Chapitre 72 : La valeur du marché

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Un nouveau job lucratif, un nouveau logement dans un nouveau lieu de vie, une nouvelle romance, toutes ces nouveautés me donnèrent envie d’aller de l’avant. En l’espace de quelques mois, et notamment depuis ma rupture d’avec mon détenu, toute ma vie avait changé et reflétait les dernières volontés que j’avais émises lors de mes prières nocturnes. J’en étais vraiment reconnaissante. Comme je l’ai indiqué, tout n’était pas rose, mais j’avais l’impression qu’il y avait du mouvement et que cela allait dans la bonne voie.

En moins de temps qu’il ne fallut pour le dire, Grégory et moi devenions donc officiellement un couple, avec présentation traditionnelle aux familles. Avant cela, je m’étais assurée de bien lui exposer la situation. Dès le début de notre relation, dès notre vraie première nuit, lorsque s’était posée la question de mon travail, comme pour la boulimie, j’avais été on ne peut plus claire. Je ne comptais pas y renoncer. Ni maintenant, ni jamais. Je ne savais pas où j’allais avec l’une et l’autre mais j’avais décrété que la boulimie et la prostitution feraient partie du voyage et que c’était non négociable. Et dans les deux cas, il s’agissait d’un CDI. Je ne me projetais aucunement sans ses deux piliers. Je ne voulais pas faire l’effort de guérir, et encore moins me retrouver fauchée à nouveau.

Sans grande surprise, Grégory n’était pas fan ni de l’une, ni de l’autre. Je ne pouvais guère le blâmer. La boulimie comportait des risques que je lui avais signifiés et la prostitution lui faisait peur. Il craignait que je tombasse sur un fou et que je me fasse agresser, ou pire. Il n’avait pas mes statistiques optimistes en tête. Son discours se bornait à me rappeler qu’il suffisait d’une fois, d’une seule mauvaise rencontre, pour que tout se termine pour moi. Je comprenais sa réaction, mais campais sur mes positions. Pour contrer les risques que j’encourais dans mon activité, il m’acheta des bombes lacrymogènes dans une armurerie. Je n’eus jamais à les utiliser mais cela le rassurait, ou au moins, lui donnait le sentiment d’essayer de faire quelque chose pour me protéger.

Quand je lui fis part de mes doutes au sujet de son aptitude à encaisser cette singulière situation, il m’assura qu’il parviendrait à faire abstraction. Je restais sceptique. Je m’imaginais à sa place et sa place était horrible. Mais je lui laissai le choix et il préféra continuer notre histoire au lieu de l’arrêter. Néanmoins, et je ne le savais pas encore, il cultivait le secret espoir qu’un jour, avec le temps, je me rangerais de son côté et abandonnerai cette « déviance ». Il souffrait du syndrome du sauveur, et tel un chevalier volant au secours de sa princesse, il ambitionnait réellement de me faire raccrocher.

C’était mal me connaître. Je pouvais faire l’impasse sur les orgasmes, mais pas sur le fric ou la bouffe. J’avais trouvé le job de rêve, celui qui me permettait de complètement changer de vie. Je n’allais quand même pas tout plaquer au bout de trois mois pour ses jolies prunelles vertes.

Alors il se plia à mes conditions et fit contre mauvaise fortune bon cœur. Pour l’avoir vécu lui-même de l’intérieur en tant que client, il avait vu comment je procédais et cela le rassura quelque peu. Il avait compris ma démarche d’en donner le moins possible en espérant gagner beaucoup. Ayant assisté à ma froideur, à mon côté méthodique, détaché, cela le conforta dans l’idée que mes clients n’obtiendraient pas grand-chose de moi. Moins que ce que je lui offrais en tout cas. Entre nous, il y avait de la douceur et de la tendresse, ce qu’il recherchait en tout premier lieu. Le sexe paraissait secondaire. Il ne me le disait pas aussi clairement, mais je sentais que sa priorité était de m’avoir à ses côtés, qu’importe les règles que j’édictais.

À propos de l’aspect financier, il abondait dans mon sens. Il avait vu mes gains et savait de quoi il retournait. Cela justifiait à ses yeux que je ne veuille pas tirer un trait dessus. En plaisantant, il me disait souvent que s’il avait pu le faire lui aussi, il ne s’en serait pas priver. Même s’il ne m’encourageait pas à aller dans cette direction, je percevais tout de même qu’il y voyait son intérêt. Je ne l’aurais pas qualifié de vénal mais, dans les faits, il profitait aussi de ma confortable situation financière. Je ne lui réclamais aucune participation aux frais du ménage. Vu mes salaires indécents comparés aux siens, j’aurais été mal à l’aise de ponctionner sur ses revenus de misère. L’un dans l’autre, il avait un peu le beurre, l’argent du beurre et le cul de la crémière.

Ce que je ne lui disais pas, c’est qu’une des raisons pour lesquelles je ne voulais pas cesser mon activité, c’est que j’aimais vraiment mon job. Pas tout, bien évidemment, mais globalement, je l’appréciais réellement. Depuis que j’étais à mon compte, et après avoir souffert de mon emploi de prostituée dans les conditions imposées par le bar, j’y trouvais désormais beaucoup d’avantages. Tout ce qui me pesait alors avait disparu et, cerise sur le gâteau, mon taux horaire pouvait dépasser et, de loin, le double de celui perçu autrefois. En prime, avec mes clients, je profitais d’orgasmes que mon nouveau compagnon ne me donnait pas. Bien que je ne fusse plus célibataire, je ne changeais rien à mes habitudes avec eux et les laissai s’occuper de moi sans scrupules. J’avais toujours entendu qu’un couple, c’était des compromis. Eh bien, voilà, nous y étions. Il me parut alors aisé de tirer un trait sur mon épanouissement sexuel dans notre relation pour me concentrer uniquement sur tout le positif qu’il m’apportait.

Lorsque j’eus repris le travail après ma première nuit avec Grégory, j’avais agi exactement comme je le faisais du temps de mon célibat, à deux exceptions près. La première concernait la fellation. En réalité, comparé à l’époque du bar, je suçais déjà de moins en moins. Je considérais que cela ne faisait plus partie de mes attributions. Si on me demandait au téléphone si je la pratiquais, je répondais la vérité, à savoir que je fonctionnais au feeling. C’était le cas. Certains hommes me donnaient envie de les sucer, d’autres non. Quelle qu’en soit la raison, j’étais très claire là-dessus et, le cas échéant, je m’autorisais à refuser. J’expliquais bien en amont que cela relevait de ma décision, pas de la leur. Notre contrat tacite contenait le massage et la finition, à la main ou avec un rapport. Le reste nous appartenait ensuite.

Avec l’arrivée de Grégory dans ma vie, je préférais définitivement l’éviter, principalement à cause des maladies. Je n’avais jamais vu l’intérêt de sucer un homme avec une capote, autant manger un gâteau au chocolat dans son emballage. Alors, avec moi, c’était nature ou rien. Mais le naturel s’accompagnait de risques que je n’étais plus disposée à prendre, pas « respect » pour mon nouveau partenaire.

Le second changement que je mis en place fut de réhausser mes prix. J’avais bien remarqué que j’étais ultra-sollicitée mais ce n’était pas, à première vue, à cause d’un tarif inférieur à mes « collègues ». En effet, celui-ci n’apparaissait même pas sur l’annonce. Contrairement aux autres rubriques de biens ou de services de Vivastreet, exposer nos tarifications était proscrit dans la section « adulte ». En mettant ce genre d’informations, nous nous exposions aussitôt à un bannissement pur et simple par les modérateurs. Ces derniers bloquaient nos profils dès que nous essayions de publier des images trop suggestives, ou d’annoncer noir sur blanc nos pratiques et les « roses » (1) que nous réclamions. La raison en était simple : en validant ce genre de « publicités » explicites, l’hébergeur se rendait aussitôt coupable de proxénétisme. En France, s’il est légal de se prostituer à son compte, à condition de se déclarer et de payer des impôts, la loi interdit formellement à quiconque d’« aider, d’assister ou de protéger la prostitution d’autrui ». En résumé, devient proxénète celui qui facilite, d’une façon ou d’une autre, l’exercice de cette activité et, a fortiori, lorsqu’en plus, il en tire profit. Comme nos publicités, même gratuites, généraient du trafic et des rentrées d’argent pour le site, selon cette définition, celui-ci risquait d’être en infraction. En nous forçant à rester discrets, Vivastreet essayait seulement de contourner la loi. Je suivais scrupuleusement les consignes imposées, car c’était, à l’époque, le seul site sur lequel je postais mon annonce. C’était mon unique vitrine et elle était gratuite, qui plus est. Pas d’investissement, rentabilité maximale.

Mon succès ne s’expliquait donc pas par un prix d’appel trop faible, comme on aurait pu le penser car, en me téléphonant, les hommes ne le connaissaient même pas. En me lançant à l’aveugle, je n’avais pas sous-estimé le tarif des prestations que je proposais. D’ailleurs, en interrogeant mes clients, je découvris que j’avais visé juste et tablé sur une bonne fourchette de prix pour une masseuse érotique de Province. Non, celle que j’avais mésestimée, c’était moi. J’étais jeune, française, blanche, indépendante et jolie, et tout cela représentait un peu la synthèse de ce qui se recherchait le plus dans cet univers concurrentiel. Le nec plus ultra. Et des profils comme le mien, il n’y en avait apparemment pas des masses sur mon secteur. Il s’agissait simplement de la fameuse loi du marché. Le rapport entre l’offre et la demande était en ma faveur et, en tant que « perle rare », j’avais la côte. Je ne cacherais pas d’ailleurs que cela était jouissif. C’était bien la première fois de ma vie que j’avais l’impression d’avoir de la valeur. Loin de me rabaisser, la prostitution me permettait de soigner la piètre estime de moi-même que j’avais alors. Contrairement à ce qu’on m’avait fait comprendre durant mon enfance et mon adolescence, je valais beaucoup plus que ce que je croyais.

Sur une idée de mon compagnon, je décidai donc de surfer sur la vague de ma réussite en tenant compte de ma qualité. Je n’avais plus envie de me brader. Qu’avais-je à perdre à agir ainsi ? Rien. Si un client refusait de payer plus, il m’en restait une centaine d’autres pour rectifier le tir. Dès le premier appel, je reçus une réponse positive. Des tas d’autres suivirent. Lorsqu’on me répondait que c’était trop cher, je souriais en raccrochant. Je savais que le prochain allait accepter sans difficultés. J’augmentais donc le prix de la première option de vingt pour cent et celui de la seconde de vingt-cinq. L’inflation était énorme mais passa comme une lettre à la poste. Je me réjouis de cette flambée de mon pécule journalier et en profitai même pour réduire un peu mon planning. Travailler moins pour gagner plus, voilà un concept auquel j’adhérais pleinement !

(1) Roses : Façon détournée de parler des euros qu’on demande aux clients. Monnaie imagée de la transaction.











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