Chapitre 67 : Le rendez-vous des âmes en peine

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Pendant que je massais son corps trop maigre, ondulant sur ses côtes comme sur les touches d’un piano, je l’interrogeai :

— Comment tu t’appelles ?

— Grégory (1).

J’avais la certitude qu’il ne mentait pas.

— Et toi ? me demanda-t-il en retour.

— Carole.

C’était la moitié de mon prénom, donc un demi-mensonge. Je ne savais pas ce qui me poussait à faire preuve d’un semblant d’honnêteté avec lui, mais je continuais à écouter davantage mon instinct que ma tête. Je le questionnais sur les vraies raisons de sa venue chez moi. À son air déprimé, je sus qu’il me dit encore la vérité lorsqu’il me raconta avoir rompu tout récemment avec sa copine de longue date. Cette rupture expliquait sûrement son corps efflanqué, ses yeux cernés et l’attitude désabusée qu’il trimballait. En écoutant et en observant attentivement mes clients durant la séance, j’avais le sentiment de pouvoir lire en eux comme dans un livre ouvert.

Il me complimenta sur mon massage lorsqu’il fut sur le ventre, puis sur mon physique lorsqu’il s’allongea sur le dos. En retour, je le félicitai pour la taille de sa queue, ce qui le fit rire, évidemment, tant cela paraissait incongru après ses louanges polies. Pour un client qui me sollicitait pour du sexe, il avait l’air sacrément prude. Malgré mes envies de romantisme dans le cadre privé, mon côté trash prenait souvent le dessus au travail. J’agissais ainsi aussi bien pour détendre l’atmosphère que pour me distancier de mon client, quand bien même celui-là allait être à l’intérieur de moi d’un moment à l’autre. J’aimais bien créer des barrières invisibles avec les michetons que je côtoyais.

Une fois que Grégory fut prêt, je l’encapuchonnai. Il se plaignit que la capote le serrait (tu m’étonnes), qu’il n’en avait pas l’habitude (pas mon problème) et qu’il n’était pas opposé à l’idée de la virer (plaît-il ?). Tout en souriant, je le remerciai pour ses adorables suggestions et l’envoyait gentiment bouler. Il n’insista pas.

Vu la taille de son sexe, je décidai d’emblée de privilégier un « missionnaire ». C’était la position la plus confortable pour me faire empaler presque à sec par un mâle muni d’un ersatz de bras d’enfant. À sec, parce que si certains clients étaient partants pour m’offrir des préliminaires plus poussés que quelques caresses rapidement exécutées sur les zones érogènes, d’autres s’en abstenaient. À l’inverse, parfois, c’est moi qui les refusais, car c’était tout simplement mal fait. Me faire baver dessus façon limace neurasthénique ou malaxer la poitrine par des paluches indélicates était tout sauf efficace pour augmenter mon désir et préparer mon corps à accueillir un homme. Si le client se débrouillait bien, je profitai avec ravissement de ce qu’il m’offrait, qu’il s’agisse de s’occuper de ma poitrine ou de mon sexe. Que le client me plaise ou non, s’ils étaient bien exécutés, les préliminaires m’excitaient presque systématiquement. Contrairement à une idée reçue très répandue, au même titre que le corps masculin, celui de la femme fonctionne selon une certaine mécanique. Même si cela restait une approche superficielle, c’était la garantie pour moi d’une pénétration plus fluide et, donc, moins désagréable.

Comme Grégory semblait timide et maladroit, je tablais sur un rapport sans grande préparation, pour ne pas dire « à froid ». Et vu qu’il était très bien monté, être allongée sur le dos me permettrait de gérer ses assauts, le cas échéant. Malgré le simulacre de contrôle dont l’Andromaque semblait me faire bénéficier, cette position s’avérait quelque peu risquée avec un étalon. Dans le cadre privé, on pouvait toujours espérer que le partenaire serait assez bienveillant pour ne pas s’enfoncer d’un coup de rein violent dans sa compagne sans lui demander son avis. Mais ici, rien n’était moins sûr. Comme les hommes pouvaient m’immobiliser le bassin en me tenant par les hanches, il valait mieux anticiper que s’exposer à une mauvaise surprise. Je pensais toujours à ma sécurité, qu’elle soit physique ou émotionnelle et m’obligeais à parer à toutes éventualités. De plus, assise sur un homme, je me fatiguais plus vite, sans parler de mes cuisses, peu habituées à faire des squats, qui hurlaient à la torture au bout de quelques va-et-vient.

Ainsi positionnée, jambes ouvertes, je le laissai me prendre, ce qu’il fit sans grande conviction, encore plus embarrassé que quelques minutes auparavant. Crevée, je n’avais plus tellement d’énergie pour faire semblant d’apprécier. De son côté, il semblait à mille lieux de vivre le meilleur moment de sa vie. La situation devint gênante. Si ce n’était la musique douce qui résonnait dans nos oreilles, nous aurions pu entendre passer un ange.

Malheureusement, gêné par l’entremise de la capote, il ne venait pas. Toute raison gardée, je l’encourageai à accélérer, mais cela ne changea pas grand-chose. De peur de me faire mal, il n’osait pas y aller franchement. C’était prévenant de sa part mais n’arrangea pas nos affaires. Finalement, avoir un bel outil selon les critères des fantasmes féminins représentait parfois un inconvénient. Comme on dit, on n’est jamais satisfait de ce qu’on a.

À force d’aller-retours, le préservatif commença à m’irriter, et ce, malgré le gel que je remettais à intervalles réguliers. Je décidai de retirer la capote dans l’espoir de le finir avec une fellation. Rien à faire. Il reconnut que c’était dans sa nature d’être long, ce qui m’horrifia. Je redoutais ce genre de clients qui, à mes yeux, s’avéraient les pires. Il m’assura que ce n’était pas grave s’il ne terminait pas, et que, de toutes façons, vues les circonstances, il y avait peu de chance qu’il y parvienne.

Ce n’était pas énoncé de manière désobligeante. Son envie de sexe était juste moindre que celle de câlins, comme il me l’avoua. Alors on s’allongea tous les deux sur le dos et on discuta côte à côte, peau à peau. La tête posée sur son bras, le visage tourné vers moi, il me raconta ce qui le tracassait dans sa vie, de sa solitude depuis sa séparation, aux problèmes qu’il rencontrait dans sa famille. Il me partagea avec enthousiasme sa passion pour la musique techno et le plaisir intense qu’il ressentait quand il mixait derrière des platines. Puis, avec une amertume perceptible, il enchaina en qualifiant d’inaccessible son rêve de devenir DJ.

Cet échange me rappela l’adolescent qui m’avait mise enceinte six ans auparavant, également selecta (2). Une bouffée de mélancolie m’envahit alors. Cela m’arrivait rarement mais, parfois, un détail faisait remonter un souvenir douloureux à la surface et l’avortement comptait parmi ceux-là. Sur le coup, sentant mon cœur se serrer, je fus reconnaissante que quelqu’un soit là, à mes côtés, pour me tenir compagnie. D’ordinaire, la nourriture s’en chargeait mais, pour une fois, la présence d’un être humain me parut réconfortante et m’apaisa.

Il se confia comme si nous étions proches et que nous nous connaissions depuis longtemps. J’étais touchée de le voir se mettre à nu ainsi, dans tous les sens du terme. Je ne regardais pas l’heure. Nous partagions des confidences post-coït comme n’importe quel couple lambda. Son mal-être perçait à travers chacune de ses confessions et résonnait en moi avec une violence inouïe.

Pauvres âmes abandonnées par la vie, abîmées par les expériences douloureuses, nous nous retrouvions dans nos discours respectifs. J’essayais de garder la face pour ne pas lui montrer à quel point moi aussi j’étais à la ramasse dans ma vie, mais je sentais que ma carapace était en train de se fendre. Au bout d’un moment, à force de me voir bayer aux corneilles, il s’arracha au lit pour s’éclipser. Il m’annonça qu’il avait beaucoup aimé le rendez-vous mais qu’il ne reviendrait pas, car « ce n’était pas pour lui ». Il répéta que ce qu’il cherchait avant tout c’était une compagne, pas une femme à niquer. Les plans culs, et celui-là n’échappa pas à la règle, l’avaient désenchanté. Il était blasé de la vie, blasé de tout, des relations amoureuses comme de son travail sous-payé, et son avenir, à l’instar du mien, ne s’annonçait pas sous les meilleurs auspices.

Il me remercia et, avant de partir, ajouta :

— Si tu veux qu’on se revoie en dehors de ton taf, fais-moi signe. Ça me ferait plaisir.

Comme j’avais quelque peu baissé ma garde durant ce rendez-vous, il avait dû percevoir une brèche et s’y engouffrait avec le peu d’espoir qui lui restait. S’il est vrai que le moment partagé m’avait plu, je refusai obstinément de donner suite à ce genre de proposition. Je ne lui en tins pas rigueur. Après tout, il tentait juste sa chance, comme de nombreux hommes avant lui et comme tant d’autres après également.

Je hochai la tête en silence, persuadée que cette rencontre n’irait pas plus loin et que je ne le reverrai jamais. Puis, je me couchais, épuisée. Une fois au lit, je remarquai que j’avais oublié de me laver. Cela ne m’arrivait jamais après un client. Étrangement, je ne ressentis pas le besoin de rectifier mon erreur et m’endormis, écrasée de fatigue, un sourire aux lèvres.

(1) Le prénom a été changé.

(2) Selecta : traduit en français par « sélecteur ». Nom créole jamaïcain qui définit celui qui passe les vinyles, dans un sound system (un groupe d’organisateurs de soirée, de chanteurs, apportant le matériel nécessaire pour envoyer de la musique, pour faire simple).

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