Chapitre 51 : Forces et faiblesses

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La foi était une des composantes essentielles dans la relation que j’entretenais avec mon prisonnier. Lors de nos doubles parloirs, qui duraient environ une heure et demie, nous passions beaucoup de temps à discuter de Dieu et à débattre spiritualité et idéologie. J’adorais ces échanges d’une grande richesse qui me nourrissaient profondément. C’était une des plus importantes sources de plaisir que j’avais à cette époque. À mes yeux, elle surpassait, et de loin, le second pilier de notre union, à savoir, notre intimité. D’autant qu’il était difficile de parler d’intimité dans un lieu aussi surveillé qu’une prison. Entre deux discussions où s’élevaient nos esprits, il y avait donc souvent un moment classé X où nos corps prenaient le relais. Le grand écart était osé mais ne nous faisait pas peur.

Sauf que le sexe en taule, ce n’était quand même pas l’idéal. On risquait toujours de se faire gauler et de faire sauter mon droit de visite. Il était pourtant de notoriété publique que les relations sexuelles existaient. Tout le monde pratiquait, plus ou moins discrètement, et les matons fermaient les yeux. Ni lui ni moi n’étions à l’aise avec l’idée de copuler comme des animaux à côté d’autres personnes, mais on le faisait régulièrement. Malgré la sensation désagréable que j’avais éprouvée lors de notre tout premier rapport raté, je continuais à lui accorder mes faveurs sans problème. Cependant, en dépit de notre attirance mutuelle, de notre désir commun, de ce que l’on éprouvait l’un pour l’autre, le passage à l’acte me donnait toujours l’impression d’être utilisée. Je ne lui partageais jamais mon ressenti, évidemment, de peur de le froisser. Mes sentiments pour mon détenu étaient tels qu’ils m’aveuglaient et m’ordonnaient d’agir selon son bon plaisir. Et si son bon plaisir était que je le fasse jouir, alors je le faisais.

J’étais persuadée qu’assouvir ses envies faisait partie intégrante de mon rôle à ses côtés. Que c’était la meilleure façon de conserver son intérêt, puis, plus tard, son amour. Il avait donc le champ libre et pouvait me demander ce qu’il voulait. Pourquoi se serait-il privé ? Il profitait juste de certains accommodements que je pouvais lui apporter. Par ailleurs, il n’abusait pas de ce droit que je lui octroyais. Ses envies n’étaient pas démesurées.

Au fil des semaines, la tendresse et l’affection prenaient le pas lors de nos échanges physiques, et les rapports devinrent moins fréquents. Nous nous contentions de préliminaires, moins visibles par ceux qui circulaient entre les box ouverts ou les cabines vitrées. Lorsque je m’adonnais à une fellation, je trouvais la situation humiliante mais je ne mouftais pas. J’agissais toujours avec consentement, avec l’espoir secret de gagner des points. Il ne me forçait pas. Avec la gent masculine, j’avais toujours procédé ainsi et ne comptais pas changer. Je suivais la même ligne de conduite que lors de mes premières histoires sentimentales : « mon corps contre ton attention ».

Ma joie de ne plus être célibataire balayait mes scrupules concernant mon métier. Mon secret était toujours bien gardé. J’occultais complètement cet aspect de ma vie, décidée à faire comme si cela n’existait pas. Quand j’arrivais à la prison, je l’abandonnais dans un des casiers avec mes effets personnels. Je possédais une certaine facilité à compartimenter les divers aspects de ma vie. J’avais ainsi l’impression d’être capable de contrôler mon environnement. Ce n’était bien sûr qu’une illusion, une de plus, mais je m’en accommodais. Et comme je gardais dans un coin de ma tête l’idée qu’il me considérait peut-être parfois comme un objet, je ne rechignais plus à lui mentir. J’avais fait le deuil de cette romance idéalisée dont nous parlions souvent avec Axelle.

J’étais une pute qui fréquentait un taulard. Personne n’était parfait, ça s’équilibrait.

Consciemment ou non, j’adhérais complètement à ce que l’on m’avait inculqué. Je devais me plier au desideratas des gens pour être aimée ou appréciée. Je ne savais pas dire non. Mon taulard, comme tous les autres mecs avant lui, ne faisait que recevoir ce que je lui offrais. Mais il n’était pas responsable de mon éducation. Je ne pouvais pas le lui reprocher et ne l’ai jamais fait. On m’avait formatée à donner, pas à accueillir. Je me pliais en quatre pour anticiper ou répondre à ses besoins. Les miens m’apparaissaient secondaires, peu voire pas importants. Malgré la fatigue, je faisais des heures de route pour venir le voir. En plus de mes propres corvées domestiques, je lui apportais un sac de linge propre et parfumé. Je travaillais pour lui envoyer des mandats. Même si je n’en avais pas envie, je le suçais ou écartais les cuisses pour ne pas le frustrer. J’avais été conditionnée à m’oublier.

En un sens, j’étais soumise à lui. Pourtant, j’avais du caractère. Nos discussions étaient parfois animées. Cependant, quand je sentais que j’allais trop loin, que je risquais de le perdre, je m’écrasais. Je me croyais féministe mais dans cette relation amoureuse, et dans les autres en général, je me transformais en paillasson. Je me dissolvais dans les attentes de l’autre, prise au piège de mes peurs.

Il y avait deux femmes en moi, celle qui menait les hommes à la baguette au bar, imposant ses règles et ses conditions, et celle qui s’écrasait quand elle tombait amoureuse. De puissante dans le travail, je devenais alors cette petite chose vulnérable. L’amour me rendait faible. Cette facette-là me déplaisait. Je ne retrouvais mon pouvoir que lorsque je franchissais les grilles de sortie du centre de détention. Et après chaque visite en prison, lorsque je retournais travailler, je le faisais avec un certain enthousiasme, parce qu’enfin, j’allais reprendre les commandes.

C’était tellement paradoxal que j’avais l’impression de me dédoubler. À l’opposé de cette fragilité vécue lorsque j’étais en couple, dans l’enceinte de mon lieu de travail, je me sentais invincible. Je devais régulièrement faire face aux michetons relous, malpolis, irrespectueux, agressifs ou beaucoup trop alcoolisés, et cela ne m’effrayait pas. Si je ne parvenais pas à les garder à distance, je faisais intervenir Axelle pour m’aider à m’en dépêtrer et le problème était réglé. Ma patronne avait beau être aussi fluette qu’une actrice de cinéma, quand elle élevait la voix, le calme revenait.

Comme nous avions d’excellentes relations aussi bien professionnelles qu’humaines, elle prenait toujours ma défense, ce qui agaçait prodigieusement les plus pénibles. Moi-même, je lui rendais la pareille en n’hésitant pas à venir à son secours. Un soir, son ex débarqua très éméché au bar et la menaça en l’insultant de tous les noms d’oiseaux. Sans réfléchir, je montai aussitôt au créneau pour la protéger. Aucun des hommes présents n’intervint parmi notre clientèle et je dus appeler les flics dans l’espoir de faire sortir l’animal teigneux.

Réponse de leur part :

— Madame, si vous ne voulez pas ce genre de problèmes, ne travaillez pas dans ce genre d’endroit.

Dans la bouche de cet homme, cela ne me surprit même pas. Pouvions-nous réellement compter sur le « sexe fort », nous qui passions notre temps à le manipuler ? Depuis que je travaillais au bar, les hommes m’apparaissaient plus faibles que jamais. Je commençais à me sentir plus puissante qu’eux, capable de gérer ce genre d’inconvénients sans leur aide. Comme nous étions toutes les quatre supérieures en nombre et solidaires, cette entraide nous protégeait des casse-pieds qui repartaient toujours perdants, la tête basse, la queue entre les jambes. Ici, c’est nous qui faisions la loi, pas ces messieurs. Cela me rappela cette réplique de Julia Roberts dans « Pretty Woman » : « Je dis qui, je dis quand, je dis combien ».

L’altercation avec l’ex de ma patronne se solda par son départ quelques minutes plus tard. Axelle, Mona et moi nous enorgueillîmes et nous félicitâmes les unes les autres de l’avoir dégagé sans trop de mal, fières de notre pouvoir de persuasion. Nous nous sentions comme des guerrières après un combat remporté.

Au sein de cette petite sororité qui nous unissait, je développais la croyance que les femmes pouvaient avoir le dessus sur les hommes. Mon genre ne faisait pas de moi un être inférieur... tant que mon cœur n’était pas dans les mains de quelqu’un d’autre. Finalement, il m’apparaissait de plus en plus clairement que c’était le fait d’aimer quelqu’un qui m’affaiblissait.

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