Chapitre 55 : Le sachet de thé

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En exécutant mes tâches dans mon nouvel emploi bien tranquille, je ne pouvais m’empêcher de repenser à la folie que j’avais traversé au cours des mois qui venaient de s’écouler. Je ressentais un manque profond que rien, y compris le vide intersidéral de ma nouvelle activité, ne parvenait à combler. Ma vie était devenue chiante comme la pluie. Passer d’une expérience aussi peu commune que la prostitution à mon nouveau quotidien lénifiant, et de façon aussi brutale, ne pouvait que laisser des traces. Mais j’étais ainsi. J’oscillais en permanence d’un extrême à l’autre sans trouver de point d’équilibre. D’un côté, la religion, de l’autre la prostitution. On pouvait difficilement faire plus radical. J’avais l’habitude de ces va-et-vient constants qui m’incitaient régulièrement à prendre des décisions à l’emporte-pièce que je regrettais ensuite lorsque la nouveauté laissait place à l’ennui. Ces grands écarts phénoménaux me déstabilisaient. Ils reflétaient une évidence : je n’étais pas en paix avec moi-même ni avec ma façon de penser. J’étais dirigée par une vision manichéenne des choses, entretenue par mes vieilles croyances sur le bien et le mal, et cela m’handicapait. J’aspirais à trouver une certaine cohérence entre toutes les pièces du puzzle qui me composait mais j’en étais encore très loin.

Tout en passant l’aspirateur ou la serpillère, mon esprit divaguait dans le passé. Je ressassais les dernières discussions que j’avais eu avec mes clients avant de quitter le bar. Certains d’entre eux m’avaient proposé de se revoir à l’extérieur, chez eux ou chez moi. J’avais fait mon enquête en souterrain avant de partir, pour savoir exactement ce qu’ils espéraient de moi dans ce nouveau contexte. Les sommes annoncées étaient tentantes, les pratiques ordinaires, les attentes correctes. Cependant, malgré l’envie de céder aux sirènes, je ne me sentais pas prête à franchir le pas. Malgré tout, les informations recueillies semblaient depuis se dissoudre en moi comme un sachet de thé dans une tasse.

À cette époque, il y avait de nombreux reportages sur ces femmes qui utilisaient internet pour démarcher les michetons. Les putes n’étaient plus seulement dans la rue désormais. Elles travaillaient bien au chaud, suivant leurs conditions, et se faisaient appelées « escortes ». Sauf qu’escorter un homme était très différent de ce que j’avais fait au bar. Je ne m’envisageai pas comme une accompagnatrice de soirées, une belle plante que l’on exhiberait pour se valoriser ou s’amuser. Les restaurants de luxe, les représentations au théâtre, les derniers verres dans des hôtels chics, cela ne faisait pas rêver. En faire carrière n’était pas dans mes objectifs, ni dans mes capacités, mais je réalisai que l’idée de rester dans cette branche ne disparaissait pas complètement de ma pensée. Elle paraissait au contraire cheminer tranquillement mais sûrement.

Une fois mariée, ma vie ne changea pas du tout. Mon détenu était toujours incarcéré et j’étais toujours celle qui se démenait pour lui. Les soirées étaient longues. Je les occupais à manger et à m’abrutir devant la télévision ou à lire des livres religieux. De temps à temps, mue par un quelconque désir de retrouver l’ambiance de mon ancienne activité, je trainais sur les sites d’annonces où les escortes proposaient leurs services. Je feuilletais des blogs pendant des heures et lisais les commentaires que les clients déposaient. Les femmes y avaient l’air bien traitées et les hommes paraissaient généreux et bien élevés. Je prenais la température sans passer le pas.

Un soir, je tombai sur l’annonce d’un jeune homme. Il recherchait une femme de mon âge pour passer quelques heures en sa compagnie. Je découvris un nouveau terme : GFE (Girl Friend Experience). Marié, il était prêt à payer quatre cent euros pour deux heures à faire l’amour avec une femme qui se comporterait comme la sienne. Cela devait se dérouler au domicile de la demoiselle, puisque Monsieur voulait rester discret. Quatre cents euros, quand même, ce n’était pas rien...

Je répondis à sa proposition de manière très succincte. En tapant sur « envoyer », je sentis mon cœur battre la chamade comme si j’avais fait la plus grosse bêtise du monde. Je tentai de me rassurer : cela ne m’engageait à rien. Je reçus une réponse rapidement. Le jeune homme était partant pour me rencontrer et me suggéra plusieurs dates. Voyant que les choses se mettaient en place aussi vite, je repoussais l’échéance sous des prétextes fallacieux. Il ne m’en tint pas rigueur. J’étais troublée, ne sachant plus que choisir, pesant le pour et le contre, sans trouver de véritable solution. Quoi que je fasse, j’avais le sentiment de trahir quelqu’un. Si je suivais mon idée, je trahissais mon mari à qui j’avais juré fidélité. Mais si je refusais, je me trahissais moi en n’écoutant pas mes vraies envies. Le dilemme paraissait insoluble. Il se passa donc un certain temps avant que mon accord fût donné, période durant laquelle le jeune homme me relança gentiment sans trop d’insistance. Peut-être que mes hésitations l’excitaient encore plus. Je concevais que cela puisse ajouter un défi supplémentaire à sa démarche.

Malgré la culpabilité qui m’étreignait, je finis par accepter. J’envisageais cette rencontre avec la même curiosité que celle que j’avais arboré en suivant mon ancien client du bar jusqu’à son bureau. Je désirais savoir de quoi il retournait vraiment et ce que j’allais être capable de faire dans cette nouvelle configuration. J’avais résisté à la tentation d’un retour en arrière pendant plusieurs mois, mais y céder me paraissait désormais couler de source. C’était plus fort que moi. Cette vie m’appelait. Nier cette facette de ma personnalité me rendait malheureuse. Et j’en avais marre d’être malheureuse. Je voulais être moi, faire ce qui me plaisait, même si ce qui me plaisait ne cadrait pas avec les convenances habituelles. Personne ne me contraignait à agir ainsi, et même l’argent n’était plus au centre de cette volonté de transgresser les règles. J’avais juste besoin de cela pour être entièrement moi. Repousser les limites et aller au-delà des interdits faisaient partie intégrante de la personne que j’étais, de ma véritable nature. Ce n’était pas très agréable à reconnaître car cela me condamnait à une vie marginale, dans laquelle j’allais irrémédiablement m’ostraciser. Mais c’était le prix à payer pour me sentir pleinement vivante. Et à ce moment-là, je commençais à l’accepter.

Après cette période de tergiversations, un rendez-vous fut donc calé. Le mec arriva chez moi un soir, ponctuel et propre comme un sou neuf. Il me paya quatre cents euros d’emblée et on s’installa sur mon lit, comme deux adolescents qui ne savaient pas trop comment procéder. Aussi empotés l’un que l’autre, nous avions l’air un peu ridicule et la situation aurait parue grotesque à n’importe quel œil extérieur. Et puis, on s’est lancés. Comme il n’était pas repoussant, je le laissai m’embrasser et me faire l’amour, en essayant d’être aussi naturelle que possible. Puisqu’il avait demandé une partenaire GFE, je me pliai à ses exigences en jouant la fille tendre et amoureuse. On avait convenu de plusieurs rapports. Mais après sa première éjaculation, lorsque je me suis allongée contre lui en posant ma tête sur son épaule, il me confia :

— Ça me fait bizarre de faire ça.

Il faisait sans aucun doute référence à sa femme, à la mère de ses enfants, celle qui attendait qu’il revienne de son rendez-vous inventé. Il était rongé par la culpabilité et en pleine redescente post-orgasme. Alors qu’il était rempli de désir quelques minutes auparavant, j’avais presque l’air de le dégoûter maintenant. Il paraissait désormais complètement ailleurs, fébrile et mal à l’aise.

— Je vais y aller, je crois, m’annonça-t-il sans préambule. Je ne réussirai pas à le refaire. Je te laisse l’argent bien sûr, tu n’y es pour rien.

Je savais parfaitement que je n’y étais pour rien ! Je comprenais et partageais ses remords puisque j’étais moi-même en couple. La seule différence c’est que moi cela ne me perturba pas outre mesure. Au contraire, les quatre cents euros qui trônaient sur ma commode me rendirent partiellement amnésique. Quatre cents putains d’euros ! Et le mec se barrait déjà, à peine une demi-heure après son arrivée. Ro-yal ! J’avais gagné plus qu’une soirée entière au bar et cela sans effort. Je me sentais plus chanceuse que dépitée. Pourtant, cette aventure ne se produisit qu’une seule fois. Après cela, je ne répondis pas à d’autres annonces, me contentant seulement d’entrevoir que cela était possible. Cela avait été comme un test. Je gardais cette expérience positive dans un coin de ma tête sans l’envisager encore comme une réelle possibilité.

Le sachet de thé continuait à infuser...

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