Chapitre 116 : Le cocktail molotov

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Lors de ma séance de thérapie suivante, lorsque je montrai enfin à Stéphanie le message destiné à ma mère, elle me conseilla de faire preuve de prudence. Elle m’invita à reformuler quelques tournures trop violentes, de peur que la missive ne se retournât contre moi. Mais, bien que j’eusse sollicité son avis et ses conseils, je m’emportai contre elle. Je l’accusai de prendre la défense de ma mère et de me faire passer pour la méchante. J’avais le sentiment que Stéphanie aussi se disait, au fond d’elle :

— Nan mais Caroline, allez-y mollo, c’est votre mère quand même.

La même ritournelle que celle que j’avais entendue toute ma vie. J’étais en colère. Je me sentais trahie. Je m’en ouvrai donc à la femme en qui j’avais le plus confiance au monde à cet instant précis. Je le fis avec véhémence, les larmes aux yeux, la voix crachotante :

— Et moi ? N’ai-je pas été sa fille ? Pourquoi personne ne lui a jamais dit « Mais Jacqueline, c’est ta fille quand même, tu devrais faire attention » ? Les parents sont tout-puissants et les enfants ont toujours tort ! Vous ne pouvez pas cautionner ça !

J’étais hors-de-moi. Si désormais même ma thérapeute s’y mettait, qu’allais-je devenir ? Stéphanie était ma seule alliée dans cette bataille. Ce n’était pas juste et j’en avais soupé de cette injustice, qui me rongeait de l’intérieur depuis si longtemps. Cette dernière demandait réparation. Il y avait même en France, et depuis peu, une expression pour cela : la justice restaurative. Mais, moi, par le passé, je n’en avais jamais bénéficié et j’en payais encore les pots cassés. Personne ne m’avait demandé pardon. Personne. Ni ma mère, ni mon père, ni mon oncle, ni aucun de mes ex... Personne.

Lorsque Stéphanie mesura l’ampleur de ma colère contre elle et la peine que sa réaction me procurait, elle me rassura. En nuançant mes propos, elle ne voulait pas étouffer ma voix ou mes cris de douleurs, mais me protéger. Elle avait peur que couper le cordon ombilical, après tant d’années, et de façon aussi brutale, me fît complètement perdre pied. C’était à ses yeux une rupture très violente, trop radicale. Elle craignait que cette missive au vitriol me brûlât et me fît autant de mal, si ce n’était plus, qu’à la principale intéressée. En pleine période de sevrage, Stéphanie redoutait que je replongeasse, tête la première, dans la boulimie, exactement comme je l’avais fait après ma séparation d’avec le père de ma fille. Ma thérapeute prenait son rôle de filet de sécurité très au sérieux et voulait me préserver d’une chute vertigineuse, forcément regrettable.

De sa voix la plus pédagogue, elle me conseilla d’y aller par étapes, supputant que cela me serait moins préjudiciable. Elle me suggéra quelques aménagements de formules, pour adoucir le texte. Elle m’invita à ne pas réagir à chaud, comme à mon habitude, sous le coup d’une émotion passagère, et m’exhorta à le faire dans le calme, avec discernement. Ses conseils étaient pertinents, pleins de bon sens et de respect mais, même en comprenant sa démarche, je m’obstinai, butée. J’acceptai pour lui faire plaisir de modifier quelques formulations un peu rudes, mais je gardai l’essence du message. Je voulais couper les ponts définitivement.

— Définitivement, Caroline... peut-être pourriez-vous laisser une porte de sortie ?

— Quand j’étais gamine, je n’avais pas d’issue de secours, moi. Donc, non, pas de porte de sortie. Définitivement.

Stéphanie argumenta encore un moment, essayant de me faire entendre raison, puis abandonna. J’étais une tête de pioche qui préférait foncer dans le tas. Je savais que mon message était extrême, mais la cassure était inévitable. J’en avais un besoin viscéral. La missive était vraiment vache mais pas autant que ma mère l’avait été avec moi. Je ne tolérais plus les compromis. Il fallait que cette mascarade cesse. Je n’avais pas envie d’oublier, ni de pardonner. Il en allait de ma survie. Je devais la faire sortir de ma vie, par la porte ou par la fenêtre, et m’épargner toutes ces réunions où je devais l’observer me sourire en m’appelant « ma fifille ».

Fifille en avait ras-la-casquette. Fifille n’était plus.

Jusque-là, Stéphanie avait réussi à traiter bon nombre de mes lourds dossiers, sans aucune réticence de ma part, mais celui-là était brûlant, explosif, même. Il n'avait été jusqu’à présent qu’effleuré, et elle comprenait désormais pourquoi. Tel un dangereux cocktail molotov, ma relation conflictuelle avec ma mère semblait prête à lui péter à la tronche. Ainsi, dans mon intérêt, Stéphanie rétropédala et se rangea à mes côtés. Son travail de thérapeute avait ses limites et elle le savait. Je lui étais reconnaissante de ne pas m’empêcher de m’exprimer comme je le souhaitais. Même si cela risquait de me porter préjudice, j’étais prête à prendre le risque. Je voulais avancer et couper les ponts avec le passé me semblait la seule option.

J’envoyai le message à mon retour de séance.

Je vécus les jours suivants au fond de mon lit, incapable d’écrire une ligne et, encore moins de publier sur l’Atelier des Auteurs. Au bout d’un certain temps, je me fendis d’un texte d’explications à l’intention des lecteurs. Je n’avais jamais passé autant de jours sans mettre en ligne un nouveau chapitre de ma saga en cours. Je ne voulais pas les inquiéter. Ce fut mon second post plus personnel et, une fois encore, les retours, chaleureux et bienveillants, me réconfortèrent.

À la rentrée, lorsque ma fille retourna en classe, je ne repris pas mon activité de masseuse érotique, comme d’ordinaire. Quand des clients me sollicitèrent, je répondis que j’étais encore en vacances ou que je souffrais du Covid. Après leur avoir offert mes meilleurs vœux, je promettais de les relancer lorsque j’irai mieux, même si, à ce stade, je n’avais aucune idée du temps que cela allait prendre.

Je me réveillais chaque matin difficilement, alourdie de chagrin. Tristesse m’attendait dès que j’ouvrais les yeux. Les cheveux en bataille dissimulés sous un bonnet, le visage nu et les paupières gonflées, je croisais sur le chemin de l’école des parents d’élèves qui me souhaitaient « Bonne année » ou « bonne journée ». Je leur répondais en me forçant à sourire, avant de finir mon trajet de retour à pied en pleurant. Ensuite, pour me distraire, je feuilletais des magazines, enfoncée confortablement dans le canapé, une bouillotte sur le ventre. J’avais constamment froid. J’écoutais le silence de la maison, ou les bruits de la vie au-dehors, seules musiques que je tolérais encore. De toute façon, la plupart du temps, je percevais surtout le fil de mes pensées, redondantes, comme principale ambiance sonore.

J’alternais entre le salon et ma chambre, où, bien calée au chaud dans le fond de mon lit, je regardais des films, des séries ou des documentaires inspirants, pour m’occuper l’esprit. Je m’endormais devant les images, épuisée. Malgré les nombreuses heures de sommeil dont je bénéficiais la nuit, j’étais tout le temps fatiguée en journée. Lorsque je rouvrais les yeux, je me sentais un peu plus reposée. Mais, j’avais beau récupérer physiquement, Tristesse était toujours allongée à mes côtés.

Un matin, j’emmenai Tristesse au cinéma pour nous changer les idées. Puis, je partis l’après-midi me balader avec elle dans les nombreux parcs autour de chez moi. Aux repas du midi, je déjeunais en sa compagnie, sans que mon ancienne amie, Boulimie, ne s’invite également. Le soir, avec ma fille, nous dinions à trois.

Tristesse ressemblait à une colocataire envahissante.

Le 10 janvier, l’autobiographie du Prince Harry fût livrée dans ma boîte aux lettres. Je la dévorais en trois jours, accrochée à son récit, page après page, pleurant toutes les larmes de mon corps. En 1997, il avait treize ans quand sa mère avait succombé à un accident de voiture. En 1996, j’en avais quatorze quand mon frère avait péri dans les mêmes conditions. Je comprenais chacun de ses mots, chacun de ses sentiments. Ces derniers résonnaient en moi plus fort qu’un tintement de cloches dans un église vide. Harry, le rebelle, Harry l’incompris, Harry le mouton noir de la famille. Harry qui était malheureux mais que personne ne comprenait, ni ne soutenait. Moi, je savais. Je savais la violence de perdre un proche à un si jeune âge, alors une maman... J’avais tellement de peine pour lui. Lui aussi connaissait Tristesse. Qu’importaient la richesse et la position, Tristesse était partout et n’épargnait personne. Malgré nos différences, il était humain et nous étions reliés.

Me reconnaitre dans son récit me fit un bien considérable. Toutes les larmes que je versais en le lisant semblèrent nettoyer encore un peu plus les douleurs de mon passé. Chacune de ses déclarations fut un baume sur mes plaies. Je vécus les jours suivants en trimballant Tristesse comme une amie un brin reloue, mais dont la présence se révélait nécessaire. Elle avait sa raison d’être, cette compagnonne d’infortune. Comme pour Harry, j’avais de la compassion pour moi-même. J’étais triste pour l’enfant qu’on n’avait pas respectée, pour l’adolescente suicidaire qui avait sombré, pour la jeune femme qui s’était si souvent cassé la gueule, pour l’adulte qui s’était tant battue contre un ennemi invisible. Nous étions à l’aube d’une nouvelle année et je pleurais toutes celles que je ne rattraperais jamais, qui s’étaient envolées au loin, irrécupérables. Tout ce temps perdu me laissait un goût amer dans la bouche. Mais je n’avais pas le choix, je devais vivre avec, c’est-à-dire l’accueillir, le ressentir et l’accepter, et ce, en évitant tout jugement réprobateur. J’avais fait de mon mieux. Voilà ce que je me répétais.

Sois fière, tu fais de ton mieux.

Ce n’était pas pour rien si, des années auparavant, j’avais fait encrer cette phrase sur mon avant-bras gauche. Quand j’oubliais ce en quoi je croyais, mes tatouages étaient là pour me le rappeler.

Au fil des jours, malgré la fatigue que cela occasionnait, je constatais combien pleurer soulageait. On ne m’avait jamais autorisée, ni encouragée à extérioriser mes sentiments lorsque j’étais petite. Quand je commençais à laisser libre cours à mes émotions, on me sommait de me taire.

Chutttttttt.

Quand je riais trop fort, que je m’amusais comme une perdue, mon père s’énervait et exigeait que je cesse. Lorsque je pleurais à chaudes larmes, ma mère m’ordonnait d’arrêter, répliquant systématiquement que j’étais seulement fatiguée. Si je me plaignais, pour mes grands-parents, il s’agissait d’une comédie à laquelle je m’adonnais pour les mener par le bout du nez. Un jour, chez eux, alors que j’étais en train de « disjoncter » à cause de l’histoire avec mon oncle, ma grand-mère avait appelé les secours. Ma rage leur avait fait peur. Une infirmière était arrivée pour « me calmer » à coup de piqures. Comme un chien qu’on aurait euthanasié chez le vétérinaire, ils avaient désiré tuer ma capacité à m’exprimer. Mieux valait étouffer cette souffrance qui jaillissait de moi que la comprendre et la respecter.

La joie comme la peine n’avait pas le droit de citer dans ma famille. Personne ne se disait « je t’aime ». Cela s’apparentait à des mots grossiers. Et lorsque nous n’allions pas bien, on nous exhortait à nous nier afin que tout le monde puisse continuer à vivre comme si de rien n’était. Il fallait lisser les sentiments, annihiler les émotions, et tuer dans l’œuf toute velléités d’opposition, et ce, dans le seul but de ne pas déborder du cadre très respectable de notre image, toujours soumise au qu’en-dira-t-on.

Toute ma vie, conditionnée à cette éducation du silence et des apparences, j’avais appris à me contenir, mais cette fois-ci, je n’avais plus envie de cadenasser Tristesse. J’en découvris les bienfaits. Je constatais avec surprise que ce n’était pas si grave d’ouvrir les vannes, même pendant des jours, même pendant deux semaines. Il n’y avait ni risque de noyade, ni d’inondation. D’ailleurs, au fur et à mesure que je me libérais du trop-plein, en toute logique, les larmes commencèrent à se tarir.

Le message destiné à ma mère l’avait trouvée.

Elle ne répondit pas et cela me convint très bien. Je n’attendais ni ne désirais aucun retour de sa part. La douloureuse mais inévitable clôture du dossier maternel signa mon retour à la vie normale. Mieux, il annonçait l’avènement d’une nouvelle année, assurément pleine de promesses. 2023 me tendait les bras. Je sortis de ces vingt jours ébranlée, mais plus confiante que jamais.

Je repris l’écriture et les publications sur ADA, ainsi que le travail auprès de mes clients et celui avec Stéphanie.

Un matin, je réalisai que Tristesse était partie.

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