Chapitre 89 : Une décision, partie II

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La question d’Antoine me laissa sur le cul. Pourtant, on me l’avait déjà posée, mais pas avec une telle sincérité. Cela l’intéressait vraiment.

Or, personne ne s’intéressait à moi. En tout cas, c’était mon ressenti ces derniers temps et il était particulièrement vrai depuis mon accouchement. Les amis venaient voir notre bébé, nos proches s’émerveillaient devant les mimiques de notre princesse et mon mari me reprochait de ne plus m’occuper de lui, sans se soucier de se demander si quelqu’un le faisait pour moi.

Je travaillais pour faire vivre notre famille, passait le plus clair de mon temps avec ma fille en bas âge, qui nécessitait ma présence quasi-constante et, par-dessus le marché, je gérais presque seule la maison car mon époux avait tendance à oublier que les tâches ménagères ne s’accomplissaient pas d’elles-mêmes.

Antoine avait vu juste car sa question sonnait comme un reproche : pourquoi fais-tu ça si tu n’en as pas envie ? Il avait deviné que je n’étais pas là pour mon plaisir mais par obligation, que je travaillais à contrecœur. Même si cela n’avait pas toujours été le cas, c’était la vérité actuellement. Comme il demeurait mon client, je ne voulais pas être honnête avec lui et lui avouer que je ne faisais ça que pour le fric mais, à ce stade, je n’arrivais plus à le cacher.

— Pourquoi tu fais ça ? répéta-t-il devant mon mutisme, les yeux toujours plantés dans les miens.

— C’est un travail comme un autre.

— Pas vraiment.

— Ça me plaît, pour plein de raisons.

— Je ne crois pas que ce soit très agréable que des types que tu ne connaisses pas te prennent comme ça, juste parce qu’ils te paient.

— Il faut bien vivre. C’est économiquement intéressant.

— Que fait le père de ta fille ?

— Il est au chômage.

Et il l’était depuis longtemps. Peu après notre mariage, des problèmes de santé le contraignirent à changer de voie. Le problème était qu’il n’avait pas la motivation harnachée au corps et que cela faisait des mois qu’il ne vivait que des Assedic, qui représentaient encore moins d’argent que le salaire qu’il gagnait auparavant. J’avais beau tenter de le faire réagir, il ne se bougeait pas et attendait, passif, que les choses se fissent d’elles-mêmes. Ce qui n’arrivait bien sûr jamais. Pourtant, je continuais à le défendre, loyale, car c’était le père de ma fille :

— Il s’en occupe quand je ne suis pas là et il le fait très bien. Actuellement, il est avec elle en Angleterre, ou peut-être déjà sur le chemin du retour, je ne sais pas quelle heure il est.

Il regarda son portable et m’annonça qu’il était dix-huit heures.

Cela faisait plus de deux heures que nous étions ensemble. Je n’avais pas d’autres clients après. Ou alors, si certains cherchèrent à me joindre pour prendre un rendez-vous à la dernière minute, je n’en eus pas connaissance, car je ne regardai pas mon téléphone. Je ne voulais pas faire éclater la bulle magique dans laquelle nous étions.

Au fur et à mesure de la conversation, nous changeâmes de positions, mais je restais collée à lui, et lui à moi. Tantôt je me blottissais dans ses bras, tantôt il se lovait dans les miens. On ne pouvait plus se détacher. On ressemblait à deux malades qui ne voulaient pas s’éloigner de leur perfusion, à deux smartphones en rade qui rechargeaient leurs batteries. Je lui posai des questions sur son métier passionnant et il essayait de comprendre les vraies motivations de mon choix de me prostituer. On tentait de percer les secrets l’un de l’autre. J’appris qu’à cause de son travail, il buvait beaucoup trop. Je lui expliquai que j’étais piégée dans un mariage qui ne me convenait plus.

L’heure tournait. Je sentais mon ventre gargouiller, en résonnance au sien, mais nous n’avions rien pour dîner. Et aucune envie de sortir du lit. Sa chaleur me comblait. Il se cramponnait à moi, me réclamant des câlins mais pas de sexe. On ne se touchait pas de cette façon-là. D’ailleurs, on ne s’embrassa pas non plus. Il demeurait mon client, même si le rendez-vous se prolongeait bien au-delà du temps imparti.

— On peut se revoir ? demanda-t-il lorsque je lui annonçais finalement devoir y aller.

J’aurais dû dire non. Parce que je savais qu’il ne me proposait pas cette rencontre pour bénéficier encore de mes talents de masseuse érotique.

— Quand ?

— Quand tu veux, quand tu peux. Quand tu n’as pas ta fille.

— Je l’ai tout le temps avec moi, c’est un bébé.

— Alors jamais.

J’aurais dû acquiescer, raisonnable.

— Je peux peut-être la faire garder par ma mère, un soir.

Je regardai mon alliance, consciente que j’étais en train d’achever mon mariage. Mais c’était ce que je voulais, en réalité.

Il était venu en bus. Lorsque je vis le temps exécrable au dehors, je lui proposai de le déposer. C’était sur ma route. Il accepta. Cela me parut étrange d’avoir un homme à mes côtés dans la voiture. De le voir me sourire comme si on se connaissait depuis longtemps. Pourtant, en même temps, cela me sembla naturel. Je comprenais que j’étais prête à passer à autre chose.

Je m’arrêtai sur le bas-côté lorsqu’il me l’indiqua.

— Tu as mon numéro. Contacte-moi si tu veux. Si tu peux.

Il m’embrassa la joue et sortit.

À 23 heures, je retrouvai mon mari et ma fille à la gare, avec un immense bonheur. Parce que je la retrouvai elle, et parce que c’en était officiellement fini de son problème de santé. Et aussi parce que je me sentais extrêmement bien. Je me sentais légère, aussi légère qu’après un premier date réussi. Je ne regardais pas mon mari dans les yeux. Je ne voulais pas qu’il voit la liesse dans les miens.

Sur le chemin du retour vers notre domicile, je le remerciai pour tous les efforts qu’il avait fournis pour s’occuper au mieux de notre fille lorsqu’il dût l’emmener toutes les trois semaines en Angleterre. Je le félicitai d’avoir été si courageux d’aller dans un pays étranger, dans lequel il n’avait jamais mis les pieds, et dont il ne maîtrisait pas la langue. Je lui exprimai toute la fierté que je ressentais pour lui, et toute la gratitude qu’il m’inspirait. Il prenait vraiment son rôle de papa à cœur et s’avérait tout à fait être le genre de père que j’avais espéré. Lorsque j’en eus fini avec les louanges, je lâchai enfin le morceau :

— Je sais que tu seras d’accord avec moi pour dire qu’on n’est plus heureux ensemble. On en a déjà discuté et on est souvent arrivé à la conclusion que notre histoire ne peut pas durer. Pour ma part, je pense qu’il est l’heure de dire stop. Tu n’es pas heureux avec moi, à cause de mon métier et de plein d’autres choses et je ne suis plus heureuse avec toi car, malgré toutes tes qualités, tu ne m’apportes pas ce dont j’ai besoin. On ne va plus dans la même direction.

Il conduisait, les yeux sur la route. Il souffla et hocha la tête, pour valider mes propos. On décida d’un commun accord de se séparer, mais de rester sous le même toit le temps qu’il se retourne. Je revis Antoine quelques jours après notre première rencontre. On se retrouva à l’hôtel, après ma journée de travail. Je ne le fis pas payer. On s’embrassa tels deux amants passionnés et on fit l’amour comme un couple normal. Je le ramenai chez lui avant d’aller rejoindre ma fille, que j’avais laissée chez ma mère.

Sur la route, on passa à côté d’une série de prostituées qui se tenaient dans le froid, sous la pluie, habillées comme il se doit, avec des vêtements vulgaires et aguicheurs.

— Les pauvres, commentai-je en les observant.

Et je le pensais vraiment. Je n’étais pas comme elles, je ne me voyais pas comme elles. J’avais beau vendre mon cul au même titre que ces femmes désœuvrées, je n’avais rien à voir avec elles. D’ailleurs, j’avais de la veine. Je travaillais dans un cadre agréable, je gagnais un salaire satisfaisant et je faisais des rencontres plaisantes. Cette soirée me réconcilia avec mon travail. Je ne me voyais plus comme une victime mais comme une femme chanceuse. J’étais désormais libérée de l’entrave d’un mariage qui ne me correspondait plus et j’avais le sentiment que la vie, à nouveau, s’ouvrait devant moi. J’étais reconnaissante pour tout ce que Grégory m’avait apporté, qu’il s’agisse de ma fille ou du sevrage de mon addiction, auquel il avait contribué. Avant de le connaître, j’étais perchée dans un petit appartement, droguée aux somnifères et aux anxiolytiques, boulimique et mal dans ma peau. Tellement de choses avaient changé depuis notre rencontre, quatre ans auparavant. J’avais vraiment fait un bond en avant et c’était en partie grâce à lui. Je n’avais pas peur de la suite, au contraire, elle me réjouissait.

Je ne savais pas ce qui m’attendait mais j’étais sûre que j’allais m’en sortir.

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