Chapitre 66 : L’inconnu de la nuit

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Cela faisait presque deux mois que j’avais posté mon annonce. Nous étions fin mai. Je venais de fêter mon anniversaire à la maison avec quelques copines. Personne n’était au courant de ma nouvelle activité. Officiellement, j’étais toujours au chômage. J’avais organisé un goûter tout simple, puisque j’estimais n’avoir rien à célébrer de particulier à l’occasion de ces vingt-sept ans. Pas mariée, pas d’enfant, pas même en couple. Je me trouvais dans la même situation que la plupart de mes connaissances de l’époque, mais je me sentais en échec et stigmatisée. À chaque année supplémentaire, je gardais en mémoire ce que ma mère m’avait déclaré le jour de mes vingt-cinq printemps :

— Tu fêtes les Catherinettes désormais.

Elle avait voulu faire de l’humour, mais cela m’avait blessé. Comparée à elle, qui avait déjà deux gamins à mon âge, j’étais une vieille fille. Et les vieilles filles, personne n’en voulait.

Une après-midi, en guise de cadeau à retardement, je filai dans un grand magasin m’acheter le sac de mes rêves, celui que j’avais repéré quelques jours auparavant. J’avais déjà un peu renouvelé ma garde-robe, et ce petit bijou allait compléter mon dressing. Il m’appelait depuis notre coup de foudre réciproque alors que, fièrement exposé sur un présentoir des galeries Lafayette, j’étais tombé sous son charme, et lui assurément sous le mien. Depuis, il m’obsédait. Comme j’avais déjà fait au moins trois rendez-vous cette semaine-là, je décidai que je méritais bien un peu de repos, et partis donc me l’offrir.

Je n’avais pas actualisé mon annonce depuis plusieurs jours, ce qui signifiait qu’elle était moins visible, et moi, moins sollicitée. Chaque fois que je la remontais en haut de sa catégorie, cela entraînait une augmentation considérable du nombre de coups de fil. En me limitant à une relance hebdomadaire, je pouvais espérer n’obtenir qu’une cinquantaine d’appels par jour, au lieu des cent habituels. Cela était largement suffisant.

En sortant de la maroquinerie, le bras chargé de ma nouvelle merveille, je remarquai sur mon portable un énième numéro non-enregistré dans mon répertoire. Lorsque je le vis s’afficher sur mon écran pour la troisième fois, allez savoir pourquoi, alors que j’avais décidé d’être « off », je décrochai :

— Allo ?

À l’autre bout du téléphone, une voix grave d’outre-tombe. Le mec devait au moins avoir cinquante piges, faire un mètre quatre-vingt-dix et avoir la carrure de Jason Momoa.

Même pas en rêve je l’accepte chez moi !

— J’aimerais un rendez-vous pour ce soir, s’il vous plaît, comment cela se passe ?

— Heu... Je ne travaille pas le soir.

— Je ne suis pas libre en journée, je bosse.

Et moi, tu crois que je fais quoi de mes journées ? Que je me tourne les pouces ?? Oui... bon, bref, passons.

— Vous ne pouvez pas faire une exception ? reprit-il avec insistance.

Typiquement le genre de phrase qui me faisait bondir et me donnait envie de taper sur quelqu’un. Sur le bout de ma langue, les mots faillirent m’échapper :

Eh bah non, crétin, je ne travaille pas, ni pour toi, ni pour un autre, capiche ? Je dis où, je dis comment, je dis combien, bordel !

À la place, je répondis de ma voix la plus douce :

— Eh bien... je ne sais pas... pourquoi pas... je vais voir... mais c’est pas sûr.

— C’est combien pour la totale ?

— 150.

— Trop cher pour moi. Vous ne pouvez pas me faire un prix ?

Nan mais tu t’es cru sur le souk de Marrakech ou quoi ??

En temps normal, je l’aurais envoyé bouler tellement loin qu’il aurait disparu de ma vue telle une petite balle de golf projetée violemment sur le green. Mais nous n’étions visiblement plus en temps normal.

— Bah... heu... écoutez... je ne sais pas.... peut-être 120 alors.

— Ok, cool. 22h, ça vous va ?

22h ??? Mais ce mec est dingue ! Je serai au lit, démaquillée, pas coiffée et en pyjama à cette heure-là, moi !!

— Bon bah.... heu... oui... pourquoi pas... mais pas après, hein !

Qui avait parlé à ma place et s’était emparé de ma bouche pour programmer un rendez-vous nocturne qui ne respectait aucune des règles de sécurité que je m’étais imposée ? Qui ???

J’avais le sentiment de ne plus être aux commandes de moi-même, petite marionnette manipulée par une force supérieure dont j’ignorais la provenance et l’identité. Avant cet appel, je me projetais déjà sur mon canapé devant un film et un énorme gâteau au chocolat pour huit personnes, surmonté d’une épaisse couche de chantilly. Manger-vomir-dormir, le train-train habituel, quoi. Avec du recul, je suppose que, emportée par la liesse de mon nouvel achat, et fatiguée de ma petite routine ronflante, j’étais prête à quitter ma « zone de confort » pour essayer quelque chose de différent. Mais, sur le moment, je ne comprenais pas ce qui m’arrivait. J’avais agi sous le coup d’une impulsion, sans réfléchir, uniquement guidée par mon instinct. Et le comble, c’est que je n’avais même pas peur.

Le mec arriva en moto à 22h30 et, malgré son retard, une fois encore, j’acceptai sans broncher. Quelque chose me poussait à aller au-delà de ce que je connaissais. Si j’avais des doutes concernant l’origine de ce quelque chose, je possédais en revanche une certitude absolue : je n’aurais jamais parié une cacahuète sur le fait que l’homme qui pénétrait désormais dans mon appartement allait aussi, un jour prochain, s’installer dans ma vie...

Lorsqu’il se présenta à la porte, je dus me contenir pour ne pas afficher une expression de profonde surprise sur mon visage, à base d’immenses yeux ronds comme des soucoupes et de mâchoire grande ouverte. Je le laissai entrer en le dévisageant d’un air suspect. Il avait tout au plus la petite vingtaine, était de taille moyenne, à peine plus d’un mètre quatre-vingt à vue de nez, et son corps était aussi émacié que ses joues. Rien à voir avec ce que j’avais imaginé en entendant sa voix de Baryton au téléphone.

Il ne savait pas s’il devait me faire la bise, comme à une copine, ou garder ses distances, comme avec une inconnue. Comme je n’embrassais pas mes clients à leur arrivée, il y eut une sorte de flottement malaisant. Les circonstances de notre rencontre ne lui étaient pas familières, je pouvais le deviner à son attitude empruntée. L’intimité forcée qui découlait de l’endroit, et la proximité de nos corps, liée à l’étroitesse de mon couloir, le perturbaient. Il avait l’air si gauche et gêné que je crus qu’il allait faire demi-tour, alors je lui souris exagérément et l’invitai à me suivre.

J’évitai les contacts physiques d’entrée de jeu, de même que le tutoiement. J’avais beaucoup de mal avec la familiarité que ces deux comportements entraînaient. Mes clients étaient mes clients, pas mes potes. J’aimais garder mes distances et les garder à distance, pour commencer. Je trouvais cela plus professionnel. Pour les hommes qui débarquaient chez moi, en revanche, c’était souvent étrange. Il venait pour rechercher du contact, que ce soit de la tendresse ou du sexe et de, toute évidence, je n’y étais pas disposée de prime abord. Pourtant, ils restaient tout de même, probablement intrigués par cette façon d’être inhabituelle, et peut-être désireux de découvrir ce qui se cachait derrière mon apparente froideur. Mon côté « maîtresse d’école » devait pour certains réveiller de vieux fantasmes d’autrefois.

Le tutoiement était un vrai problème pour moi. Chaque fois qu’un client l’utilisait à mon encontre, sans m’en demander la permission au préalable qui plus est, j’avais envie de lui rétorquer :

— Nan mais tu te crois où ? T’es au courant qu’on n’a pas gardé les vaches ensemble ?

C’était plus fort que moi. Je trouvais cela extrêmement irrespectueux et tellement moins classe que, lorsque cela se produisait, je continuais à vouvoyer la personne quoiqu’il arrive. Cela dit, passées 22h30, face à un jeune homme qui avait l’air d’un poussin tombé du nid de sa mère, je baissai quelque peu ma garde et changeai mon fusil d’épaule :

— Déshabille-toi et installe-toi sur le lit.

Je le regardai toujours du coin de l’œil, refusant de quitter la pièce par peur de me faire poignarder dans le dos, au sens propre comme au sens figuré. Il ne sentait pas l’alcool, ce qui était déjà un bon point. Mais, à cette heure tardive, je craignis que de drôles d’idées ne lui passent par la tête. Entre le moment où il retira son caleçon et celui où il s’installa nu sur le ventre, pour commencer à se faire masser, j’entrevis rapidement les dimensions de son anatomie.

Et je m’interrogeai : comment allais-je pouvoir le gérer, celui-là ?

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