Chapitre 73 : Un imprévu

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Nous étions quelques jours après le 14 juillet. Je me réveillai groggy, pâteuse. Grégory me proposa d’aller voir un feu d’artifice organisé non loin de chez nous, avec une partie de sa famille, dont j’avais déjà croisé quelques membres. Je déclinai la proposition, prétextant que j’avais des choses à récupérer dans mon ancien chez-moi et que je préférais ensuite me reposer. Sur le chemin, je m'arrêtai dans une pharmacie. Je connaissais ces symptômes de lendemain de cuite pour les avoir déjà expérimentés six ans auparavant. Il fallait que j’en ai le cœur net.

Le test me donna raison. Grégory en fut aussitôt averti. Vu mes calculs, cela datait du tout début de notre romance. Nous nous connaissions à peine, ne vivions ensemble que depuis dix minutes et voilà que je me retrouvais enceinte. Lui comme moi étions sonnés. Lorsqu’on l’apprit à nos familles respectives, tout le monde poussa des cris d’orfraies. Nous ne savions plus quoi faire.

J’avais vingt-sept ans, trois de plus que lui. Mon horloge biologique tournait, et même si j’étais encore toute jeune, vu la pression sociale qui pesait sur nos épaules, à nous, les femmes, cela m’angoissait déjà. Rapidement, l’idée de cet enfant surprise ne me déplut pas. Grégory, complètement in love, était prêt à me suivre, même en traînant un peu des pieds. On commença alors à se projeter. Nous n’en étions qu’au tout début et avions donc le temps de tout envisager. Le cas échéant, nous pouvions encore changer d’avis. La situation n’était pas trop stressante même si elle était déroutante. Et puis, nous vivions déjà ensemble, ça résolvait au moins un problème matériel.

Pendant quelques jours, nous nous prîmes au jeu, regardant les magazines dédiés à la puériculture, nous rencardant sur les ustensiles que l’arrivée d’un bébé nécessitait. Notre entourage nous prenait pour des dingues, mais l’aventure était grisante et nous avions pris la décision de nous lancer, complètement inconscients de ce qui nous attendait. Il y avait quelque chose d’heureux dans ce projet.

Un matin, deux ou trois semaines après la découverte de ma grossesse, je me levai avec une douleur au ventre. Du sang, du sang, encore du sang. Direction les urgences les plus proches, à une demi-heure. Je m’attendais à ce qu’on m’annonce une fausse couche. Dans la salle d’attente, je m’y préparais déjà et me sentais en phase avec cette très probable annonce. L’idée d’une fausse couche me semblait très différente de celle d’un avortement. Je n’avais pas de responsabilité dans cette configuration. La nature décidait pour moi et cela me soulageait, finalement. Je me tournai vers Grégory en lui prenant la main :

— C’est peut-être mieux ainsi, non ?

Il acquiesça, conscient de la folie de notre décision de vouloir poursuivre cette grossesse prématurée. Le « problème » de départ trouvait sa solution de lui-même, et tout rentrait dans l’ordre. Question timing, c’était assurément le mieux. Il était trop tôt, tout avait été trop vite entre nous.

Lorsqu’on m’appela pour être examinée, j’étais prête à entendre le verdict. Grégory entra dans la pièce avec moi. Une interne passa et repassa sa sonde sur le bas de mon ventre glissant. Voyant son air soucieux, je l’interrogeai :

— Que se passe-t-il ?

— Eh bien... c’est un peu bizarre en fait... Je vois trois poches.

— Hein ?? Trois ?

— Oui, je ne comprends pas, je dois m’en référer à ma supérieure. Je vais la chercher.

Ladite supérieure arriva quelques longues minutes plus tard et prit le relais :

— Hum, hum...

— Alors ? demandai-je, agacée par son silence.

Elle ne s’adressa pas à moi mais à son assistante :

— Vous voyez, là, ce n’est pas une poche, mais un hématome. L’hématome est coincé entre les deux fœtus et s’est rompu sous la pression. C’est pourquoi la patiente perd du sang. Ce n’est vraiment rien de grave.

— Rien de grave ? repris-je. Mais, mais, il y en a combien ?

— Vous ne le saviez pas ? C’est une grossesse gémellaire.

— Deux ?

— Oui.

Je me tournai vers Grégory, choquée. Il frotta son visage dans ses mains, aussi déconfit que moi. La gynécologue s’en rendit compte et nous assura que tout se déroulait bien. J'étais enceinte de cinq ou six semaines de jumeaux dizygotes et cela pouvait arriver. L’hématome allait se résorber et, médicalement, il n’y avait pas de quoi s’inquiéter concernant la poursuite de cette grossesse. Puis, comprenant qu’aucun de nous ne ressentait d’enthousiasme face à cette nouvelle, elle ajouta, un peu dépitée :

— Il y a un planning familial à côté d’ici. Vous êtes largement dans les temps. Vous pouvez toujours tout interrompre. Je vais vous donner les coordonnées.

Je ne parlais même plus, me contentant de hocher la tête. Grégory fit de même et nous sortîmes avec notre petit papier dans la main, abasourdis.

Pour ma part, le voyage vers la maternité s’arrêtait ici. Je ne m'envisageai pas du tout mère de deux enfants du même âge, avec un mec que je connaissais à peine. Sans parler des conditions dans lesquelles nous étions. J’étais boulimique, prostituée, lui était très jeune et n’avait pas un rond... c’était trop. Trop, trop, trop. J’ouvrais enfin les yeux sur la réalité de notre situation. Rapidement, nous fumes d’accord pour tout laisser tomber. En leur expliquant le dernier rebondissement qui venait de nous cueillir, nos proches nous chantèrent tous le même discours :

— Déjà un, alors que vous vous connaissez à peine, c’est de la folie, mais alors deux ! Là c’est n’importe quoi. Vous allez droit dans le mur.

Ma mère était horrifiée et me tint tout un argumentaire sur l’enfer que j’allais vivre au quotidien avec des jumeaux. Je n’en attendais pas moins d’elle mais finalement, je fus quand même déçue. Grégory était dans le même état. Je crois qu’au fond de nous, nous aurions aimé entendre des paroles réconfortantes, peut-être même des encouragements, mais ce ne fut définitivement pas le cas. Personne ne croyait en nous et en notre romance, c’était ça le plus blessant. Le manque de soutien de nos familles balaya nos derniers doutes, si toutefois il en restait encore. Je pris donc rendez-vous pour une IVG. Me faire avorter une seconde fois ne me réjouissait pas, mais je ne voyais pas d’autres alternatives valables. L’entretien se déroula normalement. Cependant, la personne qui me reçut pour monter mon dossier dévisageait mon partenaire comme s’il était le diable en personne. J’avais envie de lui rétorquer :

— Nan, mais c’est bon, il n’a rien fait de mal. On est autant responsable l’un que l’autre, on était deux pour faire cette connerie. En plus, il est là ! Le dernier n’avait même pas osé affronter le regard de ma mère. Alors, ça va, lâchez-lui la grappe.

Grégory s’écrasait sur sa chaise, tel le coupable que l’on voulait faire de lui. À mes yeux, il n’était pas le méchant de l’histoire. J’avais autant merdé que lui, si ce n'était plus. Avec mes antécédents, je connaissais les risques. J’étais au courant de mon hyperfertilité, j’aurais dû faire le nécessaire, prendre les devants et prévenir les risques. Mais je n’ai rien fait. J’étais immature et incapable de prendre soin de moi. J’agissais comme une adolescente, sur des coups de tête ou des coups de cœur. Et quand de vrais problèmes d’adultes se pointaient, je me défilais, comme présentement. Avec du recul, je me dis qu’on aurait pu gérer, mais nous étions deux gosses et cela n’aurait rendu service à personne, surtout pas aux futurs enfants. Je préférais les épargner, nous épargner à tous une vie chaotique. Il fallait choisir entre la peste et le choléra et c’est ce qu’on a fait. D’une manière ou d’une autre, il y avait de la souffrance, et une décision lourde de conséquences.

Passé le délai légal de réflexion, je revins une seconde fois, toujours avec Grégory, pour prendre les médicaments qui préparaient le col de l’utérus à l’avortement. Puis, une troisième fois pour subir l’IVG. Mon compagnon était encore là. Il avait tenu à m’accompagner pour me soutenir dans cette épreuve. Je lui en étais reconnaissante. Dans la voiture, il avait veillé à rouler prudemment, la main posée sur ma cuisse, comme il le faisait toujours. Passagère et enceinte de deux bébés, j’étais encore plus vite barbouillée que d’ordinaire durant les trajets et celui-ci avait duré trente longues minutes. En sortant du véhicule, j’étais pâle comme la mort. Il me tendit un thermos de café au lait qu’il avait préparé avant de partir, prévenant. Il se sentait fautif, évidemment.

Nous arrivâmes à neuf heures, ponctuels, la mine grave, les yeux cernés. C’était le seul homme et nous étions pourtant plusieurs femmes à avorter ce jour-là. Il n’y avait d’ailleurs que des femmes autour de nous, y compris dans le personnel soignant. Elles observaient Grégory avec un regard dur, malveillant, comme s’il avait été un loup au milieu de la bergerie, le responsable de tous nos malheurs. À leurs yeux noirs, je devinais qu’elle me considérait comme le pauvre agneau qu’il emmenait à l’abattoir. Je pense que le personnel de santé a cru que, tel un haut général d’armée, il venait s’assurer que son petit soldat allait bien agir comme il le désirait. Mais cela n’avait rien à voir. Il n’était pas du tout comme ça.

Voyant l’ambiance puante dans laquelle nous étions accueillis, j’escomptais repartir au plus vite, délivrée. Mais la journée ne se déroula pas du tout comme je l’espérais.

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