Chapitre 38 : L’ange gardien

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Malgré le peu de perspectives qui s’ouvraient à moi dans le monde de l’édition, j’écrivais avec le secret espoir d’en faire mon métier. Je constatais combien les mots coulaient de source, ce qui me confirmait ce que je pensais déjà, à savoir que je possédais de véritables dispositions littéraires. Mais c’était bien au-delà. J’y prenais un plaisir indescriptible. Quand je commençais à poser mes mots sur le papier ou sur l’écran d’un ordinateur, je me sentais littéralement vibrer. Alors, à l’instar de ces personnages ambitieux, fictifs ou réels, que j’avais découvert au cinéma ou dans les livres, et qui croyaient en leur rêve, je me suis autorisée à imaginer que je pouvais réaliser le mien et vivre de ma plume.

Rédigé avec les tripes, mon récit me faisait autant de bien qu’il me remuât. J’y racontais mon frère, l’ange gardien, le protecteur, celui qui m’avait toujours défendue. Je voulais rendre hommage à celui qui avait pris les coups que je n’avais pas reçus. Malgré son trépas, j’y pensais quotidiennement, entre douleur et regret. Heureusement, son esprit m’accompagnait constamment et j’avais le sentiment que même invisible, il demeurait à côté de moi. Quand j’entendais une chanson de Bob Marley à la radio, notamment celle que l’on avait diffusée à ses funérailles, je sentais fortement sa présence. J’avais l’impression qu’il m’envoyait des signes par-delà la mort. Il me manquait tant que je recherchais toute sorte de façon de me raccrocher à lui. Écrire à son sujet me permettait de continuer à le faire vivre à côté de moi.

J’en parlais souvent avec Manu, que j’avais rencontré quelques mois auparavant à la radio. Depuis notre collaboration dans le journal de communication interne, malgré nos dix ans d’écart, nous étions devenus inséparables. Après une journée à l’abri de la chaleur, dans mon appartement, je l’ai rejoint en centre-ville, comme souvent, pour savourer la fraîcheur toute relative s’immisçant enfin à la tombée de la nuit.

Lui aussi avait perdu un être cher, son meilleur ami, son pote d’enfance, son compagnon d’armes pour les conneries. Ensemble, nous en discutions tout en sirotant nos boissons glacées, confortablement installés en terrasse. Nous refaisions le monde en regardant les passants, et souvent, nous finissions par parler de nos absents, remplis de nostalgie.

Le 29 juin approchait. Un soir, voyant la mélancolie qui me gagnait plus que de coutume, Manu m’a interrogée sur mon changement d’humeur. Je lui expliquai que ce que cette date symbolisait pour moi. Empathique, il comprenait que l’anniversaire de la mort de mon frère réveillait mes vieux démons.

En partageant mes états d’âmes avec Manu, l’émotion m’a gagnée. L’avenir me terrorisait. Si jusqu’à présent, malgré les épreuves que j’avais eu à affronter, j’avais réussi à remonter à cheval à chaque fois, je lui confiais me lasser de cette vie qui ne me faisait pas de cadeaux. Je pleurais autant de chagrin que d’impuissance à ne pas comprendre pourquoi j’avais dû surmonter autant de difficultés. J’avais le sentiment que le sort s’était acharné sur moi, comme si j’avais été punie. Mais de quoi ? Quelle faute avais-je commise enfant pour être si durement réprimandée ?

Je détestais faire le Caliméro, mais je souffrais de me sentir exclue d’une existence qui semblait ne se montrer tendre qu’avec les autres. Alors que mes camarades de classe partaient vers de nouveaux horizons, je n’arrivais plus à me projeter, bloquée dans le passé, aux prises avec mes angoisses et entourée de fantômes.

Manu non plus n’avait pas été épargné mais le malheur, semblait-il, il avait appris à vivre avec et à s’en accommoder. Il ne savait pas quoi me répondre pour me consoler.

— J’aimerais comprendre, Manu, ai-je insisté, j’aimerais comprendre ce qui déconne chez moi pour que je ne puisse pas avancer comme les autres. Il doit bien y avoir une explication, quelque chose que je ne saisis pas.

— Je sais pas ma Caro, je sais pas. La vie est comme ça, injuste. Certains souffrent plus que d’autres. Il n’y a rien à comprendre.

Je ne pouvais me résoudre à cette fatalité.

— ­Nan, je ne le crois pas, ai-je poursuivi. Il doit y avoir une réponse quelque part. Je suis sûre qu’il y a une réponse quelque part. Je dois la trouver. J’en ai besoin pour donner un sens à tout ça.

La discussion a repris autour de nos chers disparus. Le souvenir de mon frère était si vivace en moi que j’en parlais plus souvent au présent qu’à l’imparfait.

— Je l’attends encore, tu sais.

Manu m’a serré la main. Je revoyais Mickaël de dos, passant la porte de la maison après dîner, ce fameux soir de juin 1996.

— C’est la dernière fois que je l’ai vu vivant.

Mon ami m’a souri, hochant la tête. J’entendais encore mon frère nous annoncer par-dessus son épaule : « Je reviens tout à l’heure ». Une partie de moi espérait toujours qu’il tienne la promesse que contenaient ses derniers mots. Je ne pouvais me résoudre à lui dire adieu.

Était-il vraiment parti ? C’était impossible.

Au contraire, je pouvais presque le visualiser m’accompagnant pas à pas, marchant à mes côtés depuis son monde invisible. Nous n’étions plus sur les mêmes plans, plus sur le même fuseau horaire et pourtant, je percevais sa force, ses encouragements. Je l’invoquais régulièrement pour lui demander de l’aide et me guider. C’était le rôle que je lui attribuais désormais. Il me portait, littéralement, présence impalpable mais bienveillante. Certes, son corps n’était plus avec nous, mais que dire de son âme ?

Depuis quelque temps, ces interrogations revenaient sans cesse. Je ne m’étais jamais intéressée à la spiritualité jusque-là, mais l’insurmontable absence de mon frère m’incitait à y réfléchir de plus près. Nous n’étions pas une famille pratiquante. Mon père avait été marié à une première femme à l’église et portait un signe religieux autour du cou (un Saint-Christophe ou une vierge Marie, je ne sais plus). Je l’avais senti réceptif à cet univers lorsque, tous les deux penchés au-dessus de la tombe de ses parents, il m’avait expliqué que sa mère, Marie-Madeleine, et son père, Joseph, avait donné naissance au petit Jésus, lui en l’occurrence.

Ma mère, en revanche, refroidie par la pratique moralisatrice de mes grands-parents, exécrait toute forme de contact avec la religion. Elle avait tourné le dos à tous les préceptes inculqués dans son enfance, jetant le bébé avec l’eau du bain. Nous avions été éduqués avec des valeurs morales mais sans les concepts originaux associés. À sa demande, mes parents ne s’étaient pas mariés, et mon frère et moi n’avions pas été baptisés.

Personnellement, j’étais tellement éloignée de la pratique cultuelle que je ne savais jamais dans quel sens démarrer le signe de croix à l’église.

À présent, cet univers mystique que je n’avais jamais assidûment fréquenté me manquait. J’étais admirative de cette foi dans laquelle certains avaient tout misé. J’avais envie de connaître cette extase, cette plénitude, que semblaient afficher bon nombre de mes contemporains. J’avais soif de comprendre, d’apprendre, voire même d’essayer.

J’ai donc commencé à lire des livres traitant cette connexion avec le divin. Toutes les nouvelles idées que je découvrais me plaisaient, m’attiraient, séduisantes sirènes qui chantaient une rassurante bonne parole. Moi qui avais l’impression d’être tombée dans les affres de la luxure ces derniers temps, je souhaitais revenir en odeur de sainteté. J’avais envie de laver mes péchés, de sentir le propre, de redevenir blanche comme une colombe. La religion me fascinait pour ces deux raisons : développer un lien avec l’autre monde, qui me rapprocherait de mon frère, et retrouver une sorte de pureté originelle, qui m’éloignerait de ces derniers mois de vie dissolue.

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