Chapitre 88 : Une décision, partie I

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Nous étions en mai 2013, quelques temps avant mon trente-et-un énième anniversaire. C’était le jour du dernier rendez-vous de ma fille, pour son suivi mensuel à la clinique de Harley Street. Aux aurores, je les déposai elle et Grégory à la gare, direction Londres. Durant cet aller-retour, exécuté dans la journée, ils enquillaient douze heures de voyage d’affilée pour un entretien de quinze minutes. Cet exploit régulier faisait toute mon admiration et je laissais toujours partir ces deux courageux, le cœur serré.

Lorsque je ressortis de la gare, il était six heures du matin environ. Le jour peinait à se lever. Le crachin nantais m’accueillit, assombrissant le ciel autant que mon humeur. Le temps maussade était parfois synonyme de journée calme et je craignais pour mon chiffre d’affaires. Les clients allaient peut-être restés au chaud chez eux, en attendant les beaux jours. J’aurais bien fait comme eux, mais je rejoignis mon hôtel.

Heureusement, trois rendez-vous se profilèrent dans le courant de la matinée, lorsque j’émergeais à onze heures, après m’être recouchée. Je n’avais pas vraiment envie de bosser mais, élève disciplinée, j’entrepris de me préparer. J’avais allaité ma fille très tôt le matin et sentais déjà mes seins picoter, signe que, bientôt, ils allaient commencer à devenir sensibles au toucher. Sans tétées pour me soulager, ces derniers allaient gonfler et durcir, s’alourdissant au fil des heures. Je les massai sous la douche pour évacuer le trop-plein de lait. J’espérais tenir jusqu’au soir, sans trop de gêne, en attendant le retour de mon bébé glouton, aux alentours de 23 heures.

Le premier rendez-vous se déroula bien, même si l’homme était obèse. Il n’était jamais aisé de réussir une pénétration avec un homme aussi corpulent, mais je réussis néanmoins à le satisfaire et à m’en débarrasser sans trop de difficultés. Le client suivant se pointa à l’heure indiquée. Je m’en souviens très bien car il faisait un temps exécrable et lorsqu’il entra dans la chambre, une bourrasque de vent l’accompagna. Tandis que je bataillais pour refermer la lourde porte, il s’ébroua presque comme un chien, complètement trempé.

C’était un jeune homme de trente-cinq ans, grand et bien fait de sa personne, avec une très belle gueule. Il ne paraissait pas tendu par notre rencontre, au contraire. Il semblait coutumier et se présenta très à l’aise et enjoué :

— Antoine, enchanté.

— Mélissa, de même.

Brun aux yeux noisette, il affichait un style baroudeur qui allait de pair avec son allure décontractée. Au-dessus de son visage bronzé et mal rasé, il arborait une coupe de cheveux incertaine. À son look négligé, je devinais qu’il ne travaillait pas dans un bureau. J’avais raison.

Tandis que je massais vigoureusement son dos endolori, comme il me le demanda poliment, j’en appris plus sur sa situation personnelle. Célibataire et sans enfants, il bossait dans l’humanitaire. Il revenait au Liban, où il avait effectué une mission longue durée, et pour laquelle il n’était pas satisfait car, même si son métier lui tenait à cœur, les moyens qu’on lui octroyait étaient toujours limités. Je percevais la frustration de celui qui voulait faire plus, beaucoup plus, mais qui ne pouvait pas, pieds et poings liés. Son histoire m’intrigua et je le fis parler, davantage pour assouvir ma curiosité que pour faire passer le temps.

Comme il était intelligent, la sapiosexuelle que j’avais toujours été fut plus attentive. Contrairement au discret Yann qui ne m’en avait pas dit long sur sa vie privée, Antoine s’ouvrit généreusement, bavard. Il avait probablement besoin de parler car, dans son métier prenant, il était dévoué aux autres et n’avait pas le temps de penser à lui. Ce qu’il me racontait était divertissant et, en retour, je pris plaisir à l’écouter. J’appréciai réellement d’être en sa compagnie, ce qui me surprit. Ces derniers mois, je fuyais ce genre d’interactions avec mes clients.

À son tour, il m’interrogea sur mon job. Je bottais en touche, expliquant succinctement que j’étais aussi heureuse dans mon travail que dans ma vie privée, que j’étais mariée et maman d’une petite fille et que tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes.

Je mentis éhontément mais Antoine, probablement fin psychologue, ne me contredit pas. Je me sentais bien et ne regardai plus l’heure. Lorsque je m’aperçus que la séance se prolongea au-delà du timing habituel, cela ne me dérangea pas car je ne devais récupérer mes voyageurs à la gare que tard dans la soirée. Je n’avais pas besoin de me presser. À quoi bon écourter un rendez-vous qui se déroulait si agréablement ? Cela faisait longtemps que je n’avais pas eu un interlocuteur aussi intéressant.

Arriva le moment de passer aux choses sérieuses. À ma grande surprise, et sans qu’il ne m’ait rien demandé, je me penchai vers son sexe et lui fis une fellation. Je n’avais pas sucé un homme depuis au moins trois ans. Jusqu’à ma rencontre avec Grégory, les fellations étaient courantes dans mon métier comme dans ma vie privée. Puis, au début de notre relation, j’avais pris la décision de les refuser dans mon travail à cause du risque de contagion car, comme je l’ai déjà dit, je ne voyais pas l’intérêt de sucer un homme avec un préservatif. Parallèlement, ne prenant plus de plaisir à m’occuper de mon mari, j’avais arrêté avec lui aussi.

Mais, là, Antoine était l’exception qui confirme la règle.

Je m’y adonnai avec volupté, me rappelant des sensations lointaines que je n’avais pas éprouvées depuis longtemps. Je ne réfléchissais plus à mes actes. On aurait dit que j’avais mis mon cerveau en pause, que j’avais oublié mon statut de femme mariée, et même, l’espace d’un instant, celui de maman. Je n’étais plus qu’une femme. Une femme normale avec un type normal, bien à l’abri de la tempête, dans une chambre agréable et chauffée. Dans ce cocon, le temps semblait s’être arrêté. Comme le fit la musique de ma playlist qui, soudain, nous plongea dans un silence inattendu. La pluie tombait drue contre les vitres des fenêtres, violemment et sans discontinuer, résonnant dans la chambre comme un avertissement.

Je me levai, remis le son et revint sur le lit. Je m’allongeai et l’invitai à venir en moi. Il s’exécuta et me pénétra à froid, presque sans préliminaires. Il était un peu trop bien monté et je grimaçai.

— Ça va ?

— Oui.

— Tu as mal ?

— Non, continue.

À quel moment étais-je passée au tutoiement ?

Probablement après l’avoir pris en bouche. Une barrière avait sauté.

Il se mouva avec prudence, attendant que mon corps s’accommode à sa présence.

— Tes seins ? Ils sont tendus non ?

— J’allaite ma fille.

— Je vais faire attention alors, pour ne pas les écraser.

Je hochai la tête. Le rapport dura trop longtemps car chaque aller-retour me faisait souffrir, mais je ne lui dis rien et, étonnamment, je ne lui en tins pas rigueur non plus. Depuis ma reprise, les douleurs étaient fréquentes. Mon corps ne supportait plus de subir les assauts d’hommes et chaque pénétration, ou presque, me coûtait. Mais, c’était ainsi, et aidée du lubrifiant dont je ne me séparais jamais, j’en prenais mon parti. Comme il tardait à venir, je lui demandai ce qui clochait.

— Le préservatif. J’ai du mal avec.

— Ouais mais là, je ne vais rien pouvoir faire pour toi.

Il sourit et comprit que je ne l’exaucerai pas.

— En plus, je n’ai pas de contraception. Et je suis très fertile.

L’argument fit mouche et il n’insista pas. Il accepta ma volonté, légitime, d’autant qu’il ne devait pas non plus vouloir se retrouver le père accidentel de l’enfant d’une prostituée. Il recommença à me pilonner pour essayer d’en finir.

Tout au long de ma carrière, on me proposa souvent des rapports non protégés, agitant à mon oreille la carotte d’un généreux pourboire, lequel doublerait le prix de départ. Lorsque cela arrivait, les clients accusaient toujours une fin de non-recevoir. Qu’importe que ce dernier soit séduisant ou que la somme offerte soit juteuse, rien ne me faisait changer d’avis. Jamais je n’acceptais de prendre ce risque. Une belle gueule ne garantissait pas une santé irréprochable et Antoine ne faisait pas exception. Je ne le connaissais pas et même s’il m’inspirait confiance, cela aurait été de la folie. Et puis, il était hors de question que je prenne le risque de retomber enceinte, et encore moins d’un micheton. J’étais parfois stupide, mais pas à ce point-là.

Pourtant, je n’avais pas la certitude d’être capable de procréer à nouveau à ce moment-là. Quinze mois après la naissance de ma fille, je n’avais toujours pas eu mon retour de couche. À cause de la grossesse et de l’allaitement longue durée, je n’avais plus mes règles depuis deux ans. Tant que ces dernières ne réapparaissaient pas, je ne savais pas si mon corps demeurait en stand-by. On m’avait expliqué que l’ovulation pouvait se présenter avant mon cycle, donc, j’étais incapable d’anticiper à quel moment je serais fertile à nouveau.

L’avantage de cette aménorrhée provisoire, c’est que je pouvais travailler quand je le voulais, mon cycle n’était plus un problème. Non, le problème résidait ailleurs. Depuis l’annonce de ma grossesse, je n’avais plus aucune libido. D’ailleurs, je ne me masturbais plus. Et alors que j’avais été demandeuse d’orgasmes autrefois avec certains clients, je n’avais plus aucun désir. Ma poitrine jouait un rôle prépondérant dans mon excitation, et comme elle était devenue zone interdite, je ne recherchais plus à jouir.

Je ne sais pas si Antoine perçut mon indifférence ou mon malaise durant notre rapport mais une fois terminé, il ne se retira pas. Contrairement à Yann qui avait très mal vécu notre échange mécanique, Antoine ne s’en offusqua pas. Et bizarrement, moi non plus. Il s’allongea sur moi, éreinté. Je le pris dans mes bras. Mes mains caressèrent son dos. Je le sentais s’apaiser, sa respiration devenant plus calme et régulière. Il ne bougeait plus, toujours encastré en moi, son bassin entre mes cuisses. Comme lui, j’étais immobile. Je percevais le rythme de mon souffle se ralentissant, en écho au sien. J’aimais le poids de son corps sur le mien, telle une protection.

— Ça va ?

— Oui, très bien, et toi ?

— À ton avis ? dit-il avec un sourire en coin.

Nous rîmes. Cela ne ressemblait pas à cet instant post-coïtal un peu maladroit qui caractérisait les rendez-vous tarifés. Cela tenait davantage de ce que l’on partage après le sexe avec un amoureux, ou, à tout le moins, un amant. Antoine resta longtemps posé sur moi. Il finit par se détacher et jeta la capote nouée par terre.

Je ne lui demandais pas de se rhabiller ainsi que je l’aurais fait d’ordinaire. Je me rendis compte que sa présence ne me dérangeait pas, mais qu’au contraire, elle me faisait du bien. Rapidement, je réalisai pourquoi. Au même titre que je lisais souvent en mes clients au fur et à mesure de la rencontre, ce fin psychologue lisait en moi. Je le devinai lorsqu’il me regarda intensément et me demanda, droit dans les yeux :

— Pourquoi tu fais ça ?












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