Chapitre 102 : Les clients, partie VIII (Les rencontres inattendues)

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Depuis que ma fille avait commencé l’école maternelle, je ne travaillais plus à l’hôtel. Je recevais à la maison, dans ma chambre. Pour éviter de trop m’exposer, je donnais d’abord une première adresse, pour que la personne puisse se garer sur un grand boulevard, sur lequel il y avait de nombreuses places libres et gratuites. Quand les clients arrivaient, je leur expliquais en direct au téléphone comment se rendre jusqu’à mon domicile.

Pour moi comme pour eux, la vraie rencontre représentait toujours une surprise. Que cette dernière soit bonne ou mauvaise, il y avait souvent un temps d’arrêt, de part et d’autre, lorsque j’ouvrais la porte. En sept ans d’activité, j’avais reçu à plusieurs reprises la visite de personnes que je connaissais déjà. Il y avait eu, notamment, celles de deux anciens camarades d’école, l’un de collège et l’autre de lycée.

Au premier abord, ces derniers ne m’avaient pas reconnue, ou bien, si cela s’était produit, l’un et l’autre s’étaient bien gardés de m’en parler et étaient entrés dans mon logis comme si de rien n’était. Peut-être ne m’avaient-ils pas resituée d’emblée car je m’étais annoncée au téléphone sous le pseudonyme de Mélissa et qu’ils avaient fréquenté la classe de Caroline. Pour ma part, je les avais remis tous les deux, chacun dès leur arrivée, et ma première impression avait été confirmée lorsqu’ils s’étaient présentés sous leur véritable identité. Qu’il s’agisse de Pierre ou de Nourredine, ils avaient tous les deux choisi la seconde option, ce qui nous avait laissé un certain temps pour échanger. J’avais alors découvert que l’un et l’autre étaient mariés, avec deux enfants et, comme bien souvent, tous les deux avaient atterri chez moi pour « se changer les idées », « casser la routine », ou « pimenter leur vie ».

Au fur et à mesure du rendez-vous, j’avais eu l’impression qu’ils m’avaient finalement reconnue, même s’ils ne m’en avaient rien dit. J’avais deviné cela à leurs yeux pleins de malice, à leur rire franc ou lors de leurs questions orientées.

— Alors, comme ça, tu te prostitues ? C’est un drôle de métier, non ?

Je pouvais presque entendre : « ...surtout pour une tête de classe et la chouchoute des professeurs, qui plus est ! Qui l’aurait cru ? »

De manière générale, je ne me sentais pas honteuse, car j’assumais parfaitement ce job lucratif, même si je ne le criais pas sur tous les toits. J’avais simplement opiné du chef, confirmant les avantages de ce choix un peu inattendu, et j’avais répondu à leurs questions le plus naturellement du monde. Jusqu’à la fin des rendez-vous, personne n’avait osé mettre les pieds dans le plat. Ce petit jeu, qui consistait à ignorer l’éléphant rose au milieu de la pièce, m’amusait beaucoup. J’avais d’ailleurs eu encore plus envie de rire en découvrant leur intimité. J’avais ricané intérieurement :

— Oh, alors comme ça, voilà à quoi ressemble la bite de Nourredine. Ah bah, il a pas menti, il est bien circoncis. Ainsi donc, voilà la teub de Pierre. Eh bien, ma foi, il n’y avait vraiment pas de quoi pavoiser !

Bien sûr, ils avaient dû penser la même chose à mon sujet. J’étais vierge lorsque nous partagions la même classe alors, autant dire que personne ne m’avait jamais vu à poil et ne pouvait deviner comment j’étais sous mes vêtements. Maintenant, eux aussi savaient. Cela avait rendu l’expérience cocasse et légèrement grotesque.

Plus récemment, sans le savoir, j’avais accepté de prendre rendez-vous avec l’un de mes ex, Thibault, le graffeur rebelle de ma promotion de BTS. Plus de quinze ans étaient passés depuis notre rupture et en organisant cette rencontre, ni lui ni moi ne nous étions doutés du lien qui nous avait uni autrefois. Lorsque je l’avais découvert sur le seuil de ma maison, j’avais aussitôt déclaré :

— Nan, mais là, non, ça va pas être possible.

— Ah, ok.

Il avait semblé ne pas comprendre. Peut-être ne m’avait-il pas encore identifiée. J’avais tendance à rester dans la pénombre, protégée par l’entrebâillement de la porte, pour éviter justement de m’exposer plus qu’il ne fallait. Pris au dépourvu, il avait insisté :

— Sûre ?

— Certaine.

Je lui avais claqué la porte au nez, sans concession. Je ne suis pas sûre qu’il eut compris les raisons de ma défection de dernière minute. Ne voulant pas recevoir de sa part une demande d’explications, ou des reproches, j’avais bloqué son numéro dans la foulée. Vue ma réaction quasiment épidermique, il avait dû s’imaginer être trop repoussant pour que j’assure la suite de la rencontre. Il faut dire qu’il avait clairement une tête de déterré. Quand je le fréquentais, il était déjà pas mal porté sur les drogues douces et sa maigreur était assez notable à l’époque. Là, je l’avais trouvé encore plus émacié, avec son visage livide, ses joues creusées et ses yeux cernés profondément enfoncés dans leur orbite.

En dehors de ces trois épisodes, je ne me retrouvais jamais dans une situation désagréable où j’aurais eu affaire, par exemple, au mec d’une copine, à un parent d’élève, ou encore, à quelqu’un de mon entourage, proche ou éloigné. De même, lorsque je me baladais hors de chez moi, jamais je ne sentis sur moi le regard d’une personne que j’aurais pu croiser au cours de mes prestations olé-olé. D’ailleurs, comparée à la masseuse érotique qui arborait une tenue plus suggestive, à l’extérieur, j’étais méconnaissable.

Au quotidien, j’affichais une allure de maman tout ce qu’il y avait de plus ordinaire, jean, baskets et lunettes de soleil vissées sur le nez. Hors contexte, il était peu probable que l’un de mes clients puisse faire le rapprochement entre celle qu’il avait vue nue dans une chambre à la lumière tamisée et la trentenaire au style passe-partout qui se tenait devant la sortie de l’école maternelle. Je riais d’ailleurs intérieurement de l’incongruité de cette situation. J’imaginais souvent la tête stupéfaite des éducateurs qui s’occupaient de ma fille, ou des gens qui me disaient bonjour en me croisant le matin, s’ils avaient su mon vrai métier.

Dans le même ordre idée, je m’interrogeai régulièrement à propos de mon voisinage. En effet, durant des années, il y eut un certain nombre d’aller et venues d’hommes à mon domicile. Cependant, malgré cela, jamais un de mes voisins ne vint se plaindre à moi. Je suppose qu’en me voyant évoluer dans mes fringues au look casual, ils ne pouvaient m’imaginer m’adonnant à ce genre d’activité. Je n’étais pas une pute très crédible.

Chez moi, je me sentais donc intouchable, bien à l’abri du danger, mon secret habilement protégé derrière les murs de mon habitation. Jusqu’à ce jour du printemps 2016.

J’avais repris le travail depuis quelques semaines, dès la disparition des signes visibles de l’avortement. Je n’étais pas au top moralement, mais accueillir du monde m’empêchait de ruminer. En cette matinée fraîche et ensoleillée de la fin avril, mon téléphone sonna.

— Bonjour. Je suis Thomas et j’aimerais prendre rendez-vous avec vous aujourd’hui.

Sitôt le créneau choisi, je l’enregistrai dans le répertoire de mon portable sous le pseudo « Toma15h/opt2 ». Il m’arrivait de noter mes rendez-vous sur une feuille de papier mais, la plupart du temps, pour aller plus vite, je les rentrais directement dans mon répertoire. Ce dernier était rempli à ras-bord et regorgeait de noms de code de cet acabit, tous plus étranges les uns que les autres pour un non-initié.

À l’heure convenue, apparut sur mon écran tactile le contact susnommé. Je décrochai. C’était mon dernier client de l’après-midi et j’étais ravie et soulagée d’avoir presque finie ma journée.

— Je suis garé à l’adresse indiquée. Où dois-je aller maintenant ?

Je lui expliquai succinctement comment venir. Il marchait en même temps que je faisais le GPS au bout du fil.

— Ok, je vois le numéro 6, je suis devant votre porte.

Je me tenais debout derrière celle-ci, m’apprêtant à lui faire mon plus beau sourire commercial.

Je considérais que tous les clients devaient être reçus de la même façon. Qu'importe leur physique, j’espérais qu’ils se sentent, à chaque fois, telle une bombe sexuelle sur laquelle j’allais littéralement me jeter.

Lorsque je découvris à qui j’avais affaire, je me figeai. J’aurais bien aimé être filmée à cet instant pour voir mon visage se décomposer en un éclair. Je devinai que mon sourire de façade s’effaçait de lui-même, alors je le forçai. Dans le même temps, je me mis à trembler et mon cœur s’emporta plus vite qu’un cheval au galop qui aurait été apeuré par un coup de fouet.

Je connaissais cet homme et je ne le connaissais que trop bien.

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