Chapitre 100 : Le mauvais conseiller

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La prostitution était un métier à double tranchant. Elle me permettait de financer les différents moyens de ma guérison, mais j’avais parfaitement conscience des dégâts qu’elle avait déjà causé dans ma vie passée et des barrières qu’elle créait encore dans mon existence actuelle.

Après trois relations amoureuses, dont deux s’étaient soldées par un divorce et une par un suicide, j’étais sacrément refroidie, pour ne pas dire, plutôt réfractaire à l’idée de me relancer dans une nouvelle histoire. Je savais que la prostitution n’était pas étrangère à l’échec de mes deux précédentes unions. Au début symbole de liberté, mon activité était devenue un piège qui se refermait sur moi. Il était évident que je ne pourrais jamais concilier vie privée et vie professionnelle. Je devais choisir.

Or, je n’avais pas prévu de changer de carrière prochainement. Alors, à moins d’un miracle, d’un homme qui accepterait mon métier sans en souffrir ou me le reprocher, je devais tirer un trait sur ma vie sentimentale. Malheureusement, je n’avais pas non plus prévu de rentrer dans les ordres. Même si je clamais souvent que je menais une vie de nonne, à passer mes soirées à lire ou à méditer, je n’en restais pas moins une femme. Presque deux ans s’étaient écoulés depuis le décès de Guillaume lorsque je ressentis à nouveau une certaine attirance pour un membre de la gent masculine. En dépit du chagrin et des regrets, j’envisageais peut-être enfin de tourner la page.

Stéphane était l’un des animateurs de ma fille. Je le rencontrais chaque fois que je la déposais au centre aéré le mercredi après-midi. Comme je n’avais quasiment plus de vie sociale, mes seules interactions avec des adultes se résumaient aux civilités que j’entretenais avec les parents d’élèves de la maternelle ou les personnes travaillant au centre de loisirs. C’est donc dans ces circonstances que je croisai la route de cet homme. Enfin, un homme... un gamin plutôt, car il avait cinq ans de moins que moi. Cela aurait dû me mettre la puce à l’oreille. Cela ne le fit pas.

J’ai d’abord été séduite par son originalité. Avec sa crête iroquoise, dressée sur le sommet de la tête, et son tatouage à l’avant-bras gauche, il sortait du lot. C’était un grand brun aux yeux noisette d’1m80, au corps efflanqué et au style incertain, à mi-chemin entre un skateur et un squatteur. En plus de ses qualités physiques indéniables, Stéphane était toujours souriant et ma fille l’adorait. Émoustillée par tant d’atouts, après quelques semaines à lui tourner autour, je le draguai plus ouvertement. Il me répondit positivement. De fil en aiguille, nous échangeâmes quelques mots, puis nos numéros de portable.

Nous étions à présent le 25 décembre 2016. La veille, j’avais réveillonné avec ma mère et ma fille autour d’un joli sapin sous lequel croulaient les cadeaux. Ma princesse avait été gâtée et je devais désormais la déposer chez son père et l’y laisser une semaine entière. Cette période de festivités me rendait nostalgique. J’avais passé le dernier réveillon de Noël de Guillaume en sa compagnie et le souvenir de cette magnifique soirée me revenait sans cesse en mémoire. Je n’avais pas envie de me retrouver seule, et de profiter de ce tête-tête avec moi-même pour replonger dans ces réminiscences douloureuses.

Alors, quand Stéphane me convia à passer chez lui le soir-même, j’acceptai, fébrile et curieuse. Je débarquai à l’adresse indiquée à vingt heures, le cœur battant dans la poitrine. Mon hôte m’ouvrit, tout aussi stressé que moi. Il m’invita à entrer et à prendre place sur le sofa, puis me proposa à boire. Je refusai boissons alcoolisées et sodas, lui expliquant succinctement les raisons de mes choix. Il respecta mes convictions et me servit un verre d’eau, puis se prépara une bière.

Je tiquai. Ça démarrait mal. Je n’interdisais pas aux gens de consommer de l’alcool en ma présence, après tout, ils faisaient ce qu’ils voulaient. Mais je ne recherchais pas une histoire sans lendemain. Si un homme me plaisait, et c’était le cas de Stéphane, je voulais pouvoir me projeter. Qu’importe mon métier, ou notre décalage d’âge, je n’envisageais de renouer avec l’intimité que dans une relation suivie, à défaut d’être sérieuse. En dépit ou à cause de mon activité professionnelle, j’étais de plus en plus romantique et j’espérais toujours rencontrer le prince charmant. Et je n’imaginais pas ce dernier un verre à la main.

J’eus envie de me lever et de partir, mais je ne le fis pas. Il était beau quand même, même s’il picolait.

La soirée se poursuivit. On échangea sur nos métiers respectifs. Consciente que le mien allait forcément poser problème, j’éludai la question. L’honnêteté ne m’avait pas réussi à ce sujet jusque-là, alors je me contentais de lui dire que j’étais à mon compte. Il ne m’interrogea pas davantage et s’épancha sur son job, qu’il adorait, m’expliquant combien il s’éclatait avec les enfants. En même temps, étant donné qu’il était payé pour s’occuper de ma fille, il n’allait pas me dire le contraire. Mais il avait l’air sincère. Il me raconta deux ou trois anecdotes amusantes au sujet de ma gamine et je me détendis. Cependant, lorsqu’il me confia dans la foulée refuser de devenir père un jour, je me crispai à nouveau.

— Pourquoi ? demandai-je, curieuse.

— C’est trop de responsabilités.

Je tiquai de plus belle. Je n’avais pas prévu de me faire faire un enfant dans les minutes à venir mais, une fois de plus, j’imaginais un peu plus qu’une simple passade. Et, à presque trente-cinq ans, je ne désirais pas faire le deuil d’un autre enfant. Ce rendez-vous avec Stéphane le beau gosse m’apparaissait de plus en plus mal barré. Les loupiottes rouges qui signalaient le danger s’allumaient les uns derrière les autres en moi. J’entendais ma petite voix :

Casse-toi, casse-toi, caaaaaaasssssse-toi.

J’eus envie de me lever et de partir mais je ne le fis pas. Il était beau quand même, même s’il ne voulait pas de gamin, étant donné qu’il en était encore un.

Il se servit une seconde bière et, ce breuvage aidant, m’avoua qu’il était alcoolique. C’était bien la première fois que j’entendais un jeune homme de 29 ans se montrer aussi lucide sur cette addiction, qui touchait pourtant bon nombre de mes contemporains. Je reconnus qu’il était courageux de se présenter ainsi et lui demandai s’il se faisait aider.

— Non. À quoi bon ? C’est ainsi. Je finirai avec une cirrhose du foie et puis c’est tout.

Une autre lumière se mit à clignoter sur mon tableau de bord interne.

J’eus envie de me lever et de partir mais je ne le fis pas. Il était beau quand même, même s’il était complètement à côté de ses pompes.

Il était minuit passé et je bayais aux corneilles depuis vingt-deux heures. Avec mes habitudes de méditante matinale, je ne réussissais plus à veiller tard et les fêtes de fin d’année aidant, je tombais de fatigue encore plus rapidement.

— Tu veux rester dormir ?

— Ici ?

Il regarda vers la mezzanine pour m’indiquer la chambre à l’étage et hocha la tête, qu’il avait charmante au demeurant. Il me fit un sourire qui se voulait rassurant, mais qui avait plutôt l’air carnassier.

— Heu...

Non, non, non, non, non. NON.

Tous les voyants rouges se mirent à pulser dans tous les sens. Mon instinct était on ne peut plus clair. Il hurlait à l’intérieur de moi, me suppliant de prendre mes jambes à mon cou et de me sauver en courant de cet appartement.

J’eus envie de l’écouter et de partir, mais je ne le fis pas. Il était beau quand même et ça faisait presque deux ans que je n’avais pas été enlacée par les bras d’un homme.

Alors, après un court laps de temps de réflexion inutile, parce que je savais très bien ce qui allait sortir de ma bouche, je dis ce que je n’aurais jamais dû dire :

— Oui, pourquoi pas.

À cet instant, le gardien de mon système de protection interne, chargé de m’alerter en cas de problème, ce qu’était clairement cette mauvaise idée, se fâcha tout rouge. Il jeta sa machine à ses pieds en me traitant de tous les noms. Je le visualisais fou de rage, comme le personnage de Colère dans le dessin animé Vice versa. Je l’entendis s’époumonner à l’intérieur de moi :

— Je t’ai dit de te barrer, espèce d’idiote !! Ah nan mais là, c’est vraiment n’importe quoi ! Mais t’espère quoi, nunuche ??? Un alcoolique de 29 ans qui ne veut pas d’enfant ?? Mais casse-toi nom de Dieu !!! Ah non mais c’est pas vrai, j’ai jamais vu une cruche pareille ! Alors là ma cocotte, faudra pas venir te plaindre quand ça partira en sucette, hein ! Moi, je ne serai pas là, je rends mon tablier !

Je me levai et fis taire la vilaine petite voix en moi, forcément de mauvais conseil, et je suivis Stéphane au premier.

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