Chapitre 90 : Mauvaises mères

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L’été s’écoula. Je ne revis pas Antoine, reparti au Liban.

Les hommes passaient dans ma vie, certains pour une heure, une après-midi, quelques mois ou quelques années. Sans le savoir, ou volontairement, ils avaient un impact qui allait changer le cours de mon existence.

La séparation d’avec mon mari fût officielle. Je n’avais pas bazardé mon mariage pour une histoire de cul. Avec Antoine, j’avais ouvert les yeux et agi en conséquence, en comprenant qu’il était temps de tourner la page d’une romance qui se délitait. Grégory était soudeur et m’avait permis de réparer quelques morceaux de mon cœur, de mon âme et de mon passé, mais il devait continuer son chemin. Antoine travaillait dans l’humanitaire et m’avait aidée, en contribuant à mon évolution, mais sa mission s’arrêtait là.

Grégory déménagea en juillet. Contrairement à mon père qui avait dévalisé la maison avant de nous quitter, il n’emporta pas grand-chose avec lui. La plupart des meubles m’appartenait et il me reprocha de l’obliger à repartir de zéro. Pourtant, de mémoire, en dehors de sa gazinière et de son réfrigérateur, il était venu quasiment les mains vides. Je savais qu’il m’en voulait. Il commença à dire que je l’avais forcé à se marier, que j’avais ponctionné sur l’argent de ses Assedic et m’envoya dans les dents ce métier qu’il avait toujours détesté.

À mon sens, ses reproches n’étaient pas justifiés. Je ne me souvenais pas l’avoir trainé de force à la mairie et concernant mon boulot, le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il avait été au courant. De plus, il avait passé presque trois ans au chômage, en attendant cette fameuse formation qui ne démarrerait qu’après notre séparation. La seule période où je fus à l’arrêt était liée à la fabrication de notre bébé. Je comprenais sa rancœur, mais ne voulais pas tout endosser pour autant. Comme avec mon premier mari, je me rappelai que dans l’échec d’une relation, chacun était pour moitié responsable. Je n’étais pas du genre à me défiler et assumai volontiers mes erreurs et la souffrance que je lui avais causée. Néanmoins, il fallait aller de l’avant et se tourner vers l’avenir, et ruminer nos fautes n’allait pas nous y aider.

Personnellement, je vivais très bien son départ. Je me retrouvai seule avec ma fille, mais avec une charge en moins. M’occuper d’un homme m’avait demandé du temps, de l’argent et de l’énergie et je possédais désormais beaucoup plus de chacun de ces trois éléments.

Depuis ma rencontre avec Antoine, j’avais fait la paix avec mon métier. Bien sûr, mon corps n’était toujours pas prêt à tout supporter, mais mon état d’esprit avait changé et c’était ça de gagné. Vendre mon corps n’avait jamais été une vocation, mais exercer ce métier m’apportait énormément de bienfaits, que j’avais un temps oubliés. J’en avais toujours tiré plus d’avantages que d’inconvénients et ce dernier client un peu à part me l’avait remis en mémoire.

Séparée, il fallait désormais que je parvienne à allier ma vie professionnelle particulière avec mon nouveau statut de maman célibataire. Contre toute attente, ma mère fut la clé de voûte de la réussite de ce nouvel objectif. Elle était complètement gaga de sa petite fille, qu’elle voyait très régulièrement. Pendant ma grossesse, j’avais quelque peu enterré la hache de guerre avec elle. J’avais toujours des rancunes tenaces qui ne semblaient pas vouloir s’estomper malgré toutes les thérapies que j’entreprenais mais, à l’arrivée de ma fille, je me calmai un peu. Ma mère était entièrement disponible et désirait vraiment m’aider. Elle répondait présente dès que j’en avais besoin. Je pouvais tout lui demander. J’en profitai largement. Lorsque mon ex-mari débuta sa fameuse formation qu’il attendait comme le saint graal, elle prit le relais. Je lui confiai ma fille, dont elle devint la nounou officielle. Elle n’en aura jamais d’autres.

Ma mère était top. Vraiment. Je lui donnai des consignes très précises qu’elle suivait à la lettre, sans jamais se plaindre, négocier ou mettre son grain de sel. Elle avait une telle trouille de mal faire et de blesser le bébé sans le faire exprès qu’elle était dans l’ultra-vigilance. Elle la surveillait comme le lait sur le feu. Je pouvais partir travailler tranquille sans jamais être inquiétée. Je recevais des messages dans la journée, m’informant que tout allait bien, me détaillant étape après étape le déroulé du temps qu’elles partageaient ensemble. Jamais je ne reçus de mauvaises nouvelles. Tout était toujours sous contrôle.

Comme ma mère s’occupait extrêmement bien de ma fille, je pus prendre du temps pour moi. Je travaillais sans pression, et parfois, j’en profitais pour faire une sortie, un extra. Ce n’était pas grand-chose, simplement le fait de flâner dehors ou dans une boutique, mais c’était l’occasion de quitter le mode « maman » un bref instant, et cela me faisait beaucoup de bien.

Je renouais aussi avec des hommes, des amants, pas des clients. Inscrite sur un site de rencontres, je m’adonnais à quelques sorties à deux : resto, balade sur la côte, promenade en forêt. Quelques idylles sans grand intérêt autre que de me faire passer du bon temps. À ceux-là, je ne parlais jamais de mon métier, échaudée par mon expérience avec mon ex-mari. Ma mère jouait le jeu et gardait ma fille durant ces escapades. Elle me soutenait et m’encourageait. Je partais l’esprit léger et retrouvais ma gamine après vingt-quatre heures, en parfaite santé, gazouillante et heureuse.

Mon ex aussi renoua avec la gent féminine. Grand bien lui faisait. J’espérais que cela apaiserait la rancune qu’il nourrissait encore envers moi. Il allait tellement mieux que, quatre mois après notre séparation, il s’installa avec une nouvelle femme, Jennifer. Ma fille, en recherche de tendresse féminine en mon absence, l’appréciait beaucoup. Je fus contente qu’un vrai foyer l’attende lorsqu’elle passait du temps avec son papa. Seul, il n’aurait pas été aussi serein et efficace. D’ailleurs, rapidement, je réalisai que Jennifer prenait les choses en main. Elle le fit si bien que je ne m’adressai même plus à lui lorsqu’il s’agissait de notre fille. Elle empiétait sur son rôle dans notre organisation. Un peu trop peut-être. Beaucoup trop, au fil des mois. Mon ex se déchargeait complètement sur elle, exactement comme il l’avait fait avec moi dès qu’il s’agissait de contingences domestiques. Le problème, c’est que je n’avais pas signé pour un ménage à trois et que je devais prendre des décisions avec l’avis de deux autres personnes. Cela commença à m’énerver.

Comme toutes les mamans concernées par l’arrivée d’une autre femme dans la vie de son bébé, j’eus d’abord peur de ne plus avoir ma place. C’était irrationnel car notre lien était très fort, mais je découvrais au fil du temps que tous mes choix la concernant étaient critiqués. Je commençais à me demander si j’allais encore avoir mon mot à dire. L’allaitement long, notamment, fut remis en question, alors que lorsque nous étions ensemble, mon ex me soutenait à cent pour cent. Il trouva soudainement que cela l’empêchait de nouer une vraie relation avec sa fille, comme si je créais une barrière entre eux. Cela me semblait absurde. Même sans mes seins, ma fille était très proche de moi et son besoin de contact était avant tout lié à son âge.

Cette période me plongea dans un profond dépit. Certes, j’avais voulu divorcer et ne le regrettais aucunement mais, en prenant cette décision, je ne m’étais pas attendue à ce que mes objectifs éducatifs soient revus à la baisse. Je compris que nous étions rentrés dans une bataille. Nous n’étions plus l’un avec l’autre, mais l’un contre l’autre, à celui qui tirerait le plus fort sur la manche du pull de notre bébé.

Un soir, je rentrai à la maison après avoir déposé ma fille chez son père et sa nouvelle copine. On s’était encore pris la tête, au sujet de vêtements qui n’étaient pas adaptés à la météo. Énervé, il me traita de mauvaise mère. Sur le chemin du retour, les mots résonnèrent en moi, inlassablement. Arrivée à la maison, j’étais encore sonnée. Pour m’occuper l’esprit, je rangeai les jouets qui traînaient dans le salon.

Mauvaise mère.

Je pliai le linge qui avait séché.

Mauvaise mère.

Je nettoyai la table de la cuisine que je n’avais pas pris le temps de débarrasser avant de partir.

Mauvaise mère.

Je m’arrêtai devant le frigo bien achalandé.

Mauvaise mère, mauvaise mère, mauvaise mère.

Je me saisis d’un reste de gâteau qui traînait là depuis mon dernier invité. Le mangeai. Puis, je pris du pain dans le sac de la boulangerie et le mis à griller. Je le beurrai généreusement et l’enfournai. Il restait des gâteaux secs dans le placard. J’entrepris de les dévorer. Un paquet, puis deux. Et comme il y avait aussi des cookies, je ne leur fis pas de cadeaux.

Je terminai tout ce qu’il y avait comme malbouffe sous mon toit. Puis je vomis.

Un an et un mois de sevrage anéanti en une fraction de secondes. Je m’endormis en pleurant, dévastée.

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