Chapitre 83 : Les clients, partie VII (Les mauvaises rencontres)

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Étant donné le prix de mes massages érotiques, il fallait quand même un certain revenu pour se permettre cette fantaisie. Les trois hommes que je viens d’évoquer affichaient le même niveau de vie. C’était des CSP + (1), une catégorie courante dans mon activité.

Même si cela n’avait pas été l’objectif de départ, l’argent que je réclamais était un bon moyen pour filtrer ma clientèle. En affichant des prix supérieurs à ceux du marché, je faisais d’entrée de jeu une sélection. Au même titre que l’aurait fait un label de qualité, des tarifs élevés faisaient office de garantie. En décourageant certaines couches de la population, j’attirais à moi davantage d’hommes économiquement et socialement bien établis, et m’épargnais ainsi bon nombre de soucis.

Malheureusement, ce n’était pas une vérité absolue, comme Dominique Strauss-Kahn, pour ne citer que lui, nous l’a amplement prouvé. Et dans mon travail, je fus parfois confrontée à ces fameuses exceptions qui confirment la règle.

Je me souviens notamment de l’un de mes clients, Bertrand, un grand ponte de la chirurgie cardiaque de Nantes. Sa carrure de rugbyman le faisait paraître trapu comme un tronc d’arbre coupé. Je le dépassais presque d’une tête à son arrivée mais sa présence était si imposante que je me sentis diminuer au fur et à mesure du rendez-vous. Il pénétra d’emblée dans ma chambre comme s’il était le maître de l’univers, prenant ses quartiers chez moi comme dans son nouveau bureau :

— Les volets, là, tirez-les.

— Okay...

Visiblement, il me prenait pour l’une de ses assistantes et je n’eus pas de mal à imaginer combien cela devait être désagréable de travailler avec ce genre de personnage imbu de lui-même et se prenant, au bas mot, pour Dieu le Père.

— La lampe, pas la peine de l’allumer.

— Bien...

— La musique, on peut s’en passer. Éteignez.

— Si vous voulez...

— Et pas d’huile de massage, trop désagréable.

— Vous voulez que je vous masse à sec ?

— Oui.

— Ça risque d’être moins efficace.

— Je préfère.

— C’est vous qui voyez.

Il fut odieux durant toute la rencontre, qui se déroula bon an mal an, et particulièrement lentement. L’ambiance était si électrique que je choisis, pour ma part, de me taire complètement. Je l’écoutais me faire des remarques pour tout et n’importe quoi. Il critiqua ma façon de masser (pas assez vigoureuse), mon sexe (pas épilé de la bonne façon), et se plaignit de mon intransigeance lorsque je lui interdis l’accès à la douche avant et après le massage. À mesure que la séance avançait, je ne relevais même plus les réflexions désobligeantes. Je hochais simplement la tête en les encaissant avec un sourire ironique. Je m’obligeais à conserver pour moi le fond de ma pensée, le traitant intérieurement de tous les noms, mais gardant le silence, afin d’éviter de jeter de l’huile sur le feu. Je devinais qu’avec ce genre de spécimen, l’indifférence était la meilleure des réponses, car il n’attendait probablement que ça, de me rentrer dedans, au sens propre comme au figuré. D’ailleurs, il ne s’en priva pas. La pénétration fut douloureuse. Il me pilonna avec toute la force dont il était capable, à tel point que je n’arrêtais pas de remonter vers la tête de lit. J’ai bien cru, à un moment, que j’allais finir encastrée dedans.

Mais non, il vint à bout de son affaire assez rapidement, et je poussai un soupir de soulagement d’être enfin libérée de ses griffes. Je compatis intérieurement pour toutes les personnes qui devaient le fréquenter au quotidien, surtout les femmes, qu’il devait assurément traiter comme de la merde, en les considérant comme le sexe faible. Je n’aurais pas été le moins du monde étonnée que cet homme soit poursuivi pour des histoires à la « me too ».

En se rhabillant dans son costume bien comme il faut, Bertrand le malotru m’asséna, d’un air perfide :

— Vu votre physique attractif, vous devez être une excellente amante, mais comme prostituée, vous êtes à chier.

— Si vous le dîtes.

— Ça se voit que vous n’aimez pas ce que faites. Vous devriez changer de travail.

Il n’avait pas complètement tort puisque mon job était alimentaire. Si j’avais pu faire autre chose en étant aussi bien payée, je n’aurais pas hésité. Mais ce n’était pas complètement vrai non plus car, comme j’ai pu le constater au fil des années, et en particulier au cours de cette rencontre, mon attitude dépendait en grande partie de la personne en face de moi. Comme dans tout métier, il y avait des gens agréables et d’autres exécrables, et comme le disait le proverbe, l’habit ne faisait pas le moine. Je devais apprendre à m’en accommoder.

C’est d’ailleurs ce que je fis avec Christian, la petite cinquantaine, un type plutôt pas mal qui arborait une image « bien comme il faut ». Le rendez-vous, lui, en revanche, ne se présentait par pour le mieux car, depuis le début, Christian affichait une attitude hautaine qui me refroidissait. À peine m’avait-il dit bonjour ou parlé durant la séance, à tel point qu’en dehors de la musique, on aurait pu entendre une mouche voler. Arrivés à la fin de la rencontre, je tentai de calmer le jeu en échangeant quelques mots avec lui, dans l’espoir de l’amadouer un peu. En vain.

Durant le rapport, il ne venait pas et je sentis son sexe se ramollir au fur et à mesure de ses aller-retours. Je lui partageai mes craintes :

— S’il n’y a plus d’érection, la capote risque de glisser et je ne prends pas la pilule.

— Vous ne faîtes rien pour m’exciter.

— Le problème ne vient peut-être pas de moi.

C’était la vérité. Il arrivait que des hommes d’un certain âge s’arrêtent en plein coït parce qu’ils n’arrivaient plus à bander. Ils me reprochaient parfois mon manque d’enthousiasme, préférant me faire porter le chapeau de leur défaillance technique. S’il s’agissait d’un quinqua bien sonné, je me rebiffais, arguant sournoisement que ce n’était pas moi qu’il fallait blâmer puisque, de mon côté, tout fonctionnait parfaitement bien. En général, ma réplique acerbe faisait mouche et touchait sa cible, et ils se rhabillaient, vexés, sans demander leur reste. Pas Christian.

Ce dernier se retira soudain, très énervé, et exigea que je lui rende la moitié du prix de la prestation. Il déclara qu’il ne partirait pas tant qu’il n’aurait pas obtenu gain de cause. Je répliquai :

— Ce n’est pas moi qui ai voulu en finir et j’étais prête à continuer. J’ai fait le job, comme convenu. Je ne suis pas responsable si vous n’arrivez plus à la tenir droite. Ne me mettez pas ça sur le dos.

Ma diatribe dû blessé son ego plus que je ne l’avais souhaité car il commença à s’emporter, me jurant que cela n’allait pas se passer comme ça. À cet instant, je perçus le vent tourner. Mon corps en état d’alerte sous l’effet du stress. Je tremblais et sentis mon palpitant s’accélérer. Mon instinct m’ordonna de faire machine arrière et de m’écraser. Voyant le potentiel danger auquel je m’exposai, je cessai de faire la maligne et obtempérai en lui rendant ce qu’il réclamait.

Le statut social n’était donc pas la garantie que tout se déroule bien. Cela dit, les principaux problèmes que je rencontrais eurent lieu avec des personnes de classe populaire. Ce fût notamment le cas lorsque l’une d’entre elles, un trentenaire prénommé Yazid, célibataire de son état, débarqua à la maison. D’emblée, je le trouvai trop jeune et voulu le refouler, mais il affichait le regard noir de celui qui avait passé une mauvaise journée et j’eus peur de sa réaction si j’annulais au débotté. Prise de court, je le laissai donc entrer.

En arrivant à mon cabinet, certains clients semblaient oublier que l’objectif majeur de mon activité était, pour moi, de faire rentrer de l’argent. Or, pour quelques-uns, cette idée semblait inacceptable, car insultante pour eux. Avant leur arrivée, ils devaient se persuader que j’étais une nana qui aimait tellement le cul que passer mes journées à me faire culbuter s’apparentait à un réel plaisir pour moi. Bien sûr, comme on peut s’en douter, c’était loin d’être le cas. Ma mission consistait en premier lieu à les détendre, puis à les faire jouir, et ce, afin de pouvoir m’en débarrasser dans le temps imparti. Cela dit, comme pour la médecine esthétique, je ne m’imposais pas d’obligation de résultat, seulement celle de moyens. Si le client n’atteignait pas l’orgasme à la fin de l’heure, et ce, malgré tous mes efforts, je n’offrais pas de prolongation.

Or, ce cas de figure se produisait régulièrement. De fait, certains mécontents exigeaient que je termine le travail, coûte que coûte, quand bien même le temps alloué à la séance était dépassé. Par principe, je m’y opposais. J’avais des rendez-vous planifiés et parfois un timing très serré, et je ne pouvais pas faire poireauter un homme dehors sans lui donner d’explications. En effet, en poursuivant la rencontre au-delà du délai, dans l’espoir que l’homme atteigne enfin la jouissance (qui n’arriverait peut-être jamais), je prenais le risque de voir mon client suivant se défiler, persuadé que je lui avais posé un lapin. D’une part, je perdais de l’argent et ma crédibilité. D’autre part, une personne « innocente » trinquait pour une autre et ce n’était pas ma façon de procéder.

Ainsi, certaines fins de rendez-vous tournaient parfois au vinaigre, comme cela se déroula avec Yazid, qui bandait bien comme il fallait, mais ne parvenait pas à éjaculer. Voyant l’heure tourner, j’agis exactement comme à chaque fois que cela arrivait et, me détachant de lui, je l’informai qu’on allait en rester là. Furieux, il réclama son argent. Je rechignais, expliquant que notre accord tacite n’incluait aucune clause « satisfait ou remboursé ». Un bras de fer commença entre nous. Nous étions à présent debout, l’un et l’autre postés de chaque côté du lit, nous dévisageant d’un air déterminé. Tout en nous rhabillant, nous défendions notre point de vue à tour de rôle, élevant la voix au fur et à mesure qu’un dialogue de sourds s’instaurait :

— Votre annonce est mensongère.

— J’ai fait ce qui était convenu. Si vous n’êtes pas satisfait, ne revenez pas. Quand je vais chez le coiffeur et que la coupe ne me plaît pas, je paie et je change de lieu, voilà tout.

— Ce n’est pas le même tarif !

— Ce n’est pas mon problème.

Malheureusement, Yazid ne l’entendait pas de cette oreille et campa sur ses positions, me traitant d’arnaqueuse à la petite semaine. Je m’impatientais, attendant qu’il dégage de ma chambre, les bras croisés sur la poitrine. Son air mauvais ne m’inspirait rien de bon et je finis par céder, vaincue. Grand seigneur, il me jeta soixante euros au visage par-dessus le lit, en me rappelant que c’était le taux horaire d’un cadre et que je n’avais vraiment pas à me plaindre vu la merde que je proposais.

Le plus drôle, c’est qu’il me recontacta quelques jours plus tard par sms, comme si de rien n’était, pour m’inviter au resto. J’aurais pu en rire si je n’avais pas été aussi choquée par son comportement ordurier. Remontée contre lui, je lui répondis sèchement que je ne souhaiterai jamais le revoir de ma vie, ni comme client, ni pour autre chose. Pour enfoncer le clou, j’ajoutai être en couple.

— Ton mec est au courant que t’es une pute ?

— Je suis peut-être une pute mais, moi, je n’ai pas besoin de payer quelqu’un pour me baiser.

Je ne sais pas si j’eus le dernier mot mais, à la suite de cet ultime échange, je bloquai son numéro et ne le revis jamais.

Heureusement pour moi, ce genre de scènes était rarissime et j’en pris mon parti. Après tout, me répétais-je alors, on ne pouvait pas gagner à tous les coups.

(1) CSP + : catégorie socio-professionnelle considérée comme "aisée", regroupant des métiers plus "intellectuels", comme les cadres, les chefs d'entreprises, les professions libérales, etc.

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