Chapitre 92 : Briser le cercle

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Nous avions été trop loin et j’en prenais la responsabilité à cinquante pour cent. Après notre entrevue chaotique, je portai plainte, non pas pour accabler mon ex-mari, mais pour assumer ma faute. Je le fis en pleurant, en avouant mon péché, comme au confessionnal, peut-être dans l’espoir d’être absoute. J’expliquai honnêtement la situation à l’officier de police, en relatant exactement les faits de cette soirée, selon lesquels j’avais jeté la chaussure la première. Mes larmes ne coulaient plus à cause de la douleur que j’éprouvais à l’œil, ou parce que je replongeais dans les méandres de mon enfance, mais parce que je me sentais coupable, notamment à cause de mon activité. De cela, je ne parlai pas à l’homme qui tapait sur son clavier.

— Âge ?

— 32 ans.

— Votre métier ?

— Esthéticienne.

Pute, pute, pute.

Mon ex-mari avait tellement honte de moi et de mon travail. Il se voyait comme mon complice, et je devinai combien cette situation lui était intolérable, maintenant que nous n’étions plus ensemble. S’il avait tout accepté par amour, aujourd’hui, il regrettait de l’avoir fait et s’évertuait à tout nier en bloc. Malheureusement, il avait été trop impliqué pour faire comme s’il n’avait pas cautionné la situation. Il avait vécu avec cet argent sale et m’avait fait un enfant, pour laquelle il semblait convaincu que j’allais être un mauvais exemple. Le piège s’était refermé sur lui. Acculé, il était plus facile de me faire porter le chapeau de ses choix antérieurs. Ses cachotteries envers sa nouvelle compagne le rongeaient à tel point qu’il préférait réécrire l’histoire, voire, l’effacer. M’effacer. Mais c’était impossible et il allait devoir vivre avec.

La fois suivante, lorsqu’il vint chercher notre fille, je me tins à distance. Il aperçut de loin la blessure que j’avais à l’œil, celle qui avait été provoquée par la monture de mes lunettes lorsqu’il me gifla. Il m’interrogea en la désignant :

— C’est quoi ça ?

— À ton avis.

Il pinça les lèvres. Il s’en voulait. Il s’en voulait vraiment. Il avait beau me détester, comme il me le répétait à l’envi, il ne voulait pas ça. Ni pour nous, ni pour la petite, évidemment. Je savais que ce n’était pas lui, que ce n’était pas le genre d’hommes qu’il souhaitait être et encore moins le père qu’il voulait devenir.

Nous avions tous les deux parfaitement conscience d’avoir atteint un point de non-retour et cet évènement nous servit de déclic. Il fallait arrêter nos conneries. Chacun de nous reconnut ses erreurs à demi-mots. Qu’importait de savoir qui avait tort ou raison, en l’état actuel des choses, il était évident que nous ne nous supportions plus et que cette escalade d’agressivité ne pouvait plus durer. Alors, pour remédier à la situation, nous posâmes une première action, juste lui et moi. Nous décidâmes de nous croiser le moins possible, notamment lors du transfert de la petite, afin d’éviter que cette violence, des mots ou des actes, ne se reproduise. Notre solution était simple : nous la déposerions désormais chez ma mère, qui habitait grosso modo sur la route entre nos deux habitations. Elle était d’accord pour faire le tampon le temps qu’il fallait.

Elle aussi souffrait de cette situation. Comme moi, elle revivait cette période noire de notre passé. Elle le faisait certes par procuration, mais éprouvait la même détresse qu’à l’époque où mon père avait transformé sa vie en enfer, la poussant loin dans les retranchements, tremblante de peur derrière des radiateurs, ou anéantie par un harcèlement qui avait duré des années. Elle comparait d’ailleurs Grégory à ce dernier. Mais, comme je le lui rappelais, les choses étaient différentes, car le cas de mon père relevait de la psychiatrie. Il buvait et s’était enfoncé dans la boisson au fil du temps, le rendant de plus en plus fou, ce qui n’était pas le cas de mon ex, seulement en colère.

De plus, jamais en manque d’idées pour un coup tordu, mon père avait cherché sciemment à lui nuire et, ce, dans le but de la faire revenir. Cela n’avait rien à voir avec Grégory. Celui-ci avait certes subi notre séparation mais, aujourd’hui, son seul objectif était d’en finir avec tout ça, pas de me récupérer. Les tensions qui nous animaient se résumaient à nos désaccords et nos griefs, pas à une volonté de se détruire l’un l’autre ou de se venger de quoi que ce soit. Mais la situation demeurait compliquée pour tout le monde et ma mère ne fut pas épargnée.

Elle avait aussi peur pour moi, peut-être même que je finisse mal, comme elle, qui avait tenté de se suicider. Cependant, nous ne réagissions pas pareil à une situation de crise. Lorsqu’elle se posait en victime, impuissante et à la merci de l’autre, je prenais le taureau par les cornes et fonçais, mais, surtout, j’assumais ma part. Nous étions tous les deux en train de déconner et cela montrait l’affaire sous un prisme différent. J’étais actrice des évènements autant que lui et, en tant que telle, je pouvais agir sur ce qui se passait. Tout ne reposait pas entre les mains de mon ex-mari. La question n’était pas de savoir sur qui taper mais comment arranger les choses. D’ailleurs, la solution, trouvée en commun, de se servir de ma mère comme d’un garde-fou, fut efficace.

Lorsque le cadre légal fut posé, les choses s’apaisèrent encore un peu plus. Oh, bien sûr, le coût (pourtant habituel) de la pension alimentaire lui resta en travers de la gorge, mais il paya quand même. Une fois encore, cela divergeait de l’attitude de mon père, qui n’avait jamais versé un centime pour notre éducation.

Pendant des mois, nous ne nous voyions presque plus et tout le monde s’en porta pour le mieux, notre fille la première. D’ailleurs, elle avait été si choquée par la scène à laquelle elle avait assisté lors de la claque, qu’elle ne supportait plus de nous voir dans la même pièce. Lorsque cela arrivait, rarement, elle se mettait physiquement entre nous, un bras de chaque côté, pour nous empêcher de nous attaquer à nouveau. Elle me rappelait moi quand, petite, je me plaçais entre mes parents pour les retenir de s’entre-tuer.

Ma séparation n’arrêtait pas de faire remonter à la surface les pires moments de mon enfance. J’étais malheureuse et chamboulée de ressentir toutes mes anciennes blessures non soignées se rouvrir à nouveau. Désemparée, je me réfugiai de plus en plus dans la boulimie, mon seul sas de décompression en cas de difficulté. Comme j’avais peur de mourir d’une rupture de l’œsophage, ou d’une crise cardiaque, à cause de mon hypokaliémie, avant de vomir, j’envoyai des messages à mon meilleur ami, Manu :

— Si tu n’as pas de nouvelles de moi dans les deux heures à venir, viens chercher ma fille.

Il répondait positivement à contrecœur à la réception de cette missive morbide et attendait mon feu vert pour pouvoir dormir tranquille. Après quelques semaines à ce rythme-là, je m’obligeai à réagir. Il y avait urgence, je ne pouvais pas rester comme ça.

Plus que jamais, mon objectif était de me soigner. Vraiment. Pas juste les symptômes de la maladie, la fameuse partie émergée de l’iceberg, mais les causes profondes, celles que j’avais toujours rechigné à explorer. Dans mon malheur, j’avais de la chance. Les thérapies avaient un coût, que je trouvais justifié, mais comme mon métier m’offrait un confort matériel, je pouvais me le permettre et, ça, j’en étais extrêmement reconnaissante. L’argent de la prostitution, autrefois utilisé pour me faire plaisir ou améliorer le quotidien, allait désormais servir à me guérir.

L’argent était une bénédiction et regorgeait de bienfaits. Je sais bien que pour certains le mien était sale, mal gagné, et ne pouvait rien m’apporter de bon mais, à mes yeux, c’était la clé qui allait ouvrir la porte de ma cage. D’ailleurs, malgré son odeur de soufre, je n'eus jamais de scrupules à l’utiliser pour la bonne cause, pour donner à ceux qui ne possédaient pas la chance que j’eusse d’être née au bon endroit, dans de bonnes conditions matérielles. Encouragée par l’exemple que m’avait montré ma mère, j’avais toujours aidé mon prochain. Depuis que je gagnais davantage, c’était encore plus important pour moi de continuer.

Mais comme nous le rappellent avec pertinence les consignes de l’hôtesse de l’air avant un décollage, rien ne sert d’aider autrui si on n’est pas en capacité de se venir en aide à soi. J’appliquai donc ce précepte et décidai de me secourir en priorité. Ma fille était petite et n’avait besoin de rien d’autre qu’une maman en bonne santé, ce que je n’étais pas vraiment. Je devais le faire pour elle, si je n’arrivais pas à le faire pour moi. Elle était mon unique motivation. Si guérir complètement n’était pas au programme dans cette vie, si je n’arrivais pas à me sauver moi-même, au moins, le travail que j’entreprendrais lui profiterait un jour.

J’étais persuadée (et je le suis toujours) que les schémas familiaux dysfonctionnels, qui se reproduisaient de génération en génération, et dont l’exemple le plus frappant était celui de ma mère et moi, pouvaient cesser. Il fallait les faire cesser. Je devais mettre un terme à cette tragédie familiale, casser le cercle vicieux dont chacun des membres avait hérité. Nettoyer ma lignée, bourrée de malades mentaux, de suicidaires, d’alcooliques, de drogués, de violents. Il était temps de faire le grand ménage et, comme personne dans mon entourage ne paraissait prêt à s’y coller, arguant que seuls les fous allaient consulter, il n’y avait plus que moi pour me lancer dans le sale boulot. D’ailleurs, il fallait une sacrée force de caractère pour affronter cette mission.

Or, ça tombait bien, comme je l’ai déjà signalé, mon prénom vient du germanique « karl », qui signifie force. J’avais été envoyée sur Terre pour ça. De cela, j’étais profondément convaincue.

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