Chapitre 61 : Modus operandi, partie I (le rêve éveillé)

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Le tout premier client arriva à l’heure et sonna à l’interphone au numéro que je lui avais indiqué la veille, lors de notre échange téléphonique. Il était quatorze heures et j’avais émergé en fin de matinée, comme si j’étais toujours en vacances ou au chômage, ce qui revenait plus ou moins au même. Si je prenais ces rencontres au sérieux, je ne les voyais clairement pas comme un vrai boulot. Pas d’horaires, pas de planning, pas de patron, pas d’obligations... À partir de ce jour, et durant les quatorze années qui suivirent, je n’ai plus eu l’impression de vraiment travailler.

Après lui avoir ouvert en bas de l’immeuble, j’attendis fébrilement dans le couloir de mon appartement qu’il monte les deux étages. Lorsqu’il toqua, le bruit me fit presque sursauter. En apnée, le cœur tambourinant dans la poitrine, je déverrouillai la porte d’entrée et appuyai fermement sur la poignée. Je lui ouvris, un sourire étiré de part et d’autre de mon visage. Je le regardai dans les yeux, le buste bien droit, les épaules redressées. Je tremblais légèrement et j’avais les mains moites, mais j’essayais de ne pas le montrer. Je ne devais en aucun cas lui faire sentir qu’il pouvait avoir un quelconque ascendant sur moi. En pénétrant chez moi, l’homme devait obligatoirement se sentir dominé. Bien sûr, il fallait qu’il soit assez à l’aise pour entrer et me lâcher la somme convenue mais, à aucun moment, je ne lui permettrais de croire que j’étais à sa merci. J’avais toujours mon leitmotiv greffé au corps : « Je dis où, je dis comment, je dis combien ». Comme la Vivianne de Pretty Woman, ou comme Axelle avant moi, pour exceller dans mon domaine, je m’imaginais poigne de fer dans un gant de velours.

Pour ne pas éveiller les soupçons de mes voisins en discutant sur le palier, je lui laissai rapidement la place en m’écartant sur son passage. Il entra telle une ombre furtive dans la nuit, la tête et les épaules basses, comme si le poids de l’opprobre d’une société accusatrice lui pesait sur tout le corps. Il avait honte et cela se voyait. En plus du parfum de scandale qui trainait dans son sillage, je perçus l’odeur d’un oriental capiteux très classique. Je n’avais donc pas affaire à un original.

Une fois la porte refermée, nous partageâmes d’ailleurs deux ou trois banalités puis je lui demandai son prénom.

— Fabrice.

Bien, va pour Fabrice, ou Fabien, ou Gérard, ou Robert, peu importe, pensai-je pour moi-même, amusée.

— Mélissa, enchantée.

Je ne l’étais pas vraiment, mais l’intérêt de ces quelques échanges de politesse, c’est qu’ils firent disparaître ma peur. Avec sa dégaine chétive, qui le faisait paraître inoffensif, il n’avait de toute évidence rien d’un meurtrier. Je pus dès lors respirer calmement. Cela dit, je comptais bien rester sur mes gardes jusqu’à la fin de la rencontre, au cas où.

Tout en lui demandant s’il avait trouvé l’adresse facilement, je le dirigeai vers la chambre comme une hôtesse de l’air orienterait les voyageurs dans un avion. C’est un terme que j’ai souvent entendu à mon propos. Mais j’avais été hôtesse d’accueil, hôtesse de bar, alors je suppose que cette qualification me définissait pleinement : j’étais douée pour accueillir. Faire une bonne première impression était probablement le meilleur de mes atouts. C’est avec ce capital sympathie que j’escomptais gagner les faveurs de mes clients. Je misais sur mon allure féminine et sexy pour le reste, comme les faire passer à la caisse.

Une fois dans la chambre, je l’interrogeai :

— Pour quelle prestation êtes-vous venu me voir aujourd’hui ? La première ou la deuxième ?

— La deuxième.

— Celle à 150, acquiesçai-je. Alors, je vous demanderais le règlement avant de commencer.

— Bien sûr.

Comme tous les habitués de ce genre de commerce, il connaissait la procédure et s’y plia de bonne grâce. Il sortit son portefeuille et me tendit les billets. Au téléphone, lorsqu’on me l’avait demandé, je n’avais pas cessé de rabâcher que je n’acceptais que les espèces. Je ne possédais évidemment pas de terminal pour lire les cartes bleues et les chèques étaient proscrits d’office. En cela, je suivais l’exemple d’Axelle, qui refusait systématiquement ces derniers (souvent en bois) et exigeait toujours le paiement des bouteilles avant de nous laisser monter. Avec elle, j’avais été à bonne école pour ne pas me faire enfler.

En réalité, dans ce genre de rendez-vous, il est courant que l’un ou l’autre des protagonistes se fasse pigeonner, d’une manière ou d’une autre. Un de mes objectifs était de ne pas être celle à qui cela arriverait. Pour cela, je m’assurai que les billets n’étaient pas des faux en grattant la partie en relief que mon ancienne patronne m’avait indiquée. Grâce à cette méthode, j’espérais ne pas être le dindon de la farce. Mieux, j’avais bien l’intention de prendre l’avantage. Pour cela, je calquais mon attitude présente sur celle que j’avais arborée à l’époque du bar et qui avait fait mon succès pour amadouer les michetons : enjouée, rigolote et séductrice. Fabrice ne s’en doutait pas encore, mais mon comportement n’avait pour but que d’endormir sa vigilance. Depuis notre conversation téléphonique, mon projet était de lui faire espérer beaucoup mais de lui en donner peu.

En d’autres termes, de le berner.

Et c’était bien là le cœur du sujet concernant mes futurs rendez-vous : j’ambitionnais réellement de faire du bien à mes clients, mais pas de la manière qu’ils l’attendaient, eux, je le concède. Je désirais davantage leur offrir une parenthèse de bien-être qu’assouvir leurs fantasmes les plus fous. Dans la notion de « massage érotique », je tablais essentiellement sur celle de massage, de relaxation, de détente. J’avais sincèrement à cœur de les voir repartir dans un meilleur état qu’à leur arrivée. Et dans le même temps, j’avais conscience que la partie « érotique » était probablement la raison principale qui pousseraient les hommes à franchir le seuil de ma porte. Or, je ne me voilais pas la face, ce n’était pas celle où j’excellerai. Tous les clients n’étaient pas des Apollons. Selon les cas, certains afficheraient une belle gueule, ce qui me faciliterait grandement la tâche. Cependant, et la personne face à moi me le confirmait déjà, de nombreux clients arboreraient un physique ingrat. Se faire prendre par un mâle en rut qui vous inspire du dégoût rend quand même la situation peu épanouissante. J’étais douée pour jouer la comédie mais j’avais aussi mes limites, et je pressentais qu’elles n’allaient pas automatiquement cadrer avec celles d’un micheton frustré et surexcité.

En ce cas, j’aurais pu me contenter de simples massages, qui m’auraient peut-être mieux convenu, mais mes bénéfices financiers auraient été moindres. Or, pour moi, l’appât du gain s’avérait trop tentant. Je ne voulais pas passer à côté d’une belle occasion de m’enrichir sans trop d’efforts. Il fallait juste trouver un juste milieu entre mon objectif de leur proposer un moment de douceur et leurs attentes en matière de sexualité. J’avais d’ores et déjà choisi la politique que j’allais appliquer dans ma boîte : vendre du rêve. Les êtres humains aiment à succomber à leurs illusions, à se laisser happer par la promesse d’un moment d’exception. Et ils sont prêts à payer le prix fort pour cela. Ici, j’espérais jouer sur leur besoin de déconnexion, sur leur envie d’une oasis de plaisir qui trancherait avec leur quotidien malheureux ou surchargé. En passant le pas de la porte, ils devaient croire à une sorte de conte de fée, dans lequel je serais la magicienne.

Voilà pourquoi, pour vendre du rêve, je veillais à ce que mon maquillage et ma coiffure soient impeccables, à ce que ma tenue soit nickel, et à ce que mon attitude soit avenante et gentiment aguicheuse. Mais mon physique seul ne suffisait pas. Rien n’avait été laissé au hasard pour les transporter dans un autre univers. L’ambiance que j’avais créée dans ma chambre en était la preuve. Transformée en lieu de travail, tout y avait été parfaitement rangé. Mon lit, dont j’avais enlevé traversin et oreillers, avait été fait au carré. J’avais étalé dessus une grande serviette de bain, sans aucun faux pli. La pièce avait été aérée et une bougie parfumée brûlait désormais sur la table de nuit sur laquelle plus rien ne trainait. Une musique de relaxation diffusait ses bonnes ondes en fond sonore. Le cadre idéal pour se laisser envoûter...

Comme chaque détail comptait, l’intégralité de mon intérieur avait subi le même sort. Dans tout l’appartement, les photos avaient été décrochées des murs, les cadres ramassés. Je voulais créer un espace neutre dans la sphère privée. Mon cocon intime devait disparaître pour laisser place à la magie de l’instant. C’était important pour moi que l’endroit où j’allais exercer mon activité professionnelle ne reflète pas trop ma personnalité. Le client ne devait pas être capable de se souvenir de qui j’étais en ressortant, ni de m’analyser a posteriori. Comme tous les rêves, je me souhaitais entourée d’une aura énigmatique. Être une femme inaccessible, insondable et mystérieuse.

En un sens, en entrant chez moi, il fallait que le client perde la tête...

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