Chapitre 84 : Le burn out

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J’ai souvent dit que j’étais une pute assez pitoyable. Je n’avais pas toujours l’amour du métier ni celui du travail appliqué. Je faisais ce que j’avais à faire dans les grandes lignes, pour que tout se passe bien mais, au fond, que ma façon d’agir convienne ou non à mes clients, et surtout s’ils étaient désagréables, je m’en foutais complètement. Je ne pensais jamais à l’après rendez-vous, une fois que ces messieurs avaient quitté la maison. J’étais assez insouciante, un peu en marge de la réalité.

Pas mon compagnon. Depuis notre mariage, en octobre 2009, cinq mois seulement après notre rencontre, et sept depuis le début de mon activité, Grégory encaissait de moins en moins bien la situation et désirait me voir arrêter. Il ne supportait pas que je me mette en danger, et encore moins que l’on me traite comme de la merde. Lorsque je lui racontai les quelques anicroches auxquelles j’étais confrontée au travail, il bouillonnait, impuissant. Je comprenais son attitude révoltée même si, personnellement, j’étais vaccinée contre les diverses marques d’irrespect. Ces dernières ne m’affectaient quasiment plus, comme si je m’y étais habituée.

D’ailleurs, depuis que j’étais mariée, la fréquence de ces épisodes houleux augmenta sensiblement. Cela s’avérait assez logique car j’avais progressivement changé ma façon d’exercer, devenant de plus en plus distante avec les hommes de passage. Pour ces derniers, qui venaient souvent me voir pour combler un vide existentiel, c’était un peu la douche froide. Je comprenais leur déception, voire leur vexation, quant à mon manque d’implication affective. J’entendais parfaitement leurs critiques concernant mon comportement. Elles étaient légitimes car, d’une certaine manière, je mettais de moins en moins de cœur à l’ouvrage. Mais, même si je trainais parfois des pieds pour aller bosser, je ne voulais pas cesser mon activité. Malheureusement, à cause de cette dernière, l’ambiance à la maison était parfois pesante.

Un soir, tandis que l’une de mes séances du jour ne s’était pas déroulée de la meilleure façon, je reçus des menaces de délation vis-à-vis de mon voisinage :

— Le rendez-vous était nul. Si vous ne me rendez pas mes sous, je raconte à tous vos voisins ce que vous faites dans votre appartement. C’est illégal.

Ce n’était pas illégal puisque j’étais déclarée depuis peu, mais ça, mes clients ne pouvaient pas le savoir. Je ne répondis pas. J’étais convaincue qu’en laissant couler, l’affaire se tasserait d’elle-même. C’était toujours le cas.

Une autre fois, en guise de représailles de la part d’un l’ex-client mécontent, je retrouvai ma photo sur une annonce fictive, qu’il avait fait paraitre en mon nom, avec mon vrai numéro de téléphone et l’adresse exacte de l’endroit où je recevais. Au réveil, je croulai sous les appels et dus rapidement contacter le site pour enlever la fausse publicité, sur laquelle apparaissaient des tarifs hyper bas, forcément attractifs.

Au grand dam de mon mari, je ne voulais pas voir la vérité en face. Je considérais que, malgré ces quelques problèmes, l’argent gagné valait toujours la peine. Mais, à vrai dire, mon job devenait de plus en plus envahissant au quotidien, créant au-dessus de nos têtes une espèce de tension permanente. Il faut comprendre que, du jour où je me suis installée à mon compte, j’ai été appelée sans interruption, de jour comme de nuit, semaine et week-end inclus, jours fériés compris, exactement comme on l’aurait fait avec un service d’urgence. Je n’étais pas d’astreinte, mais mon téléphone sonnait H24, 365 jours par an, 366 les années bissextiles, et cela ne s’arrêtait même pas les soirs du 24 ou du 31 décembre. Le jour de Noël ou de l’an, certains malotrus m’envoyaient des messages pour savoir si j’étais disponible. J’avais, par moments, le sentiment de ne plus avoir de vie.

Au début, n’ayant qu’un seul appareil, je le voyais s’allumer sans arrêt. Quand je me réveillais, je quittais le mode avion et constatais toujours la présence d’appels manqués et de sms en attente. J’avais la désagréable impression d’être un drive, ouvert à toute heure du jour et de la nuit. Pourtant, j’avais clairement indiqué mes horaires d’ouverture sur l’annonce mais, apparemment, certains considéraient leurs pulsions plus importantes que ma vie privée. Quand on me contactait en dehors de ces créneaux, je ne pouvais m’empêcher de décrocher pour engueuler mon interlocuteur malpoli. Je lui rappelais, acerbe, qu’il y avait la rue Paul Bellamy ou le quai de la Fosse, deux lieux bien connus du monde de la nuit, pour assouvir ses fantasmes.

Ma messagerie était constamment pleine. Lorsque mes amis me contactaient, si je manquais l’appel, ils m’expliquaient par sms qu’ils ne pouvaient pas me laisser de vocaux car mon répondeur était saturé. Après quelques mois à supporter cela, je décidai d’utiliser un second téléphone, ce qui entraîna des frais supplémentaires, quoi que minimes, pour me garantir une certaine tranquillité d’esprit.

Mais, au fil des mois, d’autres inconvénients apparurent. Par exemple, certains clients, probablement dans l’optique de se venger d’un rendez-vous qui n’avait pas répondu à leurs souhaits, m’appelaient en numéro masqué. Ils le faisaient volontairement sur les horaires d’ouverture et répétaient l’opération à de nombreuses reprises, parfois pendant une heure, sans interruption. Comme je travaillais, j’étais obligée d’utiliser mon téléphone pour donner des informations aux autres clients. Ce harcèlement pouvait durer plusieurs jours d’affilée, au cours desquels il y avait, en bruit de fond, la sonnerie intempestive et agaçante d’une avalanche de doubles appels. Comme les numéros étaient anonymes, je ne pouvais pas les bloquer. Ce genre de bassesse était usant mais, au même titre que les autres évènements déplaisants, je les acceptais bon gré, mal gré. J’en déduisais que cela faisait partie des inconvénients du métier.

Il y avait parfois d’autres incidents de cet acabit. Par exemple, il arrivait qu’un inconnu m’appelle juste pour se défouler. Au téléphone, lorsque j’avais fini mon petit laïus concernant mes prestations, celui-ci embrayait, teigneux :

— Ah ouais, mais en fait, t’es une grosse pute. Tu suces des bites pour gagner ta vie espèce de salope. T’es qu’une sale chienne et je te crache à la gueule, c’est tout ce que tu mérites. Va te faire niquer ailleurs grosse dégueulasse, jamais j’te toucherai, tu dois être bourrée de maladies !

— Ok, pas de problème. Bonne journée.

J’étais blasée par cette agressivité gratuite mais armée contre la bêtise humaine. Je ne relevais même pas l’offense. J’avais surtout de la peine pour ce pauvre type qui n’avait rien d’autre à faire pour occuper ses journées et souffrait, de toute évidence, d’un énorme déficit d’estime de soi. Après tout, et je le savais par expérience, quand on attaque autrui, c’est qu’on est soi-même blessé.

Néanmoins, tout comme Grégory, je commençais à le vivre de plus en plus mal. Je me réfugiais dans la boulimie pour encaisser ce quotidien stressant, me demandant de temps à autre comment tout cela allait se terminer. Pour autant, je ne voulais pas regarder la vérité en face et faisait la sourde oreille lorsque mon mari me tannait d’arrêter.

Un jour, je reçus un jeune parisien. Ce dernier, habitué aux salons de la capitale, connus pour être plus délurés, considéra que nos interactions n’avaient pas été à la hauteur de ce qui avait été annoncé au téléphone et me réclama l’entièreté du tarif payé. Comme d’habitude, je refusais de le dédommager. Cependant, après quelques minutes d’âpres négociations, il appela son « pote » devant moi. Coup de bluff ou pas, je pris peur et préférai reconnaître ma défaite, même si cela me faisait vraiment mal au cul de m’asseoir sur l’argent de mon travail. Je détestais m’avouer vaincue dans ce genre de situation et mettais un point d’honneur à avoir toujours le dernier mot. Mais parfois, je devais reconnaître que le jeu n’en valait pas la chandelle.

Le soir-même, je racontai l’épisode tendu à mon mari. Je le fis sur un ton si léger que Grégory s’énerva :

— Putain, mais le mec était peut-être barjot. Il avait peut-être un couteau ! Quand ça arrive, tu rends tout et tu discutes pas. Nan, mieux, change de boulot, tiens, avant de finir plantée !

Je levai les yeux au ciel, fatiguée d’entendre la même litanie depuis des mois. Mon travail le rongeait et je le voyais. Personnellement, ce genre de mésaventures ne m’inquiétait pas outre mesure. En revanche, je commençais à en avoir marre de toujours me justifier. J’avais accepté les risques du métier depuis le premier jour et refusais de me concentrer sur cette sombre facette de mon activité. J’attendais de mon mari qu’il en fasse autant. Je saturais de la pression qu’il exerçait sur moi. Cependant, malgré le burn out qui nous guettait l’un et l’autre, je n’avais nulle envie de passer à autre chose.

Heureusement pour Grégory, la vie nous offrit un répit. Un matin de juillet 2011, je prenais tranquillement mon café, le téléphone à portée de main, lorsqu’un numéro inconnu au bataillon attira mon attention. Il était encore très tôt, bien que le soleil fût déjà levé depuis un moment. Vu l’heure indue, je me demandai à quel hurluberlu j’allais encore avoir affaire. La curiosité m’incita à répondre. Après quelques questions d’usage, mon interlocuteur matinal poursuivit :

— Je voulais savoir... pour la fellation, comment ça se passe ? Vous prenez en bouche ?

— Non, désolée.

— Vous êtes sûre ? Même contre un supplément ? J’ai très envie de voir une femme avaler.

Là, je dus retenir un haut-le-cœur pour ne pas rendre mon petit-déjeuner.

— Non, et là, vous voyez, à sept heures du matin, la seule chose que j’ai envie d’avaler, c’est mon café. Sur ce, bonne journée.

Arrivée à ce stade, je compris qu’il n’y avait pas que la messagerie vocale de mon smartphone qui étais saturée. Moi aussi, je frôlais l’indigestion. J’avais besoin de vacances. Je réalisai dans la foulée que ma nausée matinale ne relevait peut-être pas de cette proposition salace.

Un peu plus de deux ans après avoir démarré mon activité, je découvris avec un plaisir certain que, bientôt, j’allais enfin pouvoir faire une très longue pause...









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