Chapitre 34 : Le chantage affectif

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Lorsque j’ai déménagé pour prendre mon indépendance, ma mère s’est montrée très généreuse. Il faut dire qu’elle avait touché une somme conséquente suite à l’accident de voiture de mon frère. Une association d’aide aux victimes avait pris le dossier en charge, voulant faire payer l’assureur du conducteur de la seconde voiture impliquée, reconnu coupable d’excès de vitesse et d’alcool au volant. Nous avions gagné et été indemnisés. Mes parents, mes grands-parents et moi avons reçu de l’argent, ainsi que ma demi-sœur, qui n’avait pourtant jamais connu mon frangin. Mais comme elle possédait un lien de parenté avec ce dernier, alors elle a hérité de la même somme que moi.

À l’époque, avant le passage à l’euros, cela correspondait à 35000 francs. Elle est venue signer les papiers un soir, puis s’est à nouveau évaporée dans la nature. Cela m’arrangeait bien, je n’étais d’aucune propension à remplacer mon frère bienaimé par une sœur vénale tombée du ciel. En dehors de celle-ci, tout le monde exécrait cet argent, qui n’était que le rappel d’une mort inacceptable que nous devions malgré tout accepter. Mes grands-parents s’en sont débarrassés en reversant à ma mère la somme qui leur était allouée et la mienne m’a servie, entre autres, à acheter un scooter pour aller au lycée que j’allais bientôt intégrer, au même titre que mon frère avait acquis une mobylette avant d’obtenir son permis.

Ce généreux montant a enfin permis à maman de sortir la tête de l’eau financièrement. Ainsi, lorsque j’ai emménagé seule, elle s’est proposée de m’en faire profiter pour meubler mon nouveau studio : Four micro-onde combiné, réfrigérateur, canapé clic-clac, table et chaises m’ont été livrés le jour de mon emménagement. Je n’avais plus qu’à apporter à l’appartement les meubles de ma chambre, mes vêtements et mon imposante télé cathodique. Ma mère n’a pas lésiné sur la qualité, désireuse de m’offrir du matériel aussi durable que le permettait l’obsolescence programmée.

En revanche, elle n’a pas voulu investir dans une machine à laver. Elle a insisté pour continuer à nettoyer mon linge et à me l’apporter. Elle a justifié cette décision par trois arguments. Premièrement, avec moins de vêtements à laver, elle ne pourrait plus faire de tournées de lessive aussi souvent et se retrouverait à court de rechanges. Elle était d’accord pour m’équiper, pas pour renouveler son dressing. Deuxièmement, elle a mis en évidence qu’il n’y avait pas de place dans ma nouvelle et petite salle de bain pour installer ledit électroménager, bien que des raccordements soient prévus à cet effet. Enfin, elle voulait me verser une pension alimentaire, qui serait déductible de ses impôts, afin que mon départ ne la fasse pas changer de tranche. Puisque je poursuivais mes études, en me gardant encore un peu à sa charge, elle demeurait non-imposable. Comme convenu dans son plan, elle ne m’a pas versée la somme qu’elle a déclarée pendant de nombreuses années, et qui lui permettait d’être exonérée, mais a continué à s’occuper de mon linge pour compenser. Bien que partie de la maison à dix-huit ans, je n’ai investi dans une machine à laver qu’à vingt-quatre ans. Cela représentait probablement le temps nécessaire dont j’avais besoin pour comprendre que je n’avais plus envie de laver mon sale linge en famille avec ma mère.

Malgré un déménagement qui avoir mis de la distance physique entre nous, ma mère continuait à détenir une énorme emprise sur moi. J’avais beau être majeure et vaccinée, ni l’une ni l’autre ne réussissions à couper le cordon ombilical. Ce lien qui nous unissait s’apparentait à une corde de marins des plus solides, de celles qui vous arriment à un port dont vous ne pourrez plus jamais vous éloigner.

Maman ne cherchait jamais à me faire culpabiliser de ce départ précipité, en me rappelant par exemple tout ce qu’elle avait fait pour moi. Je me sentais naturellement ingrate dès que j’éprouvais le besoin de mettre de l’espace entre nous. De fait, je revenais très régulièrement. Ma loyauté était telle que même si j’habitais le quartier d’à côté, je lui rendais visite dès que j’en avais l’occasion, plusieurs fois par semaine. Les blessures de nos anciennes discordes demeuraient à vif, néanmoins, cette proximité m’était autant vitale qu’à elle. Pourtant, cela me donnait aussi souvent l’impression de passer et repasser constamment une lame de rasoir sur une plaies non cicatrisée.

Quand j’ai reçu ma première déclaration d’impôts à mon nom, tardivement, étant donné qu’elle m’avait gardé trop longtemps sous son aile, maman m’a suggéré de « s’en occuper à ma place ». Comme je n’y comprenais rien, plutôt que de lui demander de m’apprendre à la remplir, je l’ai laissée prendre les choses en main.

Dès lors, elle s’est improvisée secrétaire particulière. Les papiers représentant une torture à mes yeux, j’ai accepté avec plaisir, et je dirais même, reconnaissance, qu’elle me soulage de cette corvée. Elle répondait toujours présente, animée de bonnes intentions, croyant sincèrement me rendre service, mais cela aggravait la situation. Au lieu de m’encourager à devenir responsable, elle m’infantilisait tant que je ne parvenais plus à m’émancipe. Résultat : il m’a fallu pas loin de vingt ans pour ne plus déclencher de crises d’angoisse en remplissant ma déclaration d’impôt moi-même, persuadée que c’était un acte insurmontable que seule ma mère pouvait assumer.

Jeune adulte, je vivais telle une adolescente. Malgré mes compétences intellectuelles qui laissaient entendre que j’étais une personne intelligente, logique et rationnelle, je n’en demeurais pas moins une gamine, émotionnellement immature. Au fil des mois, j’ai réalisé que sans sa présence rassurante pour me seconder, je paniquais. Consciemment ou inconsciemment, je me percevais alors de plus en plus comme une incapable, terrorisée à l’idée de devoir me débrouiller seule. J’ai commencé à prendre du Lexomil régulièrement, pour calmer mon anxiété. À 21 ans, le sommeil me fuyait. Ma doctoresse m’a prescrit des somnifères, un médicament dont je n’allais plus pouvoir me séparer pour les sept années à venir.


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