Chapitre 103 : Les clients, partie IX (Toma15h/opt2 ou la rencontre du troisième type)

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En ouvrant la porte, j’eus l’impression que le passé me rattrapait. L’homme face à moi me replongea dix ans en arrière, à l’époque du procès en appel de mon premier mari, lorsque je travaillais au bar d’Axelle.

Sur le seuil de l’entrée, se tenait Thomas. Je reconnus sans mal son physique atypique. Je l’avais suffisamment détaillé en recherchant des informations à son sujet sur internet, à la télévision lorsqu’il était apparu au journal de vingt heures, ou dans la presse quotidienne au moment de l’affaire. Je l’avais même croisé en chair et en os. Cela s’était produit à plusieurs reprises, au cours des trois semaines qu’avait duré le procès de mon ex-mari, aux assises de Rennes. J’avais alors vu Thomas en train d’arpenter la salle des pas perdus. Je l’avais observé à la dérobée devant la machine à café. J’avais imprimé son visage très abîmé sur ma rétine à force de fixer son profil au cours de son témoignage à la barre. Malgré les dix années qui s’étaient écoulées depuis, cette histoire m’avait marquée.

Mon détenu, l’homme que j’avais fréquenté durant quatre ans, était arrivé au tribunal en accusé, mains menottées dans le dos et fers aux pieds, pour affronter « sa » victime, Thomas, le plaignant. Ce dernier avait été violemment agressé et défiguré lors d’une expédition punitive, dont il porterait les stigmates à jamais.

À présent, Thomas me dévisageait, étonné de mon mutisme. Il attendait que je réagisse. Le face-à-face me sembla durer une éternité. Pourtant, rapidement, je repris mes esprits et me mis à bafouiller :

— Bon-bonjour, entrez... je vous en prie. Heu... ravie... oui ravie de vous rencontrer.

Pas du tout.

Je ne pouvais pas lui dire la vérité, ni lui avouer que je ne le rencontrais pas pour la première fois. Je ne pouvais pas lui confesser que je savais très bien qui il était, que je connaissais même une partie de sa vie. J’avais déjà en tête son nom, son prénom, son ancien métier, ainsi que le nombre d’enfants qu’il avait et les circonstances dans lesquelles sa femme l’avait quitté. Thomas était presque mon voisin, il vivait non loin de là, dans une commune attenante à la mienne. Toutes ces informations me revinrent en mémoire et d’autres encore, tout aussi précises, dès l’instant où il apparut dans l’encadrement de ma porte.

Mais, moi, qui étais-je pour lui ? Des questions fusèrent dans ma tête. Est-ce que Thomas était au courant de ma véritable identité, pas celle, farfelue, de Mélissa, la masseuse érotique ? Mais surtout, surtout, connaissait-il le lien que j’entretenais avec l’homme qu’il considérait comme le responsable de tous ses malheurs, celui qu’il devait surnommer son pire ennemi ? Avait-il appris pour mon mariage religieux en prison ? Quelle était la vraie raison de sa venue à mon domicile ? S’il savait qui j’étais, était-il venu pour se venger ? Pour me faire la peau ? Pour me tuer ? Il avait forcément organisé cette rencontre pour m’atteindre, pour me blesser, pour prendre enfin sa revanche sur l’homme qu’il détestait.

Je paniquais complètement, le coeur battant la chamade, les mains aussi vibrantes qu’un womanizer en pleine action. Mon instinct était clair à ce sujet : N.O.N. Il fallait qu’il reparte. Je voulais annuler le rendez-vous, me désister, mais j’eus peur qu’il ne le prenne mal et que la situation empire.

Malgré l’état de choc dans lequel j’étais plongée, et les multiples interrogations qui me mettaient au supplice, j’essayai tant bien que mal de demeurer professionnelle. Je fis un effort considérable pour garder mon calme et paraître naturelle. Après tout, me répétai-je vainement pour me rassurer, c’était Mélissa qu’il était venu voir, pas l’ex-femme du détenu qui avait détruit sa vie. Et tu n’es plus mariée avec lui, qui plus est, alors pourquoi sa victime voudrait-elle s’en prendre à toi ? Même si j’avais du mal à me persuader que Thomas ne recherchait qu’un simple moment de détente, je m’obligeai à faire comme-ci.

À contrecœur, je lui indiquai donc le couloir et la marche à suivre, comme pour n’importe quel autre client lambda :

— Quand vous serez à l’étage, en haut de l’escalier, ce sera tout droit. Je vous en prie, passez le premier, je vous suis.

Je te suis et je t’ai à l’œil, surtout.

Je réfléchis à toute vitesse en le suivant du regard : où sont les bombes lacrymo ? J’aurais dû monter un couteau ! Il faut que je cache les foulards au cas où il tente de m’étrangler avec. En lui emboîtant le pas, je gémissais intérieurement : je ne veux pas que cet homme me touche, je ne veux pas qu’il pose les mains sur moi !

Pas lui.

Je l’observais évoluer dans ma maison et j’avais l’impression de visualiser un hologramme en pleine action. C’était comme être rentrée dans une dimension parallèle, comme si Freddy Mercury en personne arpentait le premier étage de ma maison. Quelle était la probabilité que cet homme-là vint chez moi ?

Arrivés dans la chambre, je demandai à Thomas de se déshabiller, essayant vainement de reprendre contenance. Il se dénuda et je pus détailler son corps, très abîmé. Ce n’était pas beau à voir. Et encore plus désagréable à toucher.

— Je ne vous fais pas mal ?

— Non. Ne vous inquiétez pas. C’est cicatrisé.

Le massage fut un vrai supplice pour moi. Thomas était loquace, Dieu merci, ce qui me donna le sentiment que le temps passa un peu plus vite, que la « torture » allait bientôt s’arrêter. J’étais tellement à cran que j’en avais mal au ventre. En découvrant l’état de son corps, d’autres auraient peut-être demandé ce qu’il lui était arrivé. Ce ne fut pas mon cas. Moi, je le savais déjà. Je n’abordai donc pas du tout le sujet. Lui, en revanche, ne s’en priva pas. Je ne désirais pourtant pas l’entendre m’en parler. Malgré tout, il ne cessa de me parler de son affaire et de ses agresseurs, durant toute la durée de la séance. Je m’attendais presque à ce qu’il cite le nom de mon ex-mari, ou celui des autres jeunes hommes impliqués dans ce drame, et dont je me souvenais très bien. Tout cela datait un peu. Pourtant, en dépit de la décennie écoulée, je n’avais rien oublié.

Heureusement, Thomas n’en fit rien. Il disait simplement « eux » pour les désigner. Eux, ceux qui avait ruiné sa vie, sa famille, son corps, son visage. Eux, qui avaient passé des années au placard pour payer leurs conneries et dont certains étaient déjà dehors, au grand dam de l’homme que j’avais à présent sous les mains. Eux, qui l’indemniseraient jusqu’à leur dernier souffle et lui, qui porterait à jamais les traces de cette infâmie.

Lui, je l’avais en face de moi, et j’allais désormais l’avoir en moi.

Le moment fatidique arriva. Je le préparai comme d’habitude. Il voulut me caresser, mais ses mains handicapées me rebutaient.

— Je suis désolée, je ne préfère pas. En général, je n’aime pas trop qu’on me pelotte les seins. Les hanches, à la rigueur...

C’était faux. Depuis la fin de l’allaitement de ma fille (et même avant, à partir du moment où elle avait commencé la nourriture solide) je reprenais plaisir à ce qu’on s’occupât de ma poitrine. Même les conséquences de ma toute dernière grossesse avortée, qui avait rendu mes seins hyper sensibles au toucher, avaient tendance à s’estomper. Mais, lui, je ne l’aurais pas supporté.

Devinant peut-être mon malaise, Thomas n’insista pas et m’effleura à peine. De toute façon, dès qu’il me frôlait, je me défilais comme une anguille qu’on aurait essayé d’attraper. Pour m’épargner le désagrément de le sentir parcourir ma peau, je m’assis sur lui à califourchon, le buste relevé au maximum, le plus loin possible de lui. Et je mis à bouger. Je remuai comme une dégénérée, à m’en faire des claquages aux cuisses et aux muscles fessiers, dans l’espoir qu’il vienne au plus vite.

Tandis qu’il me pénétrait, j’entendais cette phrase qui tournait en boucle dans ma tête : « Tu auras eu les deux en toi. L’agresseur et l’agressé. Le bourreau et la victime. Le coupable et l’innocent. Quoi qu’il arrive désormais, il y aura toujours ce lien entre eux, celui de ton corps qui les a accueillis tous les deux. » L’idée me rendait malade. J’avais le sentiment de trahir mon premier mari, avec celui qui avait causé sa perte en l’envoyant dix-huit ans en prison.

Lorsque Thomas eut fini, je sautai du lit pour me rhabiller, tel un diable surgissant de sa boîte. J’écourtais au maximum les mondanités d’usage de fin de rendez-vous, désireuse de passer à la douche au plus vite. Je mis presque Thomas à la porte et remontai me laver aussitôt, encore tremblante et terrorisée. J’enfilai ensuite un jogging et me pelotonnai sur mon canapé, recroquevillée contre les coussins. J’appelai Manu et lui racontai tout. Mon récit, débité à la hache entre deux respirations saccadées, était complètement décousu.

En me confiant à mon ami, je réalisai que toutes mes peurs avaient été infondées. Ce client n’avait ni été agressif, ni dangereux. C’était simplement un homme qui, dans un moment de spleen, avait eu besoin de réconfort. Un soutien moral et émotionnel que j’avais été incapable de lui procurer. A postériori, je m’en voulais de l’avoir traité ainsi. Il ne méritait pas un tel accueil de ma part. Il n’y était pour rien s’il avait choisi la mauvaise personne pour le réconforter.

Suite à cette entrevue hallucinante, je restais sous le choc pendant des jours, incapable de recevoir un client. Je croyais à la magie dans ma vie, mais je me serais bien épargnée cette rencontre abracadabrante.

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