Chapitre 31 : Le stand up

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Lorsque le premier client de la soirée est entré, je n’ai pas eu le temps de dire ouf qu’il a jeté son dévolu sur moi, avant de m’offrir une coupe. C’était un habitué et moi, de la chair fraîche, alors je n’ai pas été surprise qu’il me choisisse face à ma collègue décatie.

Jusqu’à mes dix-huit ans, j’avais été une adolescente très sage. Détraquée sur le plan psychologique, certes, mais préservée à bien des égards. Je ne trainais jamais dans les bars le soir ou le week-end. Je détestais le monde de la nuit, et si je suis allée en tout et pour tout à trois reprises en boîte de nuit dans ma vie, ce seraient bien les seules fois. Je ne buvais pas d’alcool et, d’ordinaire, voir les autres en consommer m’incommodait. Je n’aimais pas l’effet que la boisson produisait, ce mélange de perte de contrôle de soi, de stupidité et d’hilarité sans raison particulière. J’étais de ceux qui se lâchaient rarement, préférant garder le contrôle, même s’il n’était qu’illusoire. Malgré la folie pathologique et génétique qui menaçait de me tendre les bras à tout moment, j’avais la tête sur les épaules et me percevais, la majorité du temps, comme une jeune fille sensée et raisonnable.

Alors, me retrouver ici, feintant le plaisir de siroter une coupe de champagne en charmante compagnie, m’a paru complètement invraisemblable. Néanmoins, aussi fou que cela puisse paraitre, je me sentais à ma place. Il ne m’a pas fallu plus de trente secondes pour enfiler nouveau costume et m’y sentir comme dans mes petits chaussons. Face à mon client, ma sobriété et mon rejet habituel de l’alcool ne m’apparaissaient pas un frein pour me mettre dans l’ambiance. Certains profitaient des vertus désinhibantes des petites bulles pour se détendre et sociabiliser. Pour ma part, je n’en avais nullement besoin pour être à l’aise, rire ou me montrer loquace.

Parmi les atouts que je comptais mettre à profit pour gagner de l’argent, j’avais ma tchatche. Je pouvais discourir sur n’importe quel sujet. Malgré mon jeune âge, ayant l’habitude de lire et de m’intéresser à différents domaines, j’avais pléthore d’anecdotes à raconter. Je ne me retrouvais jamais à court d’idées pour relancer la conversation quand un blanc risquait de s’installer. En plus d’être prolixe, j’avais de l’humour. Je rebondissais sur les mots pour jouer avec, n’hésitant pas à me montrer taquine avec mon interlocuteur, sans aller trop loin, façon festival du rire.

Je dosais mes effets, jonglant avec parcimonie entre mes divers avantages, physiques ou intellectuels, consciente qu’en face de moi il y avait d’abord un homme à charmer. Je n’étais pas là pour me faire de nouveaux amis, mais pour séduire la gent masculine. Alors, j’alternais les plaisanteries grivoises avec des battements de cils, des jeux de jambes et une variété de postures offrant de belles plongées dans mon décolleté. N’étant pas bien grosse, je ne possédais pas de poitrine opulente à faire pigeonner mais, comme je l’ai découvert ultérieurement, les hommes n’étaient pas tous obnubilés par une paire d’obus. Mon 85B suffisait amplement à les faire flancher.

En plus de mon attitude séductrice, légèrement provocante, je me montrais intéressée par la vie de l’homme à qui je souhaitais soutirer de l’argent, par le biais des coupes offertes. Ainsi, je lui ai posé des questions légères, veillant à ne pas transformer mon intérêt fallacieux en interrogatoire du FBI. Et comme les hommes en général, et les michetons en particulier, aimaient parler d’eux, la tâche se révélait aisée.

Rapidement, j’ai eu l’impression d’être une psy car mon premier client, comme tous les autres malheureux qui suivraient, n’hésitait pas à me raconter ses déboires. Il ne dérogeait pas à la règle selon laquelle l’alcool déliait les langues. Comme je m’en apercevrais plus tard, plus les clients sirotaient leur verre, plus ils s’épanchaient sur leurs déconvenues. Et ils étaient intarissables, allant de leur femme, partie avec leur meilleur ami, à leur chien qui venait de se faire écraser, sans oublier le poste mieux payé qu’ils convoitaient et qui leur était passé sous le nez. On me confiait autant les problèmes familiaux, médicaux, pécuniaires, judiciaires que tous les autres problèmes qui pullulaient sur notre planète. L’ironie de ma vie me sautait aux yeux. J’avais tout fait pour ne pas ressembler à ma mère et voilà qu’à mon tour je devenais le bureau des pleurs. La différence notable entre elle et moi résidait dans le fait qu’elle faisait parler les femmes et moi les hommes, et que cela me permettait de gagner de l’argent là où elle était bénévole.

C’est sur mon premier client que je me suis exercée dans mon nouveau rôle d’hôtesse, un métier que j’ai improvisé sur le tas, mais dans lequel je me fondais à merveille. Voyant que le micheton mordait à l’hameçon, pour finir de le convaincre de m’emmener au salon, j’ai usé de la dernière corde à mon arc. Entre deux fausses gorgées prises en pinçant les lèvres, je me suis mise à glousser comme une dinde soûle à toutes ses blagues pourries. Et plus je riais, plus il était aux anges, persuadé d’être aussi hilarant que beau, ce qu’il n’était ni l’un ni l’autre, en réalité.

Mon stand up a réjoui ma patronne toute la soirée. Épatée, elle me couvait affectueusement du regard comme une mère l’aurait fait avec son enfant en train de prendre son envol. C’est donc sous ses yeux ravis qu’après deux coupes, mon client m’a suggérée un salon. J’ai accepté la proposition, encouragée par les clins d’œil discrets de ma cheffe. J’avais confiance en elle et m’en remettais à son opinion, d’autant qu’elle avait tenu ses promesses jusque-là. J’avais à peine eu à tremper mes lèvres dans les coupettes de champagne qu’elle les avait dégagées l’une après l’autre. Je ressentais d’autant moins d’hésitation à suivre mon client à l’abri des regards que la perspective de faire une bouteille à deux cent trente euros s’accompagnait de celle de ma commission, d’un montant de cinquante. Dès lors, mon salaire a grimpé en flèche pour mon plus grand plaisir.

La belle métisse nous a installé dans l’espace exigu et a déposé un seau à glace sur la petite table basse. Dans ce dernier trônait une bouteille de champagne neuve qu’elle a débouché devant nous. Elle nous a servi les deux premières coupes avec savoir-faire, puis a disparu derrière le rideau. Ce contexte différait grandement de tout ce que j’avais connu en matière de contacts physiques avec les hommes. Jusqu’ici, j’avais été coutumière d’échanges dans un cadre amoureux, impliquant de l’attirance, de la séduction, voire des sentiments. Désormais, le sexe se présentait à l’état pur, brut et sans fioritures. Je me suis surprise moi-même de ne pas être gênée par ce manque de décorum romantique. Il faut croire que ma première année d’activité sexuelle m’avait suffisamment libérée pour que je ne sois pas si empotée que ça.

Pour retarder le moment où je serais au menu, grâce à mon flot de paroles débitées à la hache, j’essayais de soûler mon interlocuteur, déjà bien éméché par ailleurs. J’espérais qu’en ne laissant aucun temps mort, il se fatiguerait et ne me ferait pas d’avances. Mais il a fini par me demander s’il pouvait se masturber devant moi. Sachant que la séance touchait à sa fin, audacieuse, je l’ai invité à reprendre une bouteille pour que l’on puisse continuer notre rendez-vous privé. Pour le convaincre de débourser 460 euros et des brouettes de coupettes, je lui ai promis que je le laisserais se caresser sous mes yeux.

Il a accepté, a payé une seconde bouteille et ma patronne nous a refait le même sketch en la déposant. Ensuite, j’ai tenu parole et je l’ai laissé s’affairer. Pendant qu’il se branlait face à moi, je l’observais avec un air ébahi, en comptant et recomptant mentalement mes gains. De toute façon, je ne savais pas quoi faire de plus car je ne semblais d’aucune utilité. Le mec, à fond dans son trip exhibitionniste, nécessitait seulement que je le reluque. S’il le regarder avec des yeux de merlan frit lui suffisait pour me foutre la paix, tout en encaissant autant d’argent, j’avais vraiment trouvé la poule aux œufs d’or.

Je ne me souviens pas s’il a joui à la fin de cette rencontre. Peut-être que oui, peut-être que non. Si cela a eu lieu, j’ai dû récupérer les mouchoirs usagés pour les mettre dans mon sac et les jeter plus tard, comme exigé par la patronne aux aguets. Le contact du sperme, ou son odeur, ne me dégoutaient pas. Rien de ce que j’ai expérimenté ce soir-là n’allait m’empêcher de dormir.

Je me suis d’ailleurs demandée ce qui pouvait bien le faire, car en rentrant chez moi cette nuit-là, à plus de deux heures du matin, les poches remplies de mes petits billets, je me suis écroulée d’une saine et heureuse fatigue.

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