Chapitre 65 : Le mur

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Changer demandait du temps et changer en profondeur en demandait encore plus. Or, la patience n’était pas un de mes points forts. J’avais déjà pas mal évolué mentalement ces dernières années. Ma vie, en revanche, ressemblait à s’y méprendre à celle que j’avais lors de mon cambriolage. L’appartement dans lequel je vivais était le même depuis sept ans. J’étais toujours addict à la bouffe, aux médocs et abonnée aux relations toxiques. En dehors du fait que j’avais commencé à me prostituer à mon compte récemment, mon quotidien connaissait un statu quo qui me sortait par les yeux. Je me couchais tard, me levais tard, vaquais à mes occupations journalières dans le même ordre, avec les mêmes habitudes et selon la même temporalité. Mes journées semblaient régies par un métronome qui ne laissait aucune place à l’improvisation. Ma nature angoissée me l’interdisait d’ailleurs, car j’étais constamment dans l’hyper-contrôle. Paradoxalement, cette routine que j’avais créée pour me rassurer m’étouffait et faisait naître en moi un besoin vital de renouveau.

Malgré le fait que treize années s’étaient écoulées depuis la mort de mon frère, il me semblait être restée émotionnellement bloquée à cette époque. Même si j’avais déjà progressé en voyant régulièrement des psys, je demeurais toujours dans un certain état d’urgence et de survie qui caractérise les grands traumatisés. Aussi incroyable que cela puisse paraître, on aurait dit que je n’avais toujours pas digéré l’info. Ma propension à stresser pour un rien, à procrastiner pour tout, à redouter les obligations auxquelles les adultes se pliaient, de même que mon incapacité à me projeter dans l’avenir ou à gérer les imprévus, montrait combien j’étais immature. Telle une adolescente cachée dans un corps de femme, je vivais de manière quelque peu inconséquente, comme si je n’allais jamais avoir de comptes à rendre à personne. Pour certains, j’avais l’air irresponsable.

Cela donnait du grain à moudre à ma mère qui, en plus de m’imaginer bipolaire, me voyait toujours comme une enfant. Mes nombreux coups de gueule à son encontre s’avéraient toujours d’actualité et n’arrangeaient en rien mon image de sale gosse. Il existait une expression courante dans ma famille pour les gens de mon espèce, victimes de colères homériques ou de pétages de plombs chroniques. On disait qu’ils étaient « malades des nerfs ». Dans ces moments où j’explosais, je lisais dans leur regard que j’étais irrécupérable, que rien n’allait jamais changer et qu’il allait falloir faire avec. Au premier abord, cela me blessait, parce que j’avais peur qu’ils aient raison, mais, une fois redevenue calme, je me rappelais que je n’en avais rien à cirer de l’avis des autres et que le plus important était d’avancer.

Avancer ?

La vérité, c’est qu’ils avaient vu juste sur un point : j’en étais toujours au même stade, soumise aux mêmes réactions impulsives, incapable de gérer mes émotions fortes. Et si j’étais vraiment foutue ? J’oscillais en permanence entre deux attitudes contraires : la peur et la confiance. La première me paralysait. Même si je désirais plus que tout agir différemment, je me sentais impuissante à y parvenir. Mon comportement ne changeait pas. On aurait dit que je faisais du sur-place, les deux pieds englués dans le goudron de mes blessures d’enfance. Je reproduisais sans cesse les mêmes schémas, encore et encore, alors que ma volonté intérieure était de me transformer, ainsi que ma réalité. À d’autres moments, quand la peur me foutait la paix, la confiance prenait le relais, et je nourrissais alors l’espoir que tout était encore possible et qu’un miracle allait me sauver de ce marasme, que j’allais enfin trouver des solutions pour régler tous les problèmes.

Dieu allait forcément m’aider.

Oui, mais s’il ne le faisait pas et que je m’étais trompée ?

Cette ambivalence émotionnelle m’habitait en permanence et m’épuisait. Mes sautes d’humeur, dignes de véritables montagnes russes, m’affligeaient en me prouvant que j’étais aussi instable qu’on le prétendait. Il y avait une telle dichotomie entre celle que j’étais et celle que je voulais devenir que je doutais réussir à surmonter ce gouffre. Et si je ne guérissais pas ? Cette perspective me terrorisait. Alors, la peur reprenait le pas sur la confiance et cela ne s’arrêtait jamais.

Je savais bien que j’avais besoin de consulter mais n’en trouvais plus le courage. À cette époque, je ne me faisais plus aidée psychologiquement depuis au moins deux ans. J’avais arrêté ma dernière thérapie lorsque je m’étais sentie dans une impasse. Ma relation houleuse avec ma mère ne s’améliorait pas. Mon addiction était toujours bien présente. Mon rapport compliqué au sexe semblait sans issue. Et que dire de ma facilité à plonger dans les relations toxiques ? Tous ces éléments concrets étaient la preuve que la thérapie ne fonctionnait pas. Ils représentaient un mur immense qui s’élevait droit devant moi. Un mur d’une taille vertigineuse, que je regardais d’en bas, avec une perception de ma personne comme étant proche d’une lilliputienne. Le mur tenait debout face à moi, m’écrasant de toute son envergure, m’imposant sa hauteur inatteignable.

Contrairement à ce que pensait mon dernier thérapeute, je n’imaginais pas un seul instant avoir les ressources pour arriver à surmonter ces défis, à mes yeux, monumentaux. J’avais abandonné lorsque cela s’était corsé. À force de remuer la merde, la thérapie avait aggravé momentanément mes symptômes, me plongeant un peu plus bas à chaque séance. Pas facile de poursuivre ce chemin si ardu dans de telles conditions, seule, sans le soutien de la famille ou d’un compagnon. Au grand dam de mon spécialiste qui entrevoyait toutes les possibilités, j’avais alors préféré déclarer forfait. À quoi bon balancer tout ce fric dans des thérapies alors qu’au fond de moi, j’étais si peu convaincue d’y arriver ?

Je désirais sincèrement évoluer, mais le parcours était chaotique. Et comme je refusais les challenges que la vie me lançait pour me dépasser, inexorablement, ma vie stagnait. Le coup du chat qui se mord la queue, un classique auquel nous avons tous été confrontés.

Que me restait-il alors comme option pour continuer à remonter en selle après chaque passage à vide ? Puisque j’étais célibataire, sans enfant, boulimique et désormais prostituée, seules deux choses comptaient encore : Dieu et le fric. Dieu me donnait de l’espoir, même infime, et cela m’empêchait de me foutre en l’air. L’argent, lui, me permettrait de m’éclater. C’était le moyen le plus simple pour profiter de la vie. Comme le confort matériel était plus facile à obtenir que la paix de mon âme, je me concentrais évidemment davantage sur cet aspect. Un sac à main n’allait pas me faire accepter mon enfance douloureuse ni mes dépendances actuelles, mais le plaisir qu’il allait me procurer pouvait dissimuler quelques minutes l’inacceptable.

En réalité, le véritable luxe pour moi était de m’offrir le temps d’avoir le temps. Je faisais un ou deux rendez-vous par semaine, juste de quoi payer mes factures. En dehors de ça, tandis que ma messagerie explosait, saturée d’appels de clients impatients, je fuyais ce qui me déplaisait dans mon existence, en me baladant seule, au ralenti. Les écouteurs bien enfoncés dans les oreilles, je flânais en centre-ville ou longeais les allées verdoyantes des parcs paysagers qui m’entouraient. Je m’abandonnai des heures durant au lèche-vitrine, détaillant les devantures des magasins avec envie et enthousiasme. Je notai mentalement les choses extravagantes que je désirais m’offrir dans les jours, les semaines, les mois à venir, mais je ne dépensais rien. J’avais juste besoin de sentir que c’était à ma portée. Avant d’envisager l’acquisition d’un sac de grande marque ou d’une paire de chausses à trois chiffres, je m’autorisais seulement à en rêver.

Je rentrais chez moi les mains vides mais le cœur apaisé par ces belles promesses. Depuis mon premier rendez-vous réussi, j’avais l’impression d’avoir fait sauter la porte blindée de l’entrée d’un coffre-fort et de pouvoir bientôt m’y servir à volonté. Je ne voyais plus que cet infini qui s’ouvrait à moi, nullement les inconvénients que mon nouvel emploi risquait de m’apporter. Ces parenthèses quotidiennes, tantôt citadines, tantôt bucoliques, me faisaient oublier le reste, le passé douloureux ou l’avenir incertain. En dehors de quelques relations amicales que je voyais sporadiquement, je ne fréquentais plus personne. Ma solitude était mon refuge. Mon immeuble faisait office de tour d’ivoire et, perchée à l’intérieur, je devenais de plus en plus sauvage, inaccessible.

Plus que n’importe qui dans ma vie, la nourriture était ma meilleure amie et m’apportait l’amour dont j’avais besoin. Elle m’accompagnait tous les jours depuis onze ans, toujours fidèle au poste. Après avoir tourné à vide pendant des heures durant la journée, lorsque le soir arrivait, mon ventre criait famine. Je m’autorisais enfin à rompre mon jeûne forcé. Bien évidemment, moi je ne mangeais pas. Je bâffrais. J’engloutissais la bouffe dans des proportions astronomiques, jusqu’à frôler l’éclatement, avant de me vider complètement. Au plus fort de la crise, mon ventre atteignait la taille de celui d’une femme enceinte de cinq ou six mois. Me purger représentait toujours un soulagement physique et psychologique.

Le rituel était immuable, soir après soir. Une fois soulagée d’avoir expulsé ce trop-plein, je me lavais. À nouveau propre à l’intérieur comme à l’extérieur, je me mettais au lit, les livres pour unique compagnie. Les séries télé, quant à elles, me berçaient d’illusions en me plongeant dans un rêve éveillé, me donnant accès à une vie idéale par procuration. À défaut de l’avoir en vrai, ce n’était déjà pas si mal, non ? J’allais peut-être devoir m’en contenter. Je n’étais pas malheureuse, seulement anesthésiée. Je me couchais, le corps épuisé mais l’esprit toujours en mouvement. Peu importe, les somnifères allaient y remédier. La tête sur l’oreiller, groggy et recroquevillée en chien de fusil, je n’oubliais jamais de prier. On ne sait jamais.

Puis, je sombrais.

« La folie, c’est de faire tous les jours la même chose et s’attendre à un résultat différent », Albert Einstein.








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