Chapitre 54 : À la croisée de chemins

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La nouvelle me fit un choc. Après un an à vivre dans l’abondance financière, du jour au lendemain, j’allai me retrouver sans travail. Nous étions à l’automne. Il me restait deux mois et demi avant la date fatidique et mon retour à Pôle Emploi. Comme j’allais être licenciée, une aide me serait octroyée pendant quelques temps, mais qu’est-ce que sept cents euros quand on est habitué à toucher quatre fois plus ? Pour parfaire le tableau, le procès en appel de mon compagnon s’apprêtait à démarrer. Nous entrions tous dans une période d’incertitude quant à l’avenir.

Je vécus les trois semaines au tribunal de Rennes dans une sorte de tension permanente où l’espoir s’amenuisait quotidiennement. J’assistais à tous les débats auxquels mon détenu devait se présenter. Comme je finissais à deux heures du matin, je débarquais en fin de matinée avec un café dans chaque main et des allumettes sur les yeux. Les séances avec les experts étaient aussi longues que soporifiques. Je m’y ennuyais d’autant plus que je n’apprenais strictement rien, ayant eu à portée de main l’un des principaux accusés pour lui poser toutes les questions évoquées lors des audiences. Dès que mon partenaire était ramené en cellule, je quittais le palais de justice pour attaquer mon service du soir. Je disposais de tout le chemin du retour et des embouteillages pour me refaire le film de ses déclarations. Chaque jour, je revenais plus dépitée que la veille. J’en étais à présent convaincue, mon mec si charismatique avait peu de chance de respirer l’air frais à nouveau. L’ironie de la situation ne pouvait m’échapper. Non seulement, il n’y avait plus aucun risque que mon compagnon apprenne mon lourd secret en étant libéré, mais d’ici peu, je n’aurais même plus rien à cacher. Si je n’avais pas été insomniaque, j’aurais pu me réjouir de pouvoir désormais dormir tranquille.

Sans surprise, le verdict tomba très tard après des heures de délibération. Plusieurs accusés ayant fait appel, la salle était bondée. Nous étions encerclés par le personnel des forces de l’ordre, venu en renfort de la pénitentiaire. Il y avait presque autant de policiers que de civils. Dans une chaleur étouffante et un silence de mort, toutes les peines, modifiées ou identiques, furent énoncées les unes derrière les autres. La condamnation de dix-huit ans de mon détenu fut confirmée. Je savais désormais à quoi m’en tenir et lui aussi. Après des années à vivre avec l’espoir que l’injustice dont il se disait victime soit réparée, il semblait soudain parfaitement résigné. Il connaissait désormais sa prochaine et dernière destination. Finis pour lui les maisons d’arrêt et autres centres de détention qu’il avait écumé au fil des ans. Il allait à présent être expédié dans l’une des six maisons centrales de France pour poursuivre et terminer sa peine.

Entre nous, les choses s’accélérèrent. De petit ami, il devint mon fiancé. Il ne me demanda pas en mariage. Le romantisme ne faisait pas partie de ses traits de caractère. On en discuta simplement comme d’une option pour poursuivre notre relation. J’accueillis l’idée avec plaisir, d’autant qu’elle s’accordait très bien avec l’envie plus profonde que je cultivais depuis un certain temps : retrouver une vie « normale », plus simple et plus saine. Après la fermeture de l’établissement où j’exerçais, ce mariage tombait à point nommé.

Il était alors question d’union civile et religieuse mais lorsque je me renseignai auprès de l’avocate, elle me dissuada de franchir le pas. Elle m’expliqua la procédure mais m’avertit des conséquences à venir. Sans un contrat de mariage (qui se payait une certaine somme), j’allai avoir sur le dos les dettes de mon futur époux. Ce dernier n’avait pas écopé que d’une peine de prison phénoménale. Il devait aussi assumer des dommages et intérêts conséquents qui s’élevaient à quelques centaines de milliers d’euros. Nous décidâmes donc de n’envisager qu’un mariage religieux.

Une fois mariés, nous projetterions d’avoir des enfants. Pas tout de suite, bien sûr, mais dans quelques années, dès que le plus gros de sa condamnation serait exécutée. Grâce au jeu des remises de peines, ajouté à sa bonne conduite, on pouvait espérer le voir sortir au bout de treize ans... Dans le meilleur des cas, selon nos estimations extrêmement optimistes, il nous en restait six à patienter.

En attendant, je repris ma place à côté d’Axelle pour assurer mes dernières semaines de travail. Elles passèrent très lentement. L’ambiance au bar était aussi morose en journée que le soir. Axelle pleurait sans cesse de devoir abandonner son établissement, auquel elle paraissait plus attachée que je ne l’aurais cru. Je ne comprenais pas bien la situation qui l’obligeait à agir ainsi car elle n’en parlait pas, mais elle semblait contrainte par une tierce personne à rendre les clefs. Comme elle se soumettait visiblement à cette décision à contrecœur, cela me fit de la peine pour elle. Je ne pouvais rien faire d’autre qu’être là et distraire les clients qui venaient profiter de nos services tant que le bar était encore ouvert. J’essayais de ne pas le montrer mais j’avais hâte d’en finir. Pourtant, la peur me tenaillait. Qu’allais-je devenir après ? La question revenait sans cesse. Peu de réponses venaient s’y accoler.

Il fallait se rendre à l’évidence. Mon quotidien ne ressemblait en rien à ce que j’avais imaginé adolescente lorsqu’il m’arrivait, même très brièvement, de me projeter dans le futur. À vingt-cinq ans, je me sentais prise au piège, écartelée entre mes lointains rêves d’enfant et la réalité qui me rattrapait chaque matin au réveil et qui frôlait le cauchemardesque. Je me rendais bien compte que ma vie n’avait pas de sens, que je n’allais pas dans la bonne direction, mais je n’avais aucune idée de comment procéder différemment. Il m’apparut que plus j’essayais de trouver des solutions, plus je m’enlisais.

Malgré mon existence de débauchée, j’avais encore envie de croire en une vie meilleure. La fermeture inattendue du bar faisait office de planche de salut, l’occasion de repartir une nouvelle fois à zéro ou, au moins, sur de nouvelles bases. Après tout, j’étais soutenue par un homme qui disait m’aimer, n’était-ce pas le plus important ? Il était temps pour moi de faire amende honorable et de devenir la femme qu’il avait toujours imaginé. Le bonheur et l’amour allaient sûrement remplacer l’appât de l’argent et me faire préférer une vie ordinaire mais pure, à l’opposé de celle que j’avais connue jusque-là.

Au 31 décembre 2007, lorsque mon contrat s’arrêta, j’étais à la croisée des chemins. Je pouvais persister en faisant tout et n’importe quoi, ou tenter une autre approche, socialement plus acceptable, et essayer de marcher droit. Je décidai de donner une chance à cette union qui allait être célébrée entre quatre murs.

Je m’inscrivis au Pôle emploi. Rapidement, on me proposa de réaliser un bilan de compétences. Je riais intérieurement lors des entretiens.

— Qu’est-ce que vous savez faire ?

— Hum... sucer des bites ?

Bien sûr, je ne pouvais rien dire mais cela me démangeait. Je n’avais pas franchement honte de mon dernier métier. Je le vivais plutôt comme une expérience enrichissante qui m’avait beaucoup enseigné sur moi-même et sur les autres. De là à dire que j’en étais fière, cela aurait été exagéré, pourtant, une part de moi aurait aimé le revendiquer. J’avais été capable de faire quelque chose que beaucoup voyait comme extraordinaire, ou, du moins, hors du commun. Cela me rendait moi-même extraordinaire et hors du commun. C’était un sentiment grisant et valorisant par bien des côtés. Mais je ne voulais pas retomber là-dedans. La facilité, les mensonges, j’avais envie d’autre chose pour le moment. Une activité plus raccord avec l’image de la femme que je voulais donner de moi. La religion me poussait à bien me comporter, à agir avec bonté et humilité. J’adhérais à cette nouvelle ligne de conduite.

J’acceptai donc un poste d’auxiliaire de vie. Je commençais à faire différentes missions pour des particuliers, à leur domicile. J’étais payée une misère mais le boulot me plaisait. J’aidais les gens, je les soulageais, même à mon petit niveau, et cela m’apportait une satisfaction personnelle suffisante pour ne pas me plaindre de mon salaire dérisoire. Moi qui avais dévoré les biographies de Mère Teresa, de Sœur Emmanuelle et de l’Abbé Pierre, j’espérais m’épanouir en agissant ainsi.

Mais vous savez ce que l’on dit : chasser le naturel, il revient au galop...

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