Chapitre 69 : Le grand départ

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Je récupérai les clefs de mon nouveau domicile le 25 juin 2009. Je m’en rappelle avec précision, c’était le jour de la mort de Michael Jackson. Je contactai quelques copines, celles-là même que j’avais invitées à mon anniversaire et que je voyais sporadiquement. Je les enjoignis à me servir de petites mains pour mon déménagement. Elles furent surprises par l’annonce de mon prochain départ car je n’avais que brièvement évoqué avec elles mon envie de bouger, sans jamais relater la moindre action allant dans ce sens, ni même poser la moindre intention de le faire réellement. Elles furent encore plus surprises que je choisisse un logement plus grand, avec deux chambres (Deux ? Ben pourquoi faire ?) et s’étonnèrent également que je me permette de louer dans le privé alors que j’étais actuellement au chômage. Elles faillirent tomber de leur chaise lorsque je leur assurai qu’elles ne seraient pas obligées de porter la machine à laver sur leur dos car un mâle nous assisterait ce jour-là. En effet, Grégory, bon bricoleur, m’avait proposé son aide. Vu son implication dans le processus depuis le début, je n’y voyais pas d’objection. Le problème c’est que personne ne le connaissait, ni n’avait jamais entendu parler de lui et qu’il tombait un peu comme un cheveu sur la soupe. Lorsqu’elles me demandèrent qui était le jeune homme en question, je ne sus que répondre.

À vrai dire, je n’en savais rien moi-même.

Elles insistèrent :

— Mais tu sors avec ?

— Non. C’est un mec. Un mec comme ça.

— Mais tu l’as rencontré comment ?

— Ben comme ça, quoi.

J’avais beau être une professionnelle du mensonge tous azimuts, pratiqué chez moi comme un sport national, là, je séchai. Prise au dépourvu, je bredouillais qu’il s’agissait d’une rencontre fortuite, plus ou moins sur internet. Toute à ma joie de changer enfin de vie, je n’avais pas anticipé leurs légitimes questions. Mais elles n’en restèrent pas là et m’interrogèrent sur mon nouveau logement. Pour expliquer le fait d’avoir déniché un grand appartement prétendument à petits prix, je parlai alors d’une occasion en or, d’un coup de bol phénoménal et « d’un ami d’un ami d’un ami ». Je leur tins le même discours quand elles découvrirent mon nouveau mobilier et mon électroménager tout neuf, tous qualifiés d’ « opportunités incroyables à saisir d’urgence ». À ce rythme-là, vu ma chance insolente, il fallait directement jouer au loto.

En pleine récession économique, je dépensais presque sans compter. Elles étaient éberluées face à tant d’inconsistance. Je savais que je n’étais pas crédible mais je m’en fichais, trop heureuse de descendre enfin de la tour d’ivoire que j’occupais depuis sept longues années. J’esquivais rapidement les questions épineuses et changeai aussitôt de sujet en recentrant la conversation sur elles. Les gens adorent parler d’eux, et mes amies n’échappaient pas à la règle. Malgré mes explications poussives, elles me fichèrent la paix.

Ma mère fut également avertie de mon déménagement et pour cause, c’était elle ma caution. Depuis ma séparation d’avec mon détenu, elle avait refait surface dans ma vie. Nos relations étaient toujours aussi tendues et déplorables mais elles n’étaient plus coupées. Quand je lui avais demandé de se porter garante pour mon dossier de locataire, elle avait accepté de mauvaise grâce, à juste titre. Tout en maugréant, elle m’avait alors abreuvé du même genre de questions que mes amies précédemment :

— Mais avec quoi tu vas payer ton loyer ?

— J’ai de l’argent. J’ai les Assedics.

— Mais c’est à peine plus que ce que tu vas devoir payer chaque mois.

— T’inquiète, je me débrouillerai. L’argent, ça se trouve.

Cette réplique énigmatique, je la ressortais à tout bout-de-champ, dès qu’on me demandait comment j’allais financer mes achats, mes projets ou mon nouveau train de vie. Les gens me dévisageaient avec des yeux sidérés, comme si j’avais clairement pété un boulon et que j’étais définitivement passée de l’autre côté du miroir. Dans le genre perchée, je me posais là. L’argent, ça se trouve ? Mais ça se trouve où, semblait-on me rétorquer, sous les sabots d’un cheval ?

Je les ignorais. Avec tous les bobards dont j'assommais mon entourage, je me créais rapidement une double vie. Cacher ma boulimie ou mes névroses m’avaient toujours fait souffrir. Mais, là, j’en remettais une couche. En échafaudant toute la façade de mon existence sur des sables mouvants, je creusais encore plus le trou dans lequel je m’enfonçais. Mais cela me laissait indifférente. Pour la première fois, j’allais quitter ma ville natale, remplie de tous mes souvenirs d’enfance, plus ou moins joyeux, et c’est tout ce qui importait.

Comme promis, le grand jour, Grégory se pointa à l’heure, et même en avance, sa caisse à outils à la main. Du matin au soir, il ne ménagea pas ses efforts pour démonter et remonter mes anciens meubles seul, uniquement soutenu par des femmes possédant deux mains gauches. Nonobstant le fait que nous n’étions pas très efficaces et qu’il se farcissait le plus gros du boulot, on aurait dit un pacha dans son harem. Il mit également sur pieds le nouveau lit que j’avais commandé, tout juste livré. Il me manquait encore une gazinière puisque je ne possédais depuis des années qu’un four micro-onde combiné et deux plaques. Je désirais également investir dans un plus grand réfrigérateur, le mien étant minuscule. Par le plus grand des hasards, Grégory, qui n’avait plus de logement depuis sa rupture, possédait exactement ce qu’il me manquait.

— Si tu veux, je te les prête. Ils sont neufs et encombrent les gens chez qui je les ai déposés après ma séparation.

— Mais tu vis où ?

Oui, je ne savais vraiment rien de lui...

— Chez des copains, à droite, à gauche. J’ai pas les moyens de reprendre un truc seul pour l’instant.

Une idée surgit en moi. Je n’eus pas le temps de réfléchir que les mots m’échappèrent :

— Installe-toi avec moi, si tu veux.

Qui avait dit ça ???

Face à son étonnement, je repris :

— Je veux dire, temporairement... Puisque tu ne sais pas où aller pour le moment et qu’en plus tu me laisses tes affaires, tu peux vivre un peu ici en attendant de trouver une autre solution. Comme il y a assez de place pour deux, ça ne posera pas de problème.

Face à un tel argumentaire, il ne se fit pas prier et accepta mon offre. Étant donné tout ce qu’il avait déjà fait pour moi, je me sentais redevable envers lui. À présent, nous étions quittes. Et après tout, ce n’était que provisoire.

Le soir de mon emménagement, j’étais invitée à fêter les trente ans de mariage d’un couple d’amis. Je proposai à mon nouveau colocataire de m’y accompagner. Sur place, une fois encore, les gens me demandèrent qui il était. Au vu de notre rapprochement évident au fil des heures, je le présentais désormais comme un ami. Je brodais ensuite vaguement quelque chose autour d’un forum de discussion, pour expliquer ls circonstances dans lesquelles nous avions fait connaissance. Grégory hochait la tête, les yeux brillants, complice. Notre politique était claire : taire la vérité et s’en tenir à cette version plus acceptable. Je réalisai qu’il était devenu mon confident, le seul au courant de ma vraie situation. À l’inverse de mes proches, alors que je le connaissais à peine, lui savait qui j’étais vraiment.

À mon initiative, au cours de la soirée, nous échangeâmes nos premiers baisers, des vrais, avec la langue et tout et tout. Je ne l’avais jamais embrassé jusque-là car, à la différence du bar, je n’embrassais plus mes clients. C’est avec une timidité de débutants que l’on s’y adonnait, alors que, concrètement, nous avions déjà fait bien pire. Par l’entremise de mon drôle de métier, les évènements s’inversaient : un peu à la Benjamin Button, ce qui arrivait normalement au début, se profilait à la fin.

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