Chapitre 76 : Plaidoyer pour les failles humaines

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Concentrée sur mon nouveau projet, j’oubliais presque la tempête que nous venions de traverser. J’adorais l’idée du mariage. L’engagement me paraissait fort, beau, romantique. Ce qui était étrange dans ma vision du couple, c’est qu’elle avait grandement évolué depuis que j’avais commencé à me prostituer à l’époque du bar. Plus j’ancrais ma sexualité dans des pratiques tarifées, plus je rêvais de la parfaite union sentimentale. J’étais devenue sensible aux symboles attachés à la célébration de deux âmes sœurs, à tous les gestes qui me prouvaient que l’autre tenait à moi. Je pensais plus que jamais que l’amour me sauverait de moi-même, qu’il ancrerait ma résurrection.

Je mettais l’être aimé sur un piédestal, l’affublant de qualités qu’il ne possédait pas, mais que je souhaitais le voir déployer. Par moments, Grégory, qui semblait m’aimer plus que sa propre personne, me donnait l’impression que tous mes souhaits allaient se réaliser, qu’il allait m’offrir tout ce que j’avais longtemps espéré. Le fait qu’il soit toujours là dans l’adversité, me confirmait à quel point je comptais pour lui et combien il était fort, et fiable. Il avait passé le test haut-la-main. Je le voyais comme l’homme de la situation mais, surtout, désormais, comme l’homme de ma vie.

Lorsque je retournai bosser pour financer le grand jour, Grégory aussi reprit le travail, après trois semaines de congés payés. Son entreprise fermait une partie de l’été, comme il est courant de le voir dans le bâtiment. Nous avions passé presque tout le mois d’août ensemble, collés serrés, se réconfortant mutuellement après l’épreuve. Même si j’aurais préféré rester auprès de lui, il fallait bien faire rentrer de l'argent.

Au boulot, lorsque je recommençai les rendez-vous, je ne pensais qu’à lui. Je constatais que si mon corps était bien présent auprès de mes clients, mon cœur et mon esprit, eux, demeuraient ailleurs, à ses côtés. Ils lui appartenaient pleinement. Plus les jours passaient, plus j’étais amoureuse, sur mon petit nuage, absolument convaincue qu’une belle vie nous attendait. J’avais mis de côté mes frustrations sexuelles, puisque juste après l’avortement, on avait vécu une sorte de lune de miel anticipée. Je n’avais pas joui avec lui, mais l’intensité émotionnelle de nos relations charnelles avaient balayé son inaptitude à me satisfaire. Tout s’annonçait sous les meilleurs auspices.

Je retrouvais mes clients avec un certain plaisir, même si, cette fois, l’aspect sexuel était plus ou moins mis de côté. Non pas que j’eusse modifié mes formules, car il y avait toujours une finition à la fin de la relaxation, comme à l'accoutumée, mais désormais, ce n’était plus ma priorité. D’ailleurs, la séance ne s’effectuait même plus sur le lit, mais sur la nouvelle table de massage dans laquelle j’avais investi cet été. J’aimais le professionnalisme que cela apportait à la séance. Mais surtout, en voyant le futur massé s’allonger dessus, cela équivalait, pour moi, à voir s’installer un patient sur un divan de psy.

J’envisageai de mener une enquête secrète. Cette période de quelques semaines, entre mon retour au boulot et mon union civile, représenta une sorte de stage intensif, de préparation mentale au jour où j’allais dire oui. Tandis que je relaxais mon client à grand renfort d’huile parfumée, je lui posais tout un tas de questions sur sa vie privée. S’il bottait en touche, je n’insistais pas et le laissait tranquille, mais s’il était loquace à ce sujet, alors là, j’en profitais. Mes clients devinrent soudainement une grande source d’informations pour moi. J’étais curieuse de connaître leur vision de l’amour, du mariage et ce qui les avait conduits, là, à mon domicile, à bafouer d’une certaine façon les serments sacrés par lesquels ils avaient juré fidélité.

J’avais à cœur de comprendre le pourquoi du comment deux personnes décidaient de se promettre l’éternité et ce qu’il fallait faire pour que cet engagement fonctionnât. Je notais intérieurement tout ce que l’on me disait. Quand on me vantait les bienfaits du mariage, je planais, impatiente de connaître ce bonheur que l’on me décrivait. Quand on m’en révélait les inconvénients, je prenais bonne note des pièges à éviter, persuadée que, nous, évidemment, nous ne tomberions pas dedans. La routine, le manque de séduction, l’oubli du couple dans la famille, tout cela, nous saurions assurément nous en prémunir.

Mes clients étaient pour une bonne moitié des hommes mariés. La moyenne d’âge se situant entre quarante et cinquante ans, ils avaient souvent plusieurs années de vie commune à leur actif. À ma grande surprise, la plupart des hommes en couple se décrétaient encore amoureux de leur femme. Évidemment, en me déclarant cela, j’étais fortement intriguée qu’ils viennent me voir. En même temps, vu comment j’étais moi-même capable d’agir vis-à-vis de mon futur époux, j’entendais parfaitement que l’on puisse dissocier le sexe de l’amour. Moi aussi je l’aimais et moi aussi je le trompais.

L’amour était un sujet complexe et passionnant. J’avais toujours en tête le cas de JYT, l’amant de ma mère, qui avait allègrement trompé son épouse sans jamais la quitter. Était-ce l’amour pour sa maîtresse qui l’avait poussé à trahir sa promesse ou l’amour qu’il ressentait pour sa femme qui l’avait amené à revenir vers elle après ses incartades ? Ou un mélange des deux, peut-être ? En écoutant ces maris volages me raconter leurs déboires et leurs cas de conscience, je ressentais de la tendresse et de la compassion pour eux qui, à l’instar de mon presque ex-beau-père, avaient du mal à maintenir leurs engagements nuptiaux face à leurs puissants désirs physiques.

Derrière la façade de gentleman qu’ils essayaient d’afficher, se trouvaient des humains, autrement dit, des êtres faibles, lâches et torturés. Quand je leur demandais pourquoi ils ne quittaient pas leur femme, malgré les coups de canif dans le contrat, leurs réponses étaient attendrissantes et souvent identiques d’une personne à l’autre : l’amour, le respect, l’engagement, les promesses... Ils avaient des valeurs. Des valeurs qui ne coïncidaient pas toujours avec leurs pulsions, mais avec lesquelles ils essayaient de vivre au mieux au quotidien.

Finalement, cela me rassurait de savoir que beaucoup de personnes étaient comme ça, imparfaites et faillibles... Moi, les autres, ceux que je connaissais et ceux que ne connaissais pas, nous formions tous cette espèce qu’on disait évoluée, et qui était capable du pire comme du meilleur. Cela m’offrit de nouvelles pistes de réflexion personnelles, en me permettant une plus grande ouverture d’esprit et davantage de tolérance vis-à-vis de mes semblables, et de moi-même, forcément, par la même occasion. J’étais moins encline à juger mon prochain, à me juger moi-même, et à tirer à boulets rouges sur ceux qui « fautaient ». L’erreur était humaine.

Non, l’amour n’était pas mort, et toute prostituée que j’étais, je m’en rendais compte tous les jours, au travers des portraits succincts que mes clients me faisaient d’eux et de leur vie. En venant me voir, ils se sentaient coupables. Leur détresse, je l’entendais dans leurs paroles, je la voyais dans leurs yeux. Pourtant, aux miens, ils n’en étaient que plus touchants. Je les rassurais tant bien que mal, insistant sur le fait qu’ils n’étaient ni des monstres, ni des enfoirés, ni des rebus de la société, comme une certaine frange de la population avait tendance à le penser. La loi pénalisait les clients comme s’ils avaient été des criminels, mais je n’avais affaire qu’à des hommes, ni pires, ni mieux que les autres. Ils étaient simplement humains, ordinaires, normaux, ce qui, en soi, était plutôt positif.

Je ne les percevais pas non plus comme ma mère m’en avait parlé. Elle m’en avait vendu une image extrêmement négative en me nourrissant de ses peurs et de ses a priori. Sa solitude actuelle reflétait bien les pensées qu’elle conservait encore à leur sujet. Plus jamais, répétait-elle, plus jamais. Des années qu’elle demeurait célibataire, comme tant d’autres de ses amies. J’avais grandi au milieu de femmes parties en croisade contre leurs bonhommes, tous des méchants, des affreux, des moins que rien...

En travaillant dans le bar, j’avais craint de finir comme elles, vaccinée contre la gent masculine. D’ailleurs, j’avais toujours cru qu’à cause de leur travail, qui leur montrait un envers du décor pas toujours reluisant des relations intimes, les femmes qui vendaient leurs charmes finissaient par haïr le soi-disant « sexe fort ». Qu’à force d’en découvrir les travers et d’en supporter les défauts, elles subissaient ou abandonnaient leur carrière, dégoûtées du genre opposé. Que certaines, même, préféraient se mettre en couple avec des femmes pour ne plus avoir à les fréquenter.

Mais, en réalité, pour ma part, il n’en était rien. Je ne voulais pas entrer en guerre contre eux, au contraire. Plus j’apprenais à connaître les hommes, plus je les aimais. La relation privilégiée que j’entretenais avec mes clients modifia mon regard sur mon fiancé, sur mes ex-partenaires, sur les membres masculins de ma famille, sur l’ensemble des mâles que j’avais côtoyé dans ma vie. J’appréciais cette transformation intérieure, qui me réconcilia avec une partie de mon histoire chaotique avec les hommes de mon entourage. Ils n’avaient pas toujours été tops mais, finalement, je ne l’avais pas toujours été non plus. Je réalisai que chacun de nous commettait des erreurs mais essayait quand même de faire de son mieux, avec ce qu’il avait, ce qu’il pouvait. À présent, je relativisais et mettais les choses en perspective. Cette nouvelle vision de la vie s’avérait apaisante, reposante.

Je n’aurais pas pu exercer mon job quatorze années d’affilée si je n’y avais pas trouvé mon compte. Je ne veux pas en faire l’apologie mais il faut être honnête. Alors que tant de gens, probablement bien attentionnés, aiment à décrier cette activité, je leur réponds que lorsqu’elle est choisie, elle peut avoir du sens. Elle m’a permis de guérir certaines parts blessées.

Je n’aurais jamais imaginé que ce métier puisse tant m’apporter. Pourtant, dès le début, il m’a aidé à m’ouvrir à l’amour. L’amour de soi, des autres, et puis un jour, l’Amour tout court...

Dédicace à toi, qui, du fond de ton lit, vas lire ce chapitre <3

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