Chapitre 35 : C’est pour ton bien

5 minutes de lecture



Lorsque nous étions enfant, comme beaucoup de parents, maman avait souvent l’habitude de nous comparer, mon frère et moi. Elle le faisait notamment à propos de nos scolarités, complètement différentes, l’une facile et coulant de source, l’autre compliquée et pleine de chaos. À cette époque-là, ce genre d’évaluation à mon avantage me mettait en valeur.

Depuis la mort de Mickaël, c’était tout le contraire. Et j’en avais marre d’entendre régulièrement ma mère me comparer à un mort qui, de son vivant, n’avait pas arrêté d’essuyer ses reproches. Désormais, maman ne pouvait pas s’empêcher de mettre en exergue les qualités de mon frangin là où moi je pêchais, ce qui au passage, me rabaissait tout en redorant le blason de celui qui avait autrefois fauté. Une sorte d’effet de vase communiquant en vue d’oublier le passé. Mon frère bénéficiait à présent d’une totale impunité. C’est d’ailleurs un constat récurrent à propos de ceux qui disparaissent. Du jour au lendemain, en passant de vie à trépas, ils deviennent parfaits. Et nous autres, pauvres mortels faillibles, on passe notre temps à essayer de glaner une approbation illusoire que les morts ont acquis en atterrissant dans la tombe. De là à dire que pour être encensé, il valait mieux résider six pieds sous terre, il n’y avait qu’un pas.

À la suite de mon premier cours de conduite, ma monitrice d’auto-école avait estimé que j’avais besoin de 26 heures de leçons (qui se transformeront finalement en 34). En l’apprenant, ma mère a manqué de s’étrangler et m’a aussitôt rappelé que mon frère, lui, n’avait roulé que 20 heures, le minimum syndical, pour accéder à l’examen. Elle oubliait probablement que Mickaël avait conduit des tracteurs à la campagne durant toute sa jeunesse. Chacun ses facilités.

Lorsque j’ai obtenu laborieusement mon permis de conduire, dix mois après ma majorité, au bout du deuxième essai, et après deux échecs au code, ma mère m’a fait remarquer que mon frère avait tout réussi du premier coup, et cela, dans le mois qui avait suivi l’anniversaire de ses dix-huit ans. Face à ce prodige de l’automobile, mon petit succès à cette épreuve tant redoutée des jeunes majeures faisait bien pâle figure. Malgré ma réussite, mon plaisir a été gâché.

La relation que j’entretenais avec ma mère me torturait. J’oscillais constamment entre l’envie de couper les ponts avec elle pour grandir et celle de profiter de la « facilité » qu’elle avait instaurée dans ma vie, en s’occupant mieux que moi de mes affaires privées. Face à ce deal malsain, mes remords l’emportaient et je finissais toujours par m’incliner, me répétant comme un mantra que je ne pouvais pas lui tourner le dos, pas après tout ce qu’elle avait fait pour moi. Je me sentais pieds et poings liés par ce « je t’aime, moi non plus » incessant.

Chaque fois que maman me rendait visite, et bien que je ne m’en plaigne jamais, elle me demandait systématiquement si j’avais assez d’argent pour payer mes factures. Mon banquier était moins envahissant qu’elle. Je l’envoyais paître, ce qu’elle ne comprenait pas, puisque dans sa vision des choses, il lui appartenait encore de veiller sur moi. Son rôle de parents consistait à prendre soin de son enfant et, à ses yeux, il n’était clairement pas terminé.

Si elle était toujours mon parent, son attitude surprotectrice me démontrait qu’elle n’avait pas intégré que n’étais plus une enfant. Plus elle me couvait, plus je me sentais dévalorisée. Et plus je lui reprochais ses attentions « bienveillantes », plus cela la blessait. Elle n’avait pas conscience que chaque occasion qu’elle saisissait pour m’aider me renvoyait à mes propres incompétences. Je me percevais de plus en plus comme une bonne à rien.

Ironie du sort, j’ai compris plus tard qu’elle n’était jamais avare d’éloges à mon sujet avec ses collègues ou ses amies. Cependant, avec moi, les remarques désobligeantes tombaient plus fréquemment que les compliments. Par conséquence, quand d’autres me percevaient comme une des plus grandes fiertés de ma mère, je croyais qu’elle me considérait comme un boulet.

Je ne pouvais que m’interroger sur son comportement : doutait-elle que je puisse m’en sortir par moi-même ou ne le souhaitait-elle tout simplement pas ? J’avais le sentiment que lorsque je me débrouillais seule, elle ne se sentait plus d’aucune utilité. Au même titre que lors de mon emménagement, où elle m’avait déconseillé une machine à laver ou une cafetière, préférant me ramener mon linge ou mes thermos de café, elle se démenait par tous les moyens pour conserver un rôle dans ma vie. Celui de spectatrice ne lui convenait pas.

Ma relation avec ma mère me démoralisait. J’avais déjà abordé le sujet à plusieurs reprises avec les psychologues que j’avais consultés ces dernières années, expliquant que, comme n’importe quel enfant en train d’apprendre à se débrouiller par lui-même, j’aurais aimé qu’elle me félicite pour mes progrès autant que pour mes réussites, mais il lui était plus facile de relever mes erreurs. Or, ces dernières font partie de l’apprentissage. Elles ne doivent pas être vues comme des échecs, mais saluées comme des tentatives honorables. J’attendais toujours qu’elle change de comportement à mon égard et m’encourage à aller de l’avant, plutôt que de s’inquiéter sans arrêt pour moi, surtout quand il n’y avait pas lieu de le faire. Même si j’avais de grosses difficultés à embrasser mes responsabilités d’adultes, je n’étais pas un poids pour la société.

Les thérapeutes appartenaient à deux écoles : tantôt on me conseillait la méthode radicale et m’invitait à prendre mes distances, presque sans me retourner ; tantôt on me faisait comprendre que je devais faire preuve d’indulgence envers cette femme qui avait tellement souffert, en me rappelant combien j’avais de la chance d’avoir une maman aussi prévenante et attentionnée.

Face à ces conseils ambivalents, je me sentais coupée en deux.

J’aimais ma mère mais, certains jours, elle me sortait par les yeux, notamment lorsque nous n’étions pas d’accord. Dans ces moments-là, elle avait l’habitude de me dévisager en pinçant les lèvres, sa ride du lion de plus en plus creusée. Sur un ton professoral, elle me rétorquait alors, excédée : « Fais comme tu veux, tu verras bien ! Si je te dis ça, moi, c’est pour ton bien !»

Quand j’ai répété plus tard ce discours à Mr Besnier, un praticien spécialisé en hypnose EMDR, ce dernier m’a orienté vers l’ouvrage d’Alice Miller (1), une pionnière de la psychologie bienveillante, qui a dénoncé toute sa vie ce qu’elle surnommait « la pédagogie noire » de l’éducation traditionnelle. Parmi les trois exemples éloquents qu’elle relate dans son œuvre, elle évoque le cas de Christiane F, connue du grand public pour son récit poignant : « Moi, Christiane F, 13 ans, droguée, prostituée ».

À la lecture de ces deux livres, je n’ai pu m’empêcher de m’interroger : mon bien, ma mère le désirait-elle vraiment ?



(1) Livre "C’est pour ton bien" d'Alice Miller.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 9 versions.

Vous aimez lire Argent Massif ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0