Chapitre 36 : Bad boy

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À dix-neuf ans, après deux années chaotiques, dont une passée à repiquer ma terminale MOREA, j’ai décroché mon bac ES en candidate libre, sésame indispensable pour poursuivre ma scolarité. Celle-ci redevenait normale. J’ai réintégré les bancs de l’école en septembre, comme n’importe quel élève lambda, pour entamer un BTS « Communication des entreprises » dans le lycée que je fréquentais depuis ma seconde. En arrivant le jour de la rentrée, je n’étais pas dépaysée. Connaitre les lieux comme ma poche me donnait le sentiment de faire partie du décor, au même titre que le distributeur de boissons ou la plante verte de la CPE.

Je n’ai été acceptée dans cette formation prisée que grâce à l’appui de mes anciens enseignants bienveillants. Malgré des notes moyennes à l’examen et un dossier scolaire gruyère, ma candidature a été remontée en haut de la pile, soutenue par Madame Urbain et Monsieur Bernard, respectivement professeurs d’histoire-géo et d’économie. Je ne les remercierai jamais assez d’avoir cru en moi à cette époque.

Le principal avantage de ce BTS à côté de chez moi était de me permettre de rester vivre dans mon confortable logement HLM. Je n’avais aucune envie de quitter mon home sweet home de vingt-cinq mètres carrés pour aller m’enfermer, comme certains autres étudiants, dans une cabane à lapin qui en aurait fait la moitié.

À côté de mes études, pour subvenir à mes besoins, je travaillais toujours en tant que modèle photo et nounou, et je bénéficiais encore de l’aide « jeune majeure » du Conseil Général. J’en profiterai jusqu’à la fin de mon cursus, deux ans plus tard, avant de devoir trouver un autre moyen de subsistance. Même si je ne roulais pas sur l’or, mis bout à bout, ces diverses rentrées d’argent me permettaient de me concentrer sur ma scolarité.

Après avoir enchaîné quatre histoires sentimentales au cours des deux dernières années, je venais de me séparer de Sylvain, trop jaloux et possessif, et je savourais à présent mon célibat, éprise d’une liberté que je chérissais et désirais toujours plus grande.

Cette dernière était toute relative puisque je demeurais assujettie à la boulimie. En me faisant vomir, je croyais avoir trouvé une méthode infaillible pour combiner mon besoin de me remplir constamment avec mon obsession pour maintenir un poids faible. Mais cette addiction était un cercle vicieux que je ne voyais pas se refermer sur moi. Je n’avais pas conscience de l’engrenage dans lequel j’avais mis les pieds à seize ans, après mon régime, et j’espérais encore que les choses s’arrangeraient d’elles-mêmes. Cependant, comme j’étais limitée financièrement, je ne suivais plus de thérapie, alors attendre une amélioration s’avérait illusoire. La boulimie avait un coût, financier, d’abord, car la nourriture n’était pas donnée, médicale, ensuite, même si je n’en mesurais pas encore les conséquences. La principale dont j’avais conscience concernait l’isolement dans lequel elle me plongeait régulièrement, lorsque je préférais fuir la compagnie des gens pour manger.

Quand la maladie qui me rongeait en privé, me laissait un peu tranquille, en public, j’affichais une assurance quasi sans faille, notamment avec les hommes. Dragueuse autant que draguée, j’étais consciente de mon pouvoir de séduction. Depuis ma perte de poids, j’avais développé suffisamment de confiance en moi pour me sentir par moments irrésistible et, de fait, on ne m’avait pas beaucoup résisté. Ceux que j’avais convoités jusque-là ne m’avaient jamais dit non.

C’est ainsi que naissent une partie des croyances qui nous dirigent, nourries de nos retours d’expériences. Elles se développent d’elles-mêmes, qu’on s’en aperçoive ou non, et créent une sorte de filtre sur notre réalité. On les remet rarement en cause jusqu’à ce que la vie intervienne et nous rappelle à l’ordre. Alors, de gré ou de force, les nouveaux évènements font évoluer nos façons de penser et modifient nos perceptions de nous-même ou de notre environnement.

Après Sylvain, je suis tombée sous le charme de Thibault. Il appartenait à ma nouvelle promo de BTS, composée d’un ensemble hétéroclite d’étudiants, en provenance des quatre coins de la France. Il débarquait de Troyes, à plus de six cents kilomètres de là. Quasiment un expatrié.

Après l’adorable Nicolas, l’inoffensif Jules, l’intello Antoine et Sylvain, l’archétype du mec de cité, j’affinais mes goûts en matière de gent masculine. Désormais, je ciblais les fortes personnalités. Avec son baggy porté bas sur les fesses, ses sweats à capuche Bullrot et son air patibulaire, Thibault ne pouvait que me plaire. Il arborait cet air renfrogné qu’affichaient les mecs qu’il ne fallait pas faire chier, nous donnant le sentiment qu’il allait nous envoyer paître dès qu’on lui parlerait. Nous n’entendions le son de sa voix que lorsqu’il répondait aux profs qui lui posaient des questions. C’était le seul étudiant qui arrivait au lycée en Golf 3, fringué comme un rappeur US, unique musique qu’il écoutait à fond dans son autoradio CD. Fumeur de clopes, il dealait aussi du shit pour payer sa consommation personnelle. Il travaillait ses cours en dilettante, sociabilisait à minima, avant d’aller s’adonner à de longues séances au skatepark et d’aller tagger les murs de la ville, de nuit, quand l’envie lui en prenait. Tout cela avant de se terrer sagement dans son mignon petit studio payé par papa/maman pour y manger ses pizzas Domino’s.

Thibault était l’égérie des faux rebelles et c’est exactement ce qui me plaisait chez lui. Je n’aimais pas les mecs lisses, ceux que l’on n’entendait jamais. Je préférais les grandes gueules, comme moi, qui osaient exprimer leurs désaccords et aller à contresens de la majorité. Bien que je sois socialement bien intégrée, une partie de moi rejetait les normes, les codes et les petites cases étriquées dans lesquelles on voulait nous parquer. Je détestais l’idée d’être soumise à des règles, d’être obligée de rentrer dans un moule. Pour autant, même si je me reconnaissais dans les antisociaux, ceux que l’on regardait d’un œil mi-intrigué, mi-irrité, je n’étais pas attirée par les marginaux, que j’associais au squat, aux punks-à-chien et à la déchéance.

À cause de l’image de bad boy que Thibault cultivait, lorsque nous sommes arrivés un matin main dans la main au lycée, les autres élèves nous ont dévisagés. Même les profs semblaient se demander comment une des filles les plus sérieuses de la classe avait fait pour s’amouracher de la « racaille » de l’école. Ils ne connaissaient pas toute mon histoire. À travers ce genre de profil de garçons possédant du répondant, je recherchais probablement la présence de mon frère et de mon père, deux figures masculines dont la poigne devait me manquer.

Notre romance a duré moins longtemps que notre première année de BTS. J’avais besoin de vibrer et j’ai cru à tort que l’attitude rebelle de Thibault allait animer mon quotidien. Mais dès que l’adrénaline sécrétée à l’idée de séduire un indomptable est redescendue, je me suis ennuyée. Pour demeurer perpétuellement dans la phase d’excitation qui me permettait de me sentir vivante, je devais changer de cible.

Heureusement, lors de mon dernier stage de BTS, j’ai eu la possibilité de travailler dans une radio étudiante. Des tas de jeunes grouillaient dans cet univers éclectique, qui s’apparentait à mes yeux à un nouveau vivier.

Mon cœur s’est épris du beau Valentin, l’un de mes maîtres de stage, mais également l’animateur vedette dont plusieurs filles s’arrachaient déjà les faveurs. Je devais assister à une soirée sur une péniche pour en relayer le contenu dans mon journal interne. À la fin, tandis que je me dirigeais sur la passerelle pour m’éclipser, déçue de ne pas avoir retenu l’attention de Valentin, sa voix a résonné derrière moi :

— Tu rentres seule ?

Romantique, je rêvais de cet instant depuis le début de mon stage, mais je n’étais pas dupe. J’avais vingt ans, lui la trentaine et je devinais très bien ce que sous-entendait cette question d’apparence anodine. J’acceptais le deal, un peu à contrecœur, espérant secrètement qu’il tombe amoureux de moi. Cette nuit-là, j’ai expérimenté mon premier plan cul. Malgré son état d’ébriété avancé, j’ai eu la chance que Valentin soit tendre. Je n’étais pas prise entre deux portes ou dans les toilettes d’un bar insalubre. Mais le fait était là, seul mon corps l’intéressait et il ne s’en cachait pas. Lorsqu’il m’a serrée très fort dans ses bras en respirant mon cou, il a dévoilé ses intentions, étrangement sincère :

— Je recharge mes batteries. Je te pompe ton énergie.

Valentin paraissait effectivement épuisé. Pour l’avoir longtemps pratiqué, je savais combien il était usant de faire semblant. J’éprouvais beaucoup d’empathie pour ce mec qui ne laissait rien paraitre en public mais qui, dans l’intimité, se montrait enfin vulnérable. Je ne connaissais rien de lui mais le peu qu’il m’en disait respirait la souffrance.

Comme à l’époque de mon internement à Saint Jacques, où j’avais côtoyé toutes ces personnes amochées par la vie, je découvrais un Valentin estropié. Nous semblions être nombreux à avoir été délaissés, maltraités, humiliés, oubliés ou mis de côté dans le passé. Je ne pouvais rien faire pour lui, pas plus qu’il ne pouvait faire quelque chose pour moi. Dans ce moment hors du temps, nous étions seulement deux âmes égarées.

Il est parti au matin et lorsque j’ai voulu le revoir, il m’a jetée par sms :

— On a joué avec le feu, Caroline, mais il ne faut pas se brûler les ailes.

Je ne me suis pas rebiffée, compréhensive. J’intégrais le fonctionnement des plans culs. Ces derniers comblaient un vide affectif et apaisaient momentanément les blessures à vif. Valentin m’avait vue comme un service de proximité, l’équivalent humain d’une station-service, où on se serait arrêté pour refaire le plein d’essence ou regonfler ses pneus. Malgré la désagréable sensation d’être utilisée, je ressentais de l’indulgence et de la compassion pour cet homme qui avait débarqué chez moi bourré d’alcool, mais complètement à sec émotionnellement. J’avais été touchée par sa douleur, faisant écho à la mienne. Il y avait de l’authenticité dans cette baise de survie et de la beauté dans nos étreintes désespérées.



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