Chapitre 21 : La maîtresse

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Si je n’ai pas été surprise de retrouver une Lucie, voleuse de maman, à table à papoter avec la mienne, je ne l’ai pas non plus été lorsque, arrivant de nouveau à l’improviste, j’ai retrouvé ma mère sur le canapé, dans les bras du père de Lucie, toujours marié, sans chemise, mais encore avec son pantalon. Elle était avachie sur lui, la main caressant son torse velu digne d’un acteur porno des années 80.

Je ne le savais pas encore mais maman n’en était pas à son coup d’essai.

Je ne peux décortiquer la construction de ma future vie sentimentale avec les hommes sans évoquer le cas « J.Y.T. » Par respect pour sa personne et parce que c’est un homme que j’ai beaucoup aimé, je le citerai sous cette appellation. Revenons en arrière.

JYT apparaissait dans le paysage de mon enfance depuis plusieurs années, même si je ne situe pas exactement à quel moment il est entré dans nos vies. JYT venait régulièrement nous voir à la maison, fou amoureux de ma mère, dont il ne cessait de vanter les mérites. Il passait parfois en fin de journée, jamais plus de quelques heures. De temps en temps, il mangeait avec nous le midi, en semaine, mais toujours en coup de vent. On ne le voyait pas le week-end, ni les jours fériés, et encore moins pendant les vacances. Ma mère le présentait comme son « ami », avec cette pédance qu’utilisaient les adultes, à l’époque, pour parler d’une relation en dehors des liens sacrés du mariage.

L’ami JYT nous offrait des cadeaux mais n’était pas souvent là. Quand il était là, il s’enfermait parfois dans la chambre avec ma mère, malgré ma présence. Ma mère disait qu’elle avait besoin « de temps pour elle », mais comme mon père ne s’occupait plus de nous, elle ne pouvait pas me virer des lieux, alors elle m’en excluait en fermant sa porte à clef. Je me souviens de cette scène où, alors probablement âgée d’une dizaine d’années, je la supplie de me laisser profiter de la présence de JYT. Je ne veux pas qu’ils me laissent seule dans la grande maison pendant qu’ils s’amusent, alors je gratte derrière la porte, comme un petit chien, jusqu’à ce qu’ils m’ouvrent. Ce qu’ils ne font pas. Frustrée, je me mets à pleurer car moi aussi, j’apprécie beaucoup JYT et je veux passer du temps avec lui. Après Rabu qui m’a traitée avec irrespect, je suis heureuse que maman ait choisi meilleure compagnie, un homme bon et gentil, adorable avec moi. Il pourrait même être un super papa. Un papa de remplacement, comme certains enfants en ont. Le mien ne me convient plus vraiment, trop aléatoire dans ses comportements, mais JYT est super, parfait pour assumer ce rôle.

Face à mon insistance à vouloir profiter de la venue de JYT, qu’elle ne veut garder que pour elle, maman se met en rogne contre moi, m’expliquant combien je suis méchante de ne pas lui laisser un peu de temps seule alors qu’elle me consacre déjà tant de sa vie. Avec du recul, je peux comprendre qu’à ce moment-là, elle se sente vampirisée par ses enfants, moi en particulier, encore toute jeune. Mais sur le coup, j’ai ressenti ce rejet comme une marque édifiante de désamour à mon égard. Quand JYT était là, on me reléguait au second plan. Ainsi, mise sur la touche, je paraissais inutile et embarrassante. Cette situation a duré des années, au cours desquelles JYT se présentait comme un homme de passage qu’elle câlinait devant moi, comme un compagnon, pas comme un papa de substitution.

Mon frère venait de décéder lorsque j’ai enfin compris ce qui se cachait derrière l’image confuse que détenait JYT à mes yeux. Un jour, probablement devant l’insistance de mes questions, maman m’a avoué la vérité. Quand j’ai réalisé la véritable fonction de cet homme dans nos vies, je me suis sentie flouée. Mon ignorance a amusé ma mère, qui m’a expliqué que tout le monde au quartier était au courant, notamment les parents de ma meilleure amie, Robert et Sylvie. Ce n’était pas du tout un secret. Ma mère était la maîtresse d’un homme au su et au vu de tous. Une relation déclarée, assumée, revendiquée. J’en suis tombée des nues en découvrant le pot aux roses. Maman s’est gentiment moquée de ma naïveté, étonnée que je n’ai pas compris les signes plus tôt. Je ressentis dans son rire du mépris, imaginaire ou non, comme si elle allait me traiter de débile. Sa réaction m’a presque davantage blessée que cette douloureuse révélation.

Ainsi donc, JYT n’était pas son ami, mais son amant. Et à l’écouter, j’aurais plutôt dû me réjouir de cette annonce qu’en être horrifiée. Libérée, ma mère a enfin pu me partager les détails sordides de ce qu’elle considérait comme une véritable relation. Elle m’a raconté que JYT était marié à une femme qu’il surnommait la « grosse Sophie », que ma mère semblait également prendre plaisir à ridiculiser.

— Elle ne s’est jamais rendue compte de rien, la grosse Sophie, ah ah.

Malgré son rôle de briseuse de ménage, ma mère n’éprouvait ni honte, ni remords, ni regrets. Bien au contraire, elle paraissait se sentir toute puissante, fière de son entourloupe, heureuse de ravir à une femme un homme déjà en main. Elle devait se percevoir comme la préférée, celle pour laquelle JYT était prêt à mettre son couple en péril tant elle était exceptionnelle.

Je ne voyais pas du tout les choses sous cet angle-là. Pour moi, comme à l’époque de Rabu, ma mère endossait sans le comprendre le rôle de la traînée. À part du sexe et un peu de tendresse prodiguée sur ses pauses déjeuners au cours des jours travaillés, que lui offrait-elle ? Était-ce donc ça, un couple, pour eux ? Se voir pour baiser entre deux portes fermées et basta ? N’y avait-il aucune autre valeur, aucun autre objectif à une union à deux ? Et le respect de liens sacrés du mariage, des serments d’amour que l’on s’échangeait dans l’alcôve, JYT s’était-il torché le cul avec ?

La colère me rongeait, changeant aussitôt ma perception de l’un et de l’autre. Lui me décevait, elle me dégoûtait. Et de manière générale, les adultes me trahissaient, me mentaient, me menaient en bateau, ma mère en tête de proue. Je n’allais que de désillusion en désillusion.

Quelques années après cette découverte, alors que ma mère n’était plus sa maîtresse (encore que, allez savoir...) et que j’allais bientôt terminer mon année au foyer de jeunes filles, j’ai débarqué sans prévenir sur le lieu de travail de JYT pour lui demander des explications :

— Pourquoi ne pas avoir quitté ta femme pour te mettre avec ma mère, si tu l’aimais ?

— J’ai été lâche.

— On aurait pu être heureux tous ensemble si tu nous avais choisis. Mon frère ne serait peut-être même pas mort, si tu avais été plus présent pour nous.

— Tu es comme ma fille, Caroline, et j’aime énormément ta mère, mais je ne pouvais pas abandonner mon foyer et rompre mes engagements. Elle ne méritait pas ça.

Il a répondu à mes questions de manière honnête, courtoise et bienveillante, mais je suis restée confuse et sceptique. Je devinais tout l’amour qu’il portait à ma mère mais comprenais aussi qu’il n’avait pas été aussi fort que ça, vu qu’elle n’avait pas détrôné la « grosse Sophie » qui elle, méritait le respect. Là où ma mère s’était crue exceptionnelle, elle n’avait été qu’une distraction. Il l’avait utilisée pour son bon plaisir, puis balancée comme un kleenex. Et elle y avait consenti, acceptant qu’on la traite comme un produit jetable. Si l’amour ressemblait à ça, je le trouvais carrément à chier. Les adultes avaient décidément de drôles de façons de s’aimer. Les hommes pouvaient être lâches et menteurs, prêts à tout pour pimenter leur vie, sans penser à l’influence néfaste que leurs comportements inappropriés pouvaient avoir sur leur entourage. Entre mon père, Rabu, mon oncle, le père de Lucie et JYT, je n’avais pas été entourée par des parangons de vertu au cours de mes deux premières décennies de vie.

De là à dire qu’ils avaient scellé mon destin avec mes futurs prétendants, il n’y avait qu’un pas...

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