Chapitre 53 : Le début de la fin

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Peu après ma « promotion », la fille de ma patronne tomba enceinte et je dus à nouveau prendre le relais lorsque cette dernière se sentait malade ou fatiguée par son début de grossesse. Autant dire qu’il ne restait quasiment plus que moi pour bosser. En un sens, cela m’arrangeait bien. En effet, à l’approche du procès en appel de mon compagnon, augmenter mes heures de présence au bar diminuait mon temps disponible à ressasser ce qui m’attendait. J’évitais ainsi de me faire des nœuds au cerveau en imaginant les pires scenarios, une de mes spécialités.

Axelle, qui s’était prise d’affection pour mon histoire d’amour avec mon détenu, partageait mes inquiétudes et me soutenait. Malgré ma charge de travail, elle m’offrait une certaine souplesse dans mon emploi du temps pour me permettre d’assurer deux à trois parloirs par mois. Ces derniers avaient lieu à trois cents kilomètres de là, et l’aller-retour me prenait la journée. J’arrivais juste à l’heure pour enquiller sur mon service du soir. Si j’accusais un retard à cause de la circulation, elle ne m’en tenait pas rigueur. En parallèle, elle cherchait de nouvelles filles pour me seconder lors de mes futures absences. En effet, j’avais la ferme intention de me rendre à Rennes le plus souvent possible pour assister aux débats publics pendant les trois semaines d’assises. Si j’avais promis d’assurer les soirées, il fallait au moins trouver quelqu’un pour me remplacer la journée.

En attendant, n'ayant plus que moi pour gérer les bouteilles pendant qu'elle s'occupait du service au comptoir, elle me donnait carte blanche. Une sorte d’accord tacite continuait de perdurer entre nous. J’étais convaincue qu’elle savait de quoi j’étais capable là-haut, mais qu’elle me laissait le champ libre, voire qu'elle me facilitait la tâche. En effet, j’avais remarqué qu’elle n’entrait jamais à l’improviste dans un salon que j’occupais, ce qu’elle aurait été en droit de faire pour vérifier le respect de ses consignes. Elle avait également l’habitude de faire un bruit phénoménal avec ses santiags en grimpant les escaliers, comme pour me prévenir de son arrivée. À de nombreuses reprises, ses raclements de gorge servirent d’avertissement et me permirent de descendre de mon client à temps lorsque j’étais à cheval sur lui. Elle agissait ainsi notamment lorsqu’elle avait quelque chose à me dire et s’apprêtait à faire irruption. Faisant cela, je constatais qu’elle n’essayait pas de me prendre en flagrant délit dans une situation compromettante. Redoutait-elle d'avoir la confirmation de ses doutes ? Ou s’épargnait-elle seulement une scène malaisante de son employée en train de se faire pilonner, ou d’un client le sexe à l’air ? Je n’avais pas la réponse et nous n’en parlions jamais. D’ailleurs, à cette période, nous n’avions plus beaucoup le temps d’échanger tant nous étions débordées.

Nous terminions à deux heures du matin. Axelle devait alors tirer le rideau de fer sous peine de se voir verbaliser lors d’une ronde de policiers. Bien souvent, les clients voulaient continuer à s’amuser et elle les gardait encore un peu pour quelques verres supplémentaires. Pour ma part, après onze longues heures à me faire baver dessus et à jeter mes coupettes dans tous les pots de fleurs à ma disposition, je n’avais qu’une hâte : me barrer et rentrer chez moi me coucher. Elle ne me retenait jamais. Que ce soit pour mon salaire, mes commissions ou mes horaires, elle était super réglo avec moi. De nous deux, j’étais sûrement celle qui l’était le moins. Je commençais d’ailleurs à développer un certain goût du risque, mue par l’appât du gain...

Un soir, un habitué qui était connu pour être récalcitrant à offrir des bouteilles, m’en proposa une. Je voyais quel genre de client il était car il prenait souvent une bière chez nous, deux ou trois fois par semaine. Marié et père de famille, il avait le profil d’un homme gentil et sans problèmes. Un peu déprimé, certes, mais rien d’anormal. Cela s’expliquait par ailleurs par les nombreux déplacements professionnels qu’il devait effectuer dans notre ville, ce qui le contraignait à une trop grande solitude une fois sa journée de travail achevée. Surprise, j’acceptai néanmoins son offre inattendue de grimper à l’étage avec lui. Au salon, il devint plus tactile sans pour autant se montrer envahissant. Je le laissai me peloter, rassurée par le cocon sécurisant de notre alcôve aux lumières tamisées. Son attitude dénotait davantage un besoin de tendresse que de sexe pur.

— Ça te dit qu’on se retrouve après ton taf ? me suggéra-t-il, les yeux brillants.

Je réfléchis à vitesse grand V. Il était proche d’Axelle, et si cela venait à se savoir, je pourrais me faire virer. En même temps, comme il ne restait plus que moi, j’étais en quelque sorte intouchable. Je ne l’avais encore jamais fait en dehors du cadre du bar, mais j’avais envie de tester mes limites, de voir jusqu’où je pouvais aller. Il me proposa trois cents euros. Après un moment d’hésitation, je donnai mon accord, le ventre de plus en plus noué, mais curieuse de voir où cela allait nous mener.

Après la fermeture, une fois le rideau baissé, je pris la direction de ma voiture, garée à côté de celle d’Axelle. Elle fit le chemin avec moi, comme à chaque fois que nous finissions ensemble. Quand sa Golf noire quitta le parking, je pris congé de la mienne et revins sur mes pas. J’avais le plan et l’adresse du mec. Il m’attendait à un coin de rue. Ce n’était pas un logement de fonction, comme je me l’étais imaginée, mais un simple bureau. Un bureau de travail, dans lequel trônait un matelas deux places posé à même le sol. Il m’expliqua qu’il y dormait régulièrement. J’eus de la peine pour lui et compris les origines de son manque d’enthousiasme à rentrer chez lui à la fin de sa journée.

Il m’offrit un verre sans alcool et on discuta un peu. J’étais stressée. Je n’avais aucune idée de ce que je devais faire, ni ce qu’il attendait réellement de moi. Dans le bar, les choses étaient claires, carrées, bien organisées, avec un chrono, un prix et des attentes à satisfaire. Mais là ? Quel était mon rôle ? M’allonger sur le matelas à même le sol et faire l’amour avec lui ? Mais je ne pouvais pas ! Je ne faisais jamais l’amour avec mes clients. J’avais des relations sexuelles tarifées avec eux, ce qui était complètement différent.

On parla de tout et de rien sans aucun rapprochement. Une heure s’était écoulée depuis mon arrivée. Je regrettais clairement d’être là et voulais rentrer chez moi, mais la peur qu’il balance tout à ma patronne m’empêcha de le lui dire. À la place, je lui proposai de passer directement aux choses sérieuses et de me prendre sur un coin du bureau.

— Ce sera très excitant, mentis-je.

— Il y a un lit. Je ne t’ai pas proposé de venir ici pour baiser debout. Je préfère te faire l’amour en prenant mon temps.

Chouette, tout ce que je ne voulais pas. Étant donné qu’on n’avait fixé aucune durée au préalable pour cette rencontre, je craignis que cela se transforme en préliminaires interminables, en baisers langoureux et en étreintes passionnées. Grossière erreur de ma part. La panique me gagna et je ne voyais qu’une solution pour me sortir de ce bourbier.

— Écoute, je ne le sens pas. Le cadre est quand même un peu glauque. Je ne voyais pas les choses comme ça. Là, franchement, je ne suis plus du tout à l’aise.

— Je vois. Je ne te retiens pas, tu peux y aller.

J’opinai du chef, soulagée, le coeur battant. Il me tendit cinquante euros pour l’heure que je lui avais accordée. Mes mains tremblaient encore lorsque je les posai sur le volant de ma voiture. J’avais le sentiment de l’avoir échappée belle. Il aurait pu se montrer moins conciliant. En pleine nuit, enfermée chez un parfait inconnu, qu’est-ce qui m’avait pris ?

J’avais commis une erreur sur la forme mais je comprenais pourquoi j’avais accepté sur le fond. Il avait été grisant de pouvoir gérer seule cette rencontre, sans être sous la coupe de quelqu’un. J’avais possédé toutes les cartes en main pendant un bref instant.

« Je dis qui, je dis quand, je dis combien. » Je n’avais pas encore bien intégré la leçon de mon mentor. Mon côté Julia Roberts n’était pas encore assez affûté.

Quand je revis le client au bar la fois suivante, il me snoba propre et net. Cela m’indifféra. Il ne faisait aucun doute pour moi qu’il en avait touché deux mots à Axelle, avec laquelle il discutait pendant des heures en chuchotant. Qu’importe, je me sentais toute puissante depuis qu’elle m’avait choisie face à Mona. Avec la pénurie d’hôtesses, elle pouvait difficilement se passer de son seul élément.

Ce que je n’avais pas vu venir, en revanche, c’est qu’elle comptait rendre son tablier et céder le bail de l’établissement. J’appris que le bar allait fermer au 31 décembre.

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