore foutue en l’air.

Mais non, j’étais juste une épave, groggy de lassitude de m’apercevoir que j’étais devenue comme ma mère, une traînée.

J’ai avoué mon méfait à Nicolas. Il a réagi avec sa façon bien à lui de gérer les choses : avec le sourire. À quoi bon s’énerver ? Il savait que notre histoire, en bout de course, arrivait à son terme. Je n’avais pas ménagé mes efforts pour tout bousiller. Avec lui, il n’y avait pas de violence verbale ou physique quand les choses dégénéraient, comme je l’avais connue avec les deux seuls hommes de ma vie. Nicolas était un agneau et j’avais grandi avec des loups, dont je ne cessais de rechercher la trace. Avec toute sa douceur, à cette époque, il n’aurait jamais pu me garder.

Cet épisode s’est déroulé quelques jours avant mes dix-huit ans. Une fois ma majorité célébrée, j’ai rempli une demande de logement HLM, que j’ai obtenu très rapidement. J’ai quitté le domicile de mes beaux-parents, et Nicolas, officiellement.

Je regrette de l’avoir planté ainsi, après tous les efforts qu’il avait faits pour moi, mais je suis heureuse aujourd’hui de ne pas l’avoir entrainé avec moi dans ma chute. Il méritait une fille bien, mieux que je ne l’étais à l’époque. J’étais en souffrance et je n’avais rien à lui apporter d’autres que des problèmes et des déceptions. Cela m’aurait fait mal d’abîmer davantage la relation que nous avions entretenue et de le blesser involontairement. Je savais que j’avais déçu ses parents, même s’ils ne m’ont jamais rien reproché, car leur bienveillance à mon égard n’a jamais faibli. Nous nous sommes séparés en bons termes, sans aucune animosité et j’aurai toujours beaucoup de tendresse pour ces personnes qui m’ont secourue à un moment très critique de ma vie. Il me semble qu’ils avaient compris que je devais me reconstruire avant de devenir vivable, que j’étais trop borderline pour suivre le chemin qu’ils avaient espéré pour leur fils. Ils ont accepté leur impuissance et m’ont regardée partir avec élégance.

Je n’avais plus qu’une obsession : être indépendante et faire ce que je voulais. Et je voulais plus que tout être seule, vivre seule, et ne plus jamais avoir de comptes à rendre à personne. Je ne voulais plus croiser de regards me jugeant sous mon toit, se désespérant de mes comportements anormaux. Pour ce faire, il me fallait de l’argent. Voilà pourquoi j’ai entrepris d’éplucher les petites annonces au début de l’été. Deux, en particulier, ont retenu mon attention : celle où l’on recherchait des modèles photos, pour de la lingerie et du nu artistique, et celle qui évoquait de manière très énigmatique un job d’hôtesse dans un bar.

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