Chapitre 117 : Clients ou amants ?(Partie I)

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À la fin janvier 2023, Envie remplaça Tristesse.

Cela faisait un peu plus d’un an que j’étais célibataire et même si j’avais toujours mes clients pour me satisfaire sexuellement, ce n’était jamais que physique. Je rêvais d’une vraie histoire d’amour. L’éternelle romantique qui sommeillait en moi espérait encore rencontrer le Prince Charmant. Cependant, je connaissais les limites de ce souhait à cause de mon métier.

Tant que la prostitution faisait partie de ma vie, je savais que je ne pourrais pas me remettre avec quelqu’un. Pour être en couple, il fallait que j’arrête mon travail. Or, pour arrêter mon travail, j’avais besoin d’une option de remplacement. L’écriture représentait mon salut, mais cette solution n’était pas encore d’actualité. Face à ce constat, je me trouvais toujours dans une impasse.

Il existait selon moi deux autres freins à la réalisation de mon désir de mettre fin à mon célibat. Le premier concernait le manque de temps dont je disposais pour faire des rencontres. Étant donné que ma fille résidait en garde principale chez moi, soit vingt-six jours par mois, mon temps de maman solo demeurait limité. De plus, ma fille, désormais âgée de onze ans, avait pris l’habitude de notre vie à deux, une situation confortable qu’elle n’était pas pressée d’abandonner pour laisser la place à une tierce personne, un homme qui plus est. Enfin, en sus de tous ces « handicaps », il y avait ma vie sociale, quasiment inexistante. Je ne sortais presque jamais. Si je le faisais, c’était pour randonner ou aller au cinéma, et je préférais le faire seule qu’accompagnée. Mes clients, de moins en moins nombreux depuis que j’avais réduit mon temps d’activité, s’avéraient donc les seules personnes de sexe masculin avec lesquelles j’entrais en interaction. En dehors des massages, je n’avais pas beaucoup d’occasions de croiser la route d’un beau mâle.

Depuis mes débuts dans le métier, je n’avais jamais considéré mes clients comme un vivier potentiel pour trouver le grand amour. C’était même plutôt le contraire. Lorsque ces derniers venaient me voir, une part de moi, probablement encore très prégnante à ce moment-là, ne pouvait s’empêcher de se méfier. Il m’arrivait régulièrement de penser, à leur sujet :

« Finalement, s’ils sont chez toi, c’est qu’il doit y avoir un truc qui cloche, non ? Quel mec sain consulterait une masseuse érotique ? »

Malgré toutes ces années passées à les défendre, je réalisai que je possédais encore un certain à priori sur eux. Mais mon opinion négative à leur encontre faisait rarement long feu car aussitôt que je me disais cela, j’entendais ma petite voix intérieure ricaner :

— Et toi, nunuche, regarde-toi dans le miroir ! Quel homme sain sortirait avec une pute ?

Touché. Coulé.

Personne n’était parfait. Nous avions tous nos « tares », nos boulets aux pieds. Si je voulais qu’on accepte les miens, il fallait aussi que j’apprenne à arrêter de juger autrui sur ce seul élément. Et puis, il fallait relativiser, prostituée ou client, nous n’étions pas des criminels.

Je pouvais d’autant plus émettre l’hypothèse que craquer sur un client fut possible, qu’objectivement, cela m’était déjà arrivé par le passé. J’en avais d’ailleurs épousé un, Grégory, devenu le père de ma fille. Ensuite, j’avais eu un coup de cœur pour Antoine, le baroudeur qui travaillait dans l’humanitaire, avec lequel j’avais partagé une brève liaison, à l’origine de mon divorce. Cette courte aventure, vécue en lisière du cadre de mon activité tarifée, avait été la dernière du genre et remontait déjà à plusieurs années. Cette rencontre était par ailleurs advenue à l’époque de mon premier sevrage de la boulimie, celui qui avait duré treize mois, lorsque j’avais 33 ans. Je ne pus m’empêcher de noter une corrélation entre la fin de mon addiction et l’avènement de nouvelles possibilités. À cette époque-là, il m’avait semblé que la libération de mon corps et de mon esprit n’était pas étrangère à l’attrait et au plaisir que j’avais ressenti dans les bras d’Antoine.

Il faut comprendre que la boulimie, comme toutes les addictions, impacte l’ensemble de notre existence. Quand on est sous l’emprise d’une obsession, on survit plus qu’on ne vit. Et survivre, ça se ressent, pour nous, comme pour notre entourage. L’addiction nous met constamment en tension, comme une pile électrique en rade toujours en train de clignoter, déchargée et à l’agonie. On ne s’arrête jamais de penser au produit qui nous manque, persuadé qu’il nous le faut pour aller mieux. Quand on parle à autrui, une alarme résonne toujours en bruit de fond, même si on fait de notre mieux pour la mettre en sourdine. Lorsqu’on s’adonne à une activité, cette dernière est constamment teintée d’envies au sujet de l’objet de notre convoitise. Obnubilés par celui-ci, les « drogués » ont tendance à vite se déconnecter du monde qui les entoure, pour se projeter dans le moment suivant, celui où, enfin, ils auront accès à leur « passion ». Ce schéma ne s’interrompt jamais. C’est un cercle vicieux à l’image de celui d’un hamster tournant constamment en boucle dans sa roue, sans repos.

Une addiction consomme énormément d’énergie. La mienne avait tant épuisé mes batteries que je finissais souvent les journées à plat. Les nuits, parfois courtes et peu régénérantes, pleines de cauchemars ou de songes toxiques, n’avaient rien arrangé à ma fatigue chronique. Délivrée de mes compulsions, j’avais donc enfin quitté le mode « urgence », commun à tous les accros. La réussite de mon sevrage, couplée à l’allégement de ma charge de travail en tant que prostituée, n’avait eu que des incidences positives sur ma relation avec mes clients. Il y avait eu un avant et un après.

Hasard ou pas, au tout début de mon ultime tentative pour sortir de la boulimie, en septembre 2022, j’avais fait une jolie rencontre. L’intéressé, un dénommé Alexis, avait alors le même âge que moi. Marié et père de deux enfants, il était à son compte et gérait un laboratoire de produits pharmaceutiques.

À l’époque de notre rendez-vous, l’attirance avait été réciproque, même si dans mon cas, elle n’était intervenue que lors de notre rapprochement physique inévitable, à la fin de la prestation. Pourquoi à ce moment-là ? Peut-être parce que cela avait été la première fois que j’avais vraiment regardé Alexis depuis son arrivée chez moi.

Lorsque je travaillais, je ne considérais pas les hommes que je rencontrais comme des mâles ordinaires. Ils représentaient une espèce à part de la gent masculine que je côtoyais. En les observant, j’avais le sentiment d’avoir enfiler des lunettes déformantes, qui tronquait ma vision et mon esprit. Je les voyais à travers mon filtre, pas tels qu’ils étaient réellement.

Cependant, avec Alexis, les choses s’étaient déroulées différemment. Lors de nos ébats, son regard perçant avait éveillé en moi un sentiment chaud et diffus. Agréablement surprise par le contact et le poids de son corps sur le mien, après le coït, je l’avais laissé rester plus longtemps qu’à l’accoutumée. Je ne l’avais pas repoussé comme je le faisais parfois lorsqu’un client me semblait envahir mon espace. J’avais accepté ses caresses et ses baisers. Étonnamment, me blottir entre ses bras m’avait paru naturel. J’avais même été tellement charmée sur le moment que j’avais glissé les mains dans sa chevelure châtain clair, et que je l’avais invité à m’embrasser. Mon doigt avait ensuite ondulé sur ses lèvres pleines, comme pour les redessiner. J’avais encensé son sourire magnifique. Il avait souri de plus belle, son front collé au mien.

Chaque fois qu’il avait plongé ses prunelles bleu océan dans les miennes, j’avais dû détourner les yeux, gênée par tant d’intensité. La peur d’être percée à jour m’avait dominée. J’avais presque honte d’avouer qu’il me plaisait. Pourtant, cela paraissait réciproque à en croire nos compliments échangés. Mais mon attrait pour lui n’avait pas été que physique. Il n’avait pas résulté que de simples sensations physiques, liées à notre rapport sexuel, ou du plaisir charnel qu’un orgasme m’aurait procuré. Cela avait été plus que ça. J’avais été touchée par la tendresse qu’il m’avait offerte lorsque nous étions l’un contre l’autre. J’avais aimé la façon dont il avait caressé mes cheveux, en dégageant l’une après l’autre les mèches de mon visage. Son attitude avait été celle d’un homme amoureux, pas d’un amant de passage et encore moins d’un client venu pour une rencontre tarifée.

Enlacés, nous avions continué à rire bien après le gong de fin. Nous avions discuté de tout et de rien, comme deux étrangers lambdas désireux de faire plus ample connaissance. Jouer de telles prolongations avait été délicieux. Je n’avais pas agi ainsi depuis longtemps. Comme Antoine autrefois, Alexis m’avait vraiment troublée. Et il y avait de quoi ! À mon grand étonnement, ses gestes et ses déclarations m’avaient rappelé celles d’Erwann, l’homme idéal que j’avais créé pour mon autofiction. En dehors de son statut d’homme marié, Alexis correspondait au genre de compagnon avec lequel j’aurais aimé vivre une histoire. Dans sa manière de me regarder, par le biais des compliments qu’il m’avait adressés, comme dans mes rêves, je m’étais sentie valorisée et respectée.

La séance avait été appréciée de part et d’autre, comme me l’avaient confirmé les messages qui s’en étaient suivis.

Lui aussi avait été perturbé par notre rencontre. Il avait voulu me revoir, malgré sa situation familiale peu propice à ce genre d’incartades. J’avais botté en touche. Je savais que nous n’avions pas d’avenir. Au cours de nos échanges par sms, Alexis avait laissé entendre qu’il voulait faire évoluer sa situation matrimoniale, sans pour autant me promettre quoi que ce soit. Nous avions conversé à plusieurs reprises, avant de nous échanger quelques photos de nos vies privées, comme si nous étions amis, ou amants, ou ni l’un ni l’autre, finalement.

J’aurais volontiers poursuivi avec lui s’il m’avait donné des signes encourageants. Mais, après quelques jours de discussions de cet acabit, j’avais compris que nos échanges ne serviraient à rien. Bien qu’il eût été malheureux en couple, sexuellement frustré et très désireux de vivre autre chose que sa routine de bon père de famille et de mari de façade, j’avais deviné qu’il ne quitterait jamais sa femme. J’avais cessé de répondre à ses messages. Je l’avais fait sans regrets, et ce, malgré les quelques relances qui étaient tombées à l’eau et pour lesquelles j’avais fait la sourde oreille.

Par la suite, toujours en septembre 2022, lorsque j’avais évoqué avec Stéphanie ce rendez-vous un peu à part avec ce client qui l’était tout autant, ma thérapeute avait été étonnée que je ne lui ai pas donné une chance. Elle avait vu combien Alexis avait réveillé en moi l’envie de plus. C’était peut-être à ses yeux de thérapeute l’occasion que j’attendais pour enfin arrêter mon métier. Alexis avait peut-être été le miracle que j’espérais pour quitter mon job et changer de vie. Dubitative quant à ma décision, elle m’avait interrogé à propos de mon choix de ne plus le revoir. Ma réponse avait été claire :

— Je suis célibataire, libre et disponible, et je n’ai pas de temps à perdre avec un homme déjà pris. Je n’avais jamais été et ne serai jamais la maîtresse de personne. Je ne suis pas ma mère. Et puis, malgré son profil attrayant, malgré sa ressemblance avec Erwann, mon homme idéal, Alexis n’en était qu’un prototype.

— Un prototype ? avait répété Stéphanie en souriant.

— Oui, comme une première version, un essai, un brouillon... s’approchant du modèle parfait, mais ne l’égalant pas complètement. Comme un certain nombre de mes clients, Alexis avait beaucoup de potentiel, d’atouts physiques, de qualités diverses et variées, mais il était marié.

— Il aurait pu quitter sa femme.

— Pour une pute ? Non, je ne crois pas. À vrai dire, j’en suis même sûre. Mais ne vous inquiétez pas, croyez-moi sur parole, Alexis ne sera pas ma dernière chance de rencontrer quelqu’un de bien. Je suis sur la bonne voie, Stéphanie. Je ne sais pas comment l’expliquer mais je pressens que bientôt, la bonne personne se présentera.

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