Chapitre 71 : Les naufragés

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S’il est vrai que je m’ennuyais ferme au lit avec Grégory, à sa décharge, je n’étais pas non plus l’amante idéale. J’avais beau avoir eu quantité de partenaires, avec lesquels je m’étais parfois joyeusement éclatée, cela ne m’en rendait pas moins, par moments, très coincée, en particulier lorsque je tombais amoureuse.

J’étais encore trop mal dans ma peau pour lâcher complètement prise dans l’intimité. Je me revois lors de nos relations sexuelles, mal à l’aise, arborant des postures un peu figées, superficielles. Je demeurais constamment dans le contrôle, à l’affût des moindres détails, vérifiant ma coiffure ou le mouvement de mes seins, m’interrogeant sans cesse à propos de mes positions : me mettaient-elles en valeur ou aggravaient-elles mes défauts ? J’étais trop obnubilée par mon allure pour savourer quoi que ce soit. J’avais peur qu’il me trouve énorme, qu’il voit mes bourrelets (imaginaires) lorsque je me pliais ou que mes fesses ou mes cuisses ne soient pas assez fermes et bloblotent durant l’acte.

De l’extérieur, si on m’avait filmée, j’aurais probablement paru très artificielle.

Les personnes ayant des comportements narcissiques comme ceux que j’affichais, sont souvent celles qui s’aiment le moins en réalité. Nos peurs nous hantent, nous bloquent, et limitent considérablement notre capacité à profiter du moment présent, à donner et à recevoir. On compense en surjouant pour masquer notre manque d’assurance. Cela ne nous permet pas d’être authentique, particulièrement lorsqu’il s’agit de relations charnelles, lesquelles nécessitent de se mettre à nu, dans tous les sens du terme. Même si Grégory avait trouvé comment se servir du bouton magique, je ne suis pas sûre qu’il serait parvenu à me satisfaire. Il faut être deux pour cela et je n’étais pas disposée à m’abandonner.

Cette impression de vulnérabilité au lit, je ne la ressentais que lorsque des sentiments naissaient. Plutôt que de me permettre de m’épanouir sereinement, ces derniers me déstabilisaient. Ils augmentaient mes fragilités intérieures. À l’inverse de mon comportement avec mes clients dont l’opinion m’indifférait, ou de certains anciens plans culs avec lesquels j’étais plus détachée, dès que je tombais amoureuse, je devenais perméable à l’opinion d’autrui. La moindre critique, la moindre remarque, le moindre mot maladroit, tout m’atteignait aussi violemment qu’une estocade portée en plein cœur.

Adolescente, ma mère avait l’habitude de me répéter :

— De toute façon, toi, on peut rien te dire.

C’était vrai, et particulièrement avec les personnes que j’aimais. Chaque fois que je baissais ma garde pour laisser une personne entrer dans mon cœur, elle pouvait m’agresser sans le faire exprès. Ma froideur apparente pouvait laisser penser que cela me passait au-dessus, mais c’était tout le contraire. En réalité, mon hyper-sensibilité ne se détectait pas, bien camouflée derrière mon visage dur. J’en devenais parfois comme ma mère, glaciale. Jusque-là, j’avais pris l’habitude de me protéger en m’enfermant dans la solitude. Cette dernière avait été mon refuge, un cocon salvateur qui évinçait les autres et les douleurs qu’ils pouvaient m’infliger. Mais à présent, en vivant avec quelqu’un, je n’avais plus de rempart. Dès que Grégory disait un mot de trop, je partais au quart de tour. Il s’en aperçut rapidement et agit aussitôt en conséquence. Appréhender mes failles et gérer mes sautes d’humeur devint son nouveau sport journalier. Cela l’obligeait à marcher constamment sur des œufs, à faire attention à tout ce qu’il disait, comme s’il craignait à tout moment de réveiller mes vieux démons.

Pour une simple parole anodine, je me renfermais sur moi-même. Je me mettais alors à douter de moi, de mon corps, de ce que je valais, de l’amour qu’on me portait et, bien souvent, j’en arrivais à la conclusion que je n’étais qu’une merde pas aimable, grosse et moche, qui plus est. Blessée dans mon amour propre, je perdais toute lucidité et partais en roue libre.

Au même titre que mes autres clients, Grégory m’avait connue sûre de moi. Dans la vie courante, et a fortiori au travail, je dégageais certainement l’image d’une jeune femme qui avait confiance en elle, même si ce n’était qu’à moitié vrai. Mais Grégory y avait cru et cela lui avait plu. Il m’avait envié cette assurance qui lui faisait tant défaut. En me fréquentant, je comprenais que, d’une certaine façon, il espérait qu’un peu de ma personnalité déteigne sur lui. Par effet de vases communicants, il s’attendait peut-être à ce que je fasse couler un peu de joie de vivre dans son côté taciturne. Peut-être souhaitait-il voir mon côté optimiste l’éclairer, lui qui demeurait parfois si défaitiste ? À ses yeux, je semblais être celle dont la pseudo image lumineuse redorerait la sienne, ternie par les aléas de la vie.

Aussi fou que cela puisse paraître, au travers de ses confidences, je compris que mon métier le valorisait. Alors que, dans le cadre de mon travail, je lui avais paru inaccessible, trop bien pour lui, soudain, il s’était attiré mes faveurs. Il m’avait avoué s’être senti privilégié parce que je l’avais choisi, lui, parmi tant d’autres, clients et amants confondus, pour devenir le seul à pouvoir s’installer chez moi. En lui prêtant cette attention particulière, son ego esquinté avait été regonflé. Sur le coup, il avait cru avoir tiré le gros lot et en avait oublié tout le reste...

Comment ne pas se sentir porté par la grâce quand on se voit comme l’élu ?

C’est probablement l’une des raisons qui lui a fait accepter la situation dans laquelle nous plongeait mon activité. Nous étions l’un avec l’autre pour de mauvaises raisons. Nos « je t’aime » trop précoces ne traduisaient pas de l’amour mais de la peur. Peur de finir seule, peur d’être abandonné, peur de ne retrouver personne à aimer. Nous nous étions croisés à une période de nos vies où la souffrance devenait trop insupportable pour être encaissée sans le soutien d’autrui. Il fallait la partager. Tous les deux avions besoin d’aide, mais aucun de nous ne la requérions au bon endroit. D’un commun accord, tacitement, nous nous étions choisis pour supporter cette lourde tâche.

Malheureusement pour Grégory, qui s’était leurré sur mon compte, j’étais au moins autant à la dérive que lui. Et il était désormais aux premières loges pour s’en rendre compte. S’il ne saisit pas d’emblée que je faisais semblant au lit avec lui, il ouvrit rapidement les yeux sur la réalité de mon quotidien. En partageant mon intimité, il était un des rares à avoir accès à l’envers du décor. J’avais l’habitude de simuler un bonheur factice aux yeux du reste du monde, Grégory n’en était pas dupe. Il vit combien la façade de ma vie était fissurée de part en part et combien j’étais moi-même complètement cabossée. Qu’était devenue la femme forte et bien dans ses baskets qu’il avait cru rencontrer ? Elle avait laissé la place à une fille bourrée de complexes, possédant un niveau d’estime d’elle-même situé au ras des pâquerettes. Pas vraiment la compagne parfaite qu’il avait imaginée. La « bombe » convoitée qu’il pensait avoir raflée aux autres hommes, se retrouvait désormais davantage être une bombe à retardement.

Au même titre que je m’étais sentie dupée en le découvrant piètre amant, Grégory dut déchanter en s’apercevant de cet état de fait. Très vite, il fut mis au courant de mon addiction. Je ne pouvais le lui cacher éternellement. Je mangeais pendant des heures, c’était impossible à camoufler. Il réalisa qu’il ne pouvait pas rivaliser avec l’objet de mon obsession car il ne s’agissait pas d’un beau mâle musclé, mais de la nourriture. Peu de temps après notre installation sous le même toit, il assista à une crise, puis à une deuxième, et en moins de temps qu’il ne fallait pour le dire, il dut le vivre jour après jour.

Je fus très claire avec lui : je ne pouvais pas m’en empêcher. C’était à prendre ou à laisser, et me laisser signifiait partir vivre ailleurs. Comme j’étais celle à qui incombait le loyer de « notre » logement, et qu’il était en quelque sorte mon invité, il ne pouvait se permettre de me faire des reproches à ce sujet. Il apprit donc à faire avec, à s’accommoder du fait que, presque tous les jours, je vidais le garde-manger pour ensuite, des heures plus tard, tout régurgiter. Je lui répétais régulièrement que si la situation devenait ingérable pour lui, il était libre de partir. Rien ne l’obligeait à supporter cela. J’aurais très bien compris que mes bagages fussent trop lourds à porter et qu’il veuille stopper notre relation.

Mais il accepta. Au début, sa présence me gênait pour manger. Cela me rappelait l’époque où je vivais chez ma mère et où son regard de dégoût me suivait chaque fois que j’approchais de la cuisine. Mais, contrairement à elle, lui s’abstenait de tout commentaire désobligeant et son comportement ne trahissait pas de rejet particulier. À ma grande surprise, il me regardait même avec compassion, bien au fait de ce qui s’était déroulé durant mon enfance, conscient des traumatismes que je n’avais toujours pas digérés. Je lui en avais raconté les grandes lignes. Il disait m’aimer telle que j’étais et telle que j’étais, c’était blessée, fragile, malade. Il prenait le package au complet.

Dans ces moments-là, je m’attachais à lui, à sa nature généreuse, bienveillante, à son ouverture d’esprit, à sa tolérance à mon égard. Il n’était pas dans le jugement accusateur, ni dans les remontrances assassines. Cette gentillesse me faisait du bien, m’apaisait. J’avais vécu si longtemps seule et lutté tant d’années sans soutien que ce fut soudain reposant de l’avoir à mes côtés. Cela prenait le pas sur tout le reste, qu’il s’agisse de mes frustrations sexuelles, ou du fait qu’il ne gagnait presque pas d’argent comparé à moi.

Notre histoire bancale était celle de deux âmes en souffrance qui avaient trouvé une île pour s’échouer après un naufrage, le temps de se remettre sur pieds.

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