Chapitre 79 : Les clients, partie III (Des réguliers irréguliers)

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Je n’ai jamais été trompée en tant que compagne. Ou alors, si je l’ai été, je ne l’ai jamais su, ce qui revient plus ou moins au même. Si mes partenaires ne me trahissaient pas, en revanche, je compris rapidement que je ne pourrais pas compter sur la fidélité de mes clients pour faire fructifier mon activité.

Au début, naïve, je me mis en tête de les satisfaire avec l’espoir de m’assurer une sorte de fichier de base, qui me permettrait d’avoir toujours du monde à la maison. C’était le principe de tous les magasins, et même du bar d’Axelle. Sans aller jusqu’à l’idée d’instaurer une carte à points, lors des premiers mois, je faisais des efforts pour les encourager à me solliciter à nouveau.

Malheureusement, rapidement, je compris que pour fidéliser des michetons, je devais leur faire des prix. Or, j’avais énormément d’appels et nul besoin de baisser mes tarifs. Pourquoi aurais-je dû me brader ? Je ne le fis pas et ne revis donc pas ceux qui espéraient un tarif dégressif. La loi du marché était en ma faveur, tant pis pour eux.

Un autre inconvénient accompagnait la notion de fidélisation. Lorsque certains hommes revenaient me voir, enchantés par notre première rencontre, et parfois les suivantes, je remarquai avec agacement que leur comportement changeait au fil du temps. Mais pas forcément en ma faveur, comme je le découvrais. En effet, ces messieurs considéraient que l’on se connaissait désormais suffisamment pour prendre certaines libertés avec les conditions initiales. Et, là, j’assistais, impuissante, au défilé du grand n’importe quoi. De ponctuels, les voilà qui débarquaient à la bourre, imaginant que j’allais me montrer compréhensive, telle une épouse patiente. Parfois, le rendez-vous était tout simplement annulé au débotté (un imprévu au travail !) et, pompon sur la Garonne, on me réclamait des exceptions :

— Vous pourriez exceptionnellement me recevoir après 22h ? On s’est déjà vu.

— Vous pourriez exceptionnellement me recevoir dimanche matin ? On s’est déjà vu.

— Vous pourriez exceptionnellement venir me masser à la maison. On s’est déjà vu.

— Vous pourriez exceptionnellement me récupérer à la gare ? Mon train a du retard mais on s’est déjà vu.

Heu... Non, non, non et non. De toute évidence, nous n’avions pas la même notion de ce qu’impliquait le fait de se voir régulièrement. Comme toutes leurs demandes finissaient rejetées, ils ne me recontactaient pas. Bon débarras.

Autre chose me dérangeait lorsque des clients devenaient des réguliers. Il s’instaurait alors souvent une certaine familiarité. Or, qui disait familiarité, disait proximité. De fait, on attendait de moi de plus en plus de choses, comme pour entériner l’approfondissement de cette nouvelle relation. Personnellement, je ne voulais pas de ça. Le mec pouvait revenir vingt fois s’il le souhaitait, je ne l’embrasserais pas plus à la vingtième visite qu’à la première. J’étais en couple et mes limites n’étaient pas là que pour décorer. D’ailleurs, au même titre que mes clients m’avouaient être mariés, je ne leur cachais pas que j’avais un homme dans ma vie. Mais, pour certains, l’information n’avait pas l’air d’être assez claire. Ces derniers faisaient comme si, après quelques séances, tout leur était permis. Dans ces cas-là, je préférais mettre le holà, quitte à ne plus les revoir, plutôt que de franchir les barrières que je m’étais imposées.

De toute façon, au fil du temps, je comprenais que je n’avais pas grand-chose à gagner en fidélisant mes clients, à part des problèmes récurrents dont je souhaitais évidemment me prémunir. Si, pour certains, m’être fidèle signifiait me payer un moindre taux horaire, s’autoriser plus d’intimité à mes dépens et m’exprimer, en sus, moins de respect, autant dire que seule une fin de non-recevoir allait les accueillir.

Quelques-uns revenaient pourtant, toujours et uniquement à mes conditions. La fréquence était variable. La visite mensuelle n’était pas la plus courante. Le plus souvent, il s’agissait d’un rendez-vous trimestriel. Il arrivait de temps à autre qu’un micheton se pointe la semaine suivant notre première rencontre. Étant donné le prix exorbitant de ce genre de plaisir, cela m’apparaissait toujours suspect, mais je n’avais pas de raison de refuser. Je ne connaissais pas le budget alloué par les hommes à ce type d’extras, mais devinai que pour un petit nombre d’entre eux, fréquenter des prostitués devait être aussi coûteux qu’entretenir une addiction à la drogue.

Là, encore, plusieurs profils coexistaient parmi les « réguliers », mais globalement, cela se découpaient en trois catégories. Il y avait ceux qui allaient aux putes toutes les semaines, d’autres qui s’y rendaient chaque mois et, enfin, ceux qui venaient plusieurs fois par an, à raison de trois ou quatre fois l’année.

À l’inverse des réguliers, il y avait ceux, nombreux, qui s’adonnaient à un « one shot », une façon comme une autre de célébrer la courte durée de l’existence. On aurait dit qu’aller aux putes au moins une fois dans leur vie était inscrit sur leur bucket list. Le principe du « Y.O.L.O. » (1) était assez fréquent et les mecs débarquaient un peu comme un cheveu sur la soupe, mus par la curiosité de découvrir un univers qui les avait toujours fait fantasmer. Ils se laissaient complètement faire, manipulables à souhait et pas très exigeants, puisque peu habitués, mais toujours très impatients de voir à quoi ressemblait vraiment un rendez-vous tarifé. Une fois repus, je ne les revoyais jamais.

En dehors de ça, si j’ai reçu un certain nombre d’hommes à plusieurs reprises au cours des années écoulées, je pense que globalement, la majorité n’est passée me voir qu’une seule fois. Plusieurs raisons à cela. La principale était liée à la distance géographique. Ce n’étaient pas toujours des gens du coin. En déplacement dans toute la France, ils s’arrêtaient parfois chez moi comme il se seraient posés pour prendre un café dans une station-service sur l’autoroute. J’étais sur leur trajet et l’occasion faisait le larron.

Mais il m’est arrivé aussi de recevoir des hommes qui avaient décidé de faire des centaines de kilomètres pour me rencontrer. Je pense notamment à des Bretons, que deux ou trois cent bornes n’effrayèrent jamais. Je ne comprenais pas cet engouement pour ma personne, mais puisqu’ils le faisaient de bon cœur, je n’allais pas les en empêcher. Par contre, j’étais claire sur un point : le rendez-vous ne serait pas rallongé gratuitement pour les en remercier. Après tout, j’avais suffisamment de monde alentour pour ne pas travailler plus à moindre rentabilité. Ainsi, j’accueillais des hommes qui roulaient quatre ou cinq heures aller-retour pour profiter d’un massage d’une heure. Je ne comprenais pas leur délire mais après tout, pourquoi pas. Certains prenaient des doubles créneaux. Une fois encore, s’ils ne me demandaient pas de leur faire un prix, j’acceptais volontiers, mais si je devais y perdre au change, je refusais.

Ma politique était simple : je n’étais pas commerçante, ni marchande de tapis et encore moins grossiste. Je ne négociais rien. Si on me voulait, il fallait raquer. Je préférais perdre des clients, même très sympathiques, que de leur accorder des faveurs pécuniaires. Cela en choquait certains qui privilégiaient le relationnel, le social time, la complicité, mais ce n’était pas ma priorité. Tout ça, je le recherchais au cours de la prestation mais pas à la place de mes gains financiers. L’argent primait. J’avais un homme à la maison et mon objectif n’était pas de me faire des amis et encore moins des amants. J’étais prête à offrir des moments de relaxation de qualité et à donner de ma personne pour satisfaire les envies sexuelles de mes visiteurs ponctuels mais, à aucun moment, il n’était question d’aller plus loin. La frontière que j’avais instaurée était suffisamment opaque entre ma vie professionnelle et ma vie privée car je l’avais créée ainsi à dessein. Je savais que cela me permettrait de durer...

Pour les clients, cela semblait parfois difficile à entendre. Je me souviens de ce monsieur qui avait pris rendez-vous un après-midi. Sous le charme, il m’envoya ensuite des messages dans la soirée. J’étais déjà rentrée chez moi, posée sur le canapé devant la télé, démaquillée et en pyjama et, qui plus est, dans les bras de mon amoureux. Gentiment, à la coupure pub, j’explique au client que je ne suis pas disponible pour échanger, que je reprends le travail le lendemain, dès onze heures, l’horaire habituelle à laquelle j’étais joignable. S’en suivit alors une conversation ubuesque par sms.

— Je ne peux pas attendre demain, j’ai envie de vous revoir maintenant.

— Désolée, je suis flattée, mais c’est impossible. Bonne soirée.

— Je suis en bas de chez vous, dans la cabine téléphonique.

Un instant, mon cœur commença à accélérer. Puis, je réalisai qu’il parlait de l’endroit où j’exerçais, pas de celui où je vivais. Il n’y avait pas de cabine là où j’habitais désormais.

— Vous vous trompez. Je ne vis pas là-bas et comme j’ai fini de bosser, je suis rentrée chez moi. Vous devriez laisser tomber. À demain si vous le souhaitez.

— Je peux vous rejoindre chez vous tout de suite.

— Mais à quoi vous jouez sérieux ? Je vous explique gentiment que je ne travaille plus.

— J’aime jouer à ce petit jeu-là avec vous, vous imaginer en train de vous déshabiller derrière vos volets m’excite énormément.

Là, je préférai éteindre la braise avant que le mec ne s’enflamme.

— Vous savez, vous me faites de la peine. Vous êtes en train de vous geler les miches dans le froid et la pluie mais vous vous faites des films. Vous ne réalisez pas que moi, là, je suis dans les bras de mon amoureux, bien au chaud, devant un plateau repas et une bonne série. Vous jouez tout seul monsieur. Rentrez chez vous. Bonne soirée.

Le mec ne m’a jamais répondu. Mon dernier message avait dû faire éclater la petite bulle magique dans laquelle il s’était enfermé avec sa partenaire imaginaire, moi, en l’occurrence. Son petit scénario très excitant avait pris l’eau. Dans ces moments-là, face à la détresse humaine et la solitude qui noyaient certaines personnes, je me sentais bénie. Prostituée et boulimique, certes, mais chaque soir, à vingt heures, après le travail, quelqu’un m’attendait pour me demander comment s’était passée ma journée. Et ça, ça n’avait vraiment pas de prix.










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