Chapitre 85 : Le bébé

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Ma grossesse arrivait à point. J’avais 29 ans et, pour la première fois de ma vie, je ressentais vraiment l’envie d’avoir un bébé. Ce n’était pas un accident comme les deux fois précédentes. J’avais de l’affection pour mon mari, qui avait beaucoup de qualités, dont la principale était de me supporter, et je désirais vraiment un enfant de lui. Je savais qu’il serait un bon père.

Dès notre rencontre, il avait veillé sur moi et cela ne cessa pas lorsque je tombai enceinte, bien au contraire. Évidemment, lorsque nous prîmes connaissance de ma grossesse, ses craintes augmentèrent encore concernant mon métier. Sans hésitation, il aurait préféré me voir arrêter. Moi, je pensais à la suite, qu’il fallait d’ores et déjà anticiper, car j’envisageais une très longue pause, de deux ans minimum. Je voulais être pleinement disponible pour l’arrivée de notre bébé.

Cela dit, la fatigue qui m’écrasa presque tout le premier trimestre m’obligea à lever le pied dès le début. Ce n’est qu’à partir de septembre, à l’orée du quatrième mois, que je pus reprendre quelques rendez-vous. Je m’étais globalement déjà arrondie mais mon ventre ne se remarquait pas. Les clients n’y voyaient que du feu. Sur la demande expresse de Grégory, je n’acceptais que les rencontres sans rapports. Cependant, à quelques reprises, comme cela arrivait souvent, le micheton changeait d’avis en cours de route et basculait sur la seconde prestation. J’aurais pu dire non, mais cela ne me dérangeait pas plus que cela, y compris enceinte. Comme je l’ai déjà évoqué, mon corps était un outil dont je parvenais facilement à me détacher, qu’il s’agisse de m’en servir pour créer un enfant ou me prostituer.

Ainsi, je continuais à recevoir jusqu’en octobre, puis arrêtai complètement à partir de l’échographie du second trimestre, lorsqu’on m’apprit que j’attendais une fille.

Ma fille.

Là, ma vision de la maternité changea, tout comme mon ventre qui devint de plus en plus visible. D’une idée un peu floue, l’image de ma fille se matérialisa très clairement et je réussis enfin à investir cette période. Je restais les mois suivants à la maison, pour le plus grand plaisir de mon époux, qui s’autorisa à souffler. Comme toujours, il était aux petits soins pour moi et déjà complètement gaga de sa princesse, qu’il attendait comme le Messie.

L’accouchement eut lieu par voie basse, à la date exacte que l’on m’avait prédit. Nous étions le 29 février, un jour particulier, unique, qui ne se produit qu’une fois tous les quatre ans. Pour célébrer l’arrivée de ma merveille, il fallait au moins une date exceptionnelle dans le calendrier. Le soleil radieux qui brillait dans le ciel d’un bleu pur et parfait accompagna cette journée extraordinaire et annonça la venue proche de celle qui ne l’était pas moins.

On me la posa sur le ventre à 21h14 et toute ma vie changea. Moi qui avais craint durant ma grossesse de ne pas assez l’aimer, je sus à cet instant précis que je l’aimais déjà plus que ma propre vie. Elle devint mon centre de gravité, l’objet de toutes mes pensées. C’était indescriptible. J’étais encore choquée parce que tout ne s’était pas très bien déroulé pendant la délivrance, mais elle était là, en peau à peau contre moi, absolument magnifique et en parfaite santé. Je ne pleurai pas sur le coup, trop sonnée par cette expérience sans commune mesure. En revanche, plus tard, lorsque nous fûmes tous les trois installés dans la chambre, je fus saisie d’une intense émotion. En comprenant l’immense responsabilité qui pesait désormais sur nos frêles épaules de parents débutants, je me mis à pleurer. Entre deux sanglots silencieux, pour ne pas la réveiller, je m’en ouvris à Grégory :

— Tu te rends compte qu’elle n’a que nous ?

— Oui.

— Que si on ne s’en occupe pas, personne ne le fera à notre place ?

— Oui.

Cela réveilla probablement des manquements issus de mon passé mais je mesurais pleinement la gravité du rôle qui nous incombait désormais. J’en avais le vertige.

— Tu réalises à quel point elle a besoin de nous, combien on est tout pour elle ?

— Oui.

— On n’a pas intérêt à se craquer, là.

— Non. Je ne sais pas comment on va y arriver, mais on va faire tout ce qui est en notre pouvoir pour bien s’en occuper.

Cette enfant nous mettait devant notre faiblesse d’humains, bourrés de failles et de contradictions, et, en même temps, elle révélait en nous ce qu’il y avait de meilleur, la force qui logeait dans notre cœur. Jaillissait alors la puissance de notre humanité, ce lien ténu et invisible qui nous relie les uns aux autres et, particulièrement, à nos petits. J’avais ressenti cet amour pour ma mère et mon père, à une autre époque, très lointaine désormais. Et je l’éprouvais encore pour mon frère, toujours dans mes souvenirs.

Mais elle devenait l’unique personne vivante pour qui je ressentais cela.

La tendresse avait remplacé le désir que j’avais connu pour mon mari et notre relation tenait plus de la colocation amoureuse que de la réelle passion. Peu de temps après la naissance de notre enfant, je savais notre couple en sursis.

Lorsque ma fille fêta ses quatre mois, j’étais toujours à la maison pour m’en occuper. Je ne voulais pas reprendre le travail, ravie de passer tout mon temps à la voir grandir, sans jamais manquer un seul de ses sourires. Malheureusement, à cette période-là, on découvrit qu’elle souffrait d’une plagiocéphalie qui, après un premier traitement pour le corriger, se transforma en brachycéphalie.

Le problème avait été créé lors de sa naissance. L’accouchement avait nécessité l’intervention de cuillères et, à cause de ces instruments, elle avait écopé d’un énorme hématome sous-dural au niveau du cou. La mobilité de ce dernier avait été réduite et elle avait souffert d’un torticolis au tout début de sa vie. Cela l’avait empêché de se mouvoir librement, notamment la nuit. Sa tête fût déformée, prenant une forme de losange, que l’on pouvait observer depuis le dessus. Quand nous l’avons signalé, dès les premières semaines, les médecins nous promirent que cela se remettrait tout seul. Mais les mois passèrent et ce n’était pas le cas. Je tirai la sonnette d’alarme à plusieurs reprises, sans succès, avant de décider de prendre les choses en main, en me renseignant sur les traitements existants.

Dieu merci, Internet nous apprenant tout, je trouvai rapidement ce que je cherchais. Ni une, ni deux, je pris rendez-vous à Londres avec l’un des spécialistes qui officiaient sur Harley Street. Là-bas, les bébés étaient reçus sans attendre, car tout se jouait la première année, avant que les os du crâne ne se solidifient. Le traitement était simple. Suite à un scanner, on moulait une prothèse sur la tête du bébé, une sorte de casque amovible qui appuyait sur les zones bombées afin de remplir les espaces creux. Une fois celui-ci en place et porté 23h sur 24, il fallait retourner au cabinet toutes les trois semaines, pour s’assurer de l’évolution de la déformation, laquelle devait se résorber en quelques mois.

En 2012, ce procédé, que l’on nommait vulgairement « le casque dynamique », n’existait pas encore dans les hôpitaux français, seulement munis de casques dits « passifs ». Ces derniers agissaient beaucoup plus lentement, et offraient des résultats aléatoires et souvent insatisfaisants. Ma fille avait déjà huit mois et nous devions agir vite. Nous étions encore dans les temps, à condition de la faire traiter dans un des pays limitrophes, les seuls à posséder notre graal.

Voilà pourquoi, à l’hiver 2012, nous débarquâmes à trois dans la très belle capitale anglaise pour que notre enfant puisse recevoir le traitement adéquat qui, à coups sûrs, allait remettre sa jolie petite tête bien ronde. Les prothèses n’étaient pas prises en charge par la sécurité sociale, ni nos mutuelles. Nous devions sortir près de sept mille euros de notre poche et cela faisait plus d’un an que je ne travaillais plus. Je décidai donc de reprendre les rendez-vous plus tôt que prévu. Mon mari se chargeait de l’emmener chaque mois à son rendez-vous de suivi à Harley Street, pendant que je restais en France pour gagner de l’argent.

Cinq mois et demi de traitement plus tard, le casque avait fait le job et ma fille n’avait plus de plagiocéphalie visible. Son crâne était redevenu bien rond, ses beaux yeux verts se retrouvaient enfin à la même hauteur et l’écart entre ses oreilles n’était plus significatif. Nous avions gagné notre pari et notre course contre la montre.

En mai 2013, cet épisode stressant était enfin derrière nous.

En mai 2013, mon mari et moi décidâmes de divorcer.

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