Chapitre 108 : La jardinière

9 minutes de lecture

Je revins au cabinet de Stéphanie la semaine d’après, impatiente.

Je poursuivis les séances suivantes avec le même désir renouvelé. Je passais celles-ci tantôt à rire, tantôt à pleurer. J’y racontais mon quotidien de névrosée, soumise à une addiction qui allait probablement me tuer, que je finançais en louant mon corps à des hommes de passage.

— Je suis célibataire. En même temps, qui voudrait de moi ? Je n’ai pas le C.V. amoureux idéal, et encore moins le métier adapté.

Je lui expliquai que, finalement, cela ne m’intéressait plus vraiment. J’étais probablement trop habituée à vivre seule. Même si la romantique qui sommeillait en moi rêvait encore de rencontrer le prince charmant, sans lui, je ne me sentais pas malheureuse pour autant. Il y avait un manque à combler, mais je n’étais pas sûre que la présence d’un compagnon dans ma vie changerait vraiment la donne. C’était plus profond. Le vide dépassait ce qu’un homme pouvait m’apporter. Je ne voulais pas tant trouver une personne à aimer que m’aimer moi-même. C’était ça, mon principal défi. J’avais été tant d’années dans une lutte permanente envers qui j’étais, que je savais parfaitement qu’être en couple ne résoudrait pas tout. Je devais d’abord guérir pour moi et, ensuite, je pourrais envisager de partager la vie d’une tierce personne. En attendant, j’avais d’autres priorités.

— Vous savez, ce qui m’importe le plus, c’est de m’occuper correctement de ma fille jusqu’à... je ne sais pas... on verra bien.

On verra bien. Que m’attendait-il au bout de cette route ? Je venais d’une famille de dépressifs, de suicidaires, de loosers. De combien était la probabilité de finir comme eux ? J’avais ça dans mon sang, dans mes veines, dans mon pedigree. Et si je n’y arrivais pas ?

La voie éteinte par les sanglots, je m’arrêtais. Stéphanie me regardait droit dans les yeux, attendant patiemment que la montée de chagrin se dissolve. Comme beaucoup de parents, dès que j’évoquais le sujet de ma fille, et a fortiori si celui-ci était attaché à une idée, même furtive, de l’abandonner, en mettant fin à mes jours, une émotion forte me prenait à la gorge. Cette enfant, je l’avais mise au monde de ma propre volonté et, à présent, je regrettais de ne pas être la mère que j’avais espéré, de ne pas être capable de lui offrir la vie magnifique qu’elle méritait.

Ô certes, elle ne manquait de rien, et surtout pas d’amour, mais je n’étais pas ce que l’on pouvait appeler un exemple. Ma fille avait neuf ans. Elle était encore trop jeune pour que je puisse lui dire la vérité à mon sujet. Je devais lui mentir continuellement et cela me rendait malade. Bien sûr, j’agissais ainsi pour la protéger, m’assurer qu’elle serait en âge d’encaisser le choc, lorsque le moment de tout lui avouer arriverait. Ce dernier n’était pas pour demain, alors, il fallait que je reprenne le dessus et que je sois disponible pour elle, physiquement et émotionnellement.

Je me ressaisis :

— J’aimerais que vous m’aidiez à surmonter cette période difficile. Je ne me sens pas bien actuellement. J’ai des idées noires. La date anniversaire de la mort de mon frère fait toujours remonter à la surface des tas de souvenirs douloureux. Cela me fragilise. Or, je dois être forte, pour ma fille. Elle est encore petite et a besoin de moi. Je me dois de lui offrir ce qu’on ne m’a pas donné lorsque j’étais enfant. J’aimerais qu’elle ait de bonnes bases, pour avoir une belle vie. Qu’elle réussisse là où j’ai échoué. Ça ne devrait pas être compliqué.

Je me mis à rire entre deux reniflements.

— À part elle, j’ai tout foiré. Pour le reste, on verra.

Stéphanie était sur tous les fronts. Au fil des séances, elle traitait les différents sujets, jonglant avec chacun d’eux au fur et à mesure de leur apparition. Les relations sentimentales furent mises au goût du jour. Elle me demanda :

— Vous ne croyez pas que vous pourrez retrouver quelqu’un ?

Je me mis à réfléchir, des larmes me montant aux yeux.

— Quelqu’un qui m’aimerait autant que Guillaume m’a aimée ? Est-ce possible ? Je ne sais pas. J’ai 39 ans. J’ai eu ma chance et je l’ai ratée. Je voulais d’autres enfants. Je voulais une autre vie. C’est ainsi.

Je parlais avec résignation, mais je savais que si j’étais là, devant elle, à parler de moi pendant une heure et demie, c’était bien la preuve que j’y croyais encore. Stéphanie le savait aussi.

— Dans votre autre vie, vous vouliez quoi ?

— Un homme. Un vrai. Un homme sur qui compter. Un homme solide, avec qui j’aurais pu construire quelque chose mais... c’est trop tard. Je voulais avoir un métier, un vrai, parce que j’en avais les moyens intellectuels, mais... à cause de tout ce qui s’est passé, je n’ai pas pu le faire. Vous savez, mon job de prostituée, j’en parle de plus en plus ouvertement. Et c’est marrant, quand elles me rencontrent, certaines personnes me demandent pourquoi je fais ça, qu’est-ce qui m’a poussé à ça.

Je riais en disant cela mais, la vérité, c’est que je trouvais l’attitude de ces gens hilarante. J’étais toujours étonnée que l’on me posât cette question, et encore plus, que l’on s’attendît à une vraie explication. Je ne pouvais pas la leur apporter en peu de mots, il y avait tant à dire. Quand on devient professeur, on peut mettre en exergue le fait que l’on aime enseigner aux autres, mais dans mon cas, les gens espéraient entendre quoi ?

— La prostitution ? Oh bah écoute, pourquoi pas ? J’aime bien qu’on me culbute alors, je me suis dit, tiens, joignons l’utile à l’agréable.

Non. C’était, à mon sens, complètement délirant de me demander ça. Je racontai à Stéphanie ma version des faits. La vraie raison ne se résumait pas en une phrase. Des tas de paramètres étaient à prendre en considération. Le premier était la mort de mon frère. À ce moment-là, j’avais tout simplement explosé en plein vol. À quatorze ans, lorsque mon frère se tua en voiture, ma vie se brisa en mille morceaux. Je passai les années suivantes à les recoller. Malheureusement pour moi, le traumatisme que j’avais vécu, contrairement à celui d’un blessé physique, ne se voyait pas. Personne ne me voyait souffrir. De plus, bien avant cet évènement, j’avais été déjà très abîmée. Je n’avais plus les capacités pour surmonter un choc supplémentaire. Trop, c’était trop.

— Imaginez quelqu’un revenant de la guerre, les bras et les jambes déchiquetées, le corps complètement mutilé. Il faut du temps pour réparer tout ça, quand tout a été très esquinté. Eh bien, un cœur détruit, c’est pareil.

Sauf qu’avant de le soigner, il avait fallu identifier le problème. Or, comme nul ne s’en était préoccupé, je ne le fis pas non plus. Je ne reçus pas les premiers soins et, quand j’entamai ma première thérapie pour réparer les dégâts, il y en avait encore eu davantage entre temps. La boulimie s’était déjà bien installée et avait fait beaucoup de casse psychiquement. La prostitution rajouta une nouvelle couche à ce désastre, en me privant d’une vie sentimentale « normale ».

— J’ai passé la majeure partie de ma vie à juste essayer de soigner les blessures de mon enfance, de mon adolescence. Je n’ai rien fait d’autres. Vous savez combien de temps on met pour réparer un enfant brisé, Stéphanie ?

Elle savait que c’était une question rhétorique. Elle ne me répondit pas, attendant la suite. Je pleurais à présent, en lui relatant ces grandes étapes de ma vie.

— Ça prend toute une vie. Toute une putain de vie ! On ne guérit jamais de cette blessure-là. Comme on ne se remet jamais de ceux qui sont partis.

Byron Katie disait cette phrase très juste : on ne se remet pas de l’amour. La souffrance, c’était la preuve que l’on avait aimé. On ne pouvait pas effacer cela. Ce n’était ni souhaitable, ni réalisable. Aimer, c’était souffrir aussi.

— Vous voyez, on doit apprendre à vivre avec, et vivre avec la douleur, et bien... c’est super dur.

Stéphanie hochait la tête. Je n’avais pas fini et elle le savait. La colère prenait à présent le pas sur la tristesse. Ma voix monta progressivement dans les aigus lorsque je crachais mes propos.

— J’ai passé tellement de temps à me reconstruire, à essayer de m’en sortir, et ce n’est même pas fini, en plus, sinon je ne serais pas là. Je n’ai pas eu l’occasion de m’occuper de ma carrière. Ils sont merveilleux, tous ces gens qui ont une carrière. Moi, j’ai juste... essayé de mettre un pied devant l’autre. J’étais presque dans le coma, en réanimation, incapable de faire autre chose que de simplement respirer.

Stéphanie comprenait. Je le voyais à l’expression ouverte de son visage. Ses traits étaient sereins. Elle accueillit mes douloureuses confessions avec une empathie silencieuse. Mon plexus solaire me faisait mal. Ma gorge me brûlait. Ma respiration était saccadée. Mon ventre demeurait noué. Mais, malgré tout cet inconfort physique, au fur et à mesure de mes déclarations, face à une personne si compatissante, qui savait que ma souffrance était légitime, j’allais mieux. Lorsque mes larmes se tarirent, que j’eus complètement vidé mon sac, la conversation dévia sur quelque chose de plus neutre. Stéphanie ne me laissait jamais repartir sans s’assurer que, passées les fortes vagues émotionnelles qui me submergeaient au cours de nos entretiens, j’étais apte à quitter les lieux.

— Quel métier auriez-vous voulu faire si vous n’aviez pas été en réanimation durant si longtemps ?

— Je ne sais pas... j’aime écrire. J’aurais aimé être écrivain. Mais, bon... pour le moment, je n’écris rien d’autres que mes journaux intimes.

— Vous avez déjà envisagé de partager vos écrits ?

— Non. Ce n’est pas à l’ordre du jour.

— Vous y avez déjà pensé ?

— Non.

C’était une demie-vérité. J’y avais déjà pensé, mais mon adorable et tenace syndrome de l’imposteur revenait à chaque fois en force pour me répéter : Nan, mais n’importe quoi ! Mais pour qui te prends-tu espèce de tarée pour oser imaginer, ne serait-ce qu’une seconde, que c’est une possibilité ?

— Puisque vous aimez écrire dans votre journal intime, écrire votre autobiographie, même pour vous, sans forcément la rendre publique, c’est quelque chose qui vous plairait ?

— Non. On me l’a déjà suggéré mais, non, cela ne m’intéresse pas. Écrire dans mes journaux intimes me suffit. Ma vie n’est pas très intéressante, vous savez. Elle est même plutôt déprimante.

J’argumentais mes propos en lui rappelant que dans les biographies ou les autobiographies que j’avais lues, les gens s’en sortaient à la fin. Ils avaient un message positif à diffuser et c’était cela qui, moi, m’avait tant plu. Mais, dans mon cas, qu’y avait-il de joyeux à dire ? Rien. Je n’avais rien réussi. Je ne m’en étais toujours pas sortie. J’en étais toujours au même point : célibataire, boulimique, prostituée.

À quoi bon ?

— S’il n’y a pas de fin heureuse, je ne vois pas l’intérêt de retracer le parcours d’une vie chaotique. C’est comme les dessins animés. Sans happy end, les contes de fées ne valent rien. Walt Disney l’avait bien compris. J’aurais aimé écrire quelque chose de positif, d’encourageant, mais à ce stade, je ne suis pas légitime.

— Pour le moment, vous ne vous sentez pas légitime. Pour le moment. J’ai planté une graine aujourd’hui. Nous avons de la chance.

— Ah bon, pourquoi ?

— Écoutez la pluie tomber sur le toit. Elle vient arroser la semence d’aujourd’hui. Qui sait ce qui en germera...

Nos séances hebdomadaires me faisaient énormément de bien. J’en ressortais toujours vivifiée. J’avais le sentiment que lorsque j’arrivais chez elle, mon réservoir émotionnel était dans le rouge, presque complètement à sec. Mais, à chaque fois, je quittais son cabinet le cœur, l’âme et le corps remplis de carburant. Mon énergie était regonflée à bloc. J’avais l’impression qu’elle était une source inépuisable, autant d’inspiration que de générosité, et que je pouvais m’y abreuver sans que jamais elle n’en soit privée.

Elle donnait, je prenais.

Je prenais, je prenais, je prenais. Je prenais tout : les bons conseils, les explications sur des concepts de développement personnel que je ne maîtrisais pas encore, le travail qu’elle me donnait à faire à la maison. Je prenais aussi les compliments et les encouragements. Je prenais la tendresse et la gentillesse qu’elle m’offrait. À ses côtés, je grandissais encore. Comme j’y allais toutes les semaines, les premiers changements significatifs arrivèrent rapidement. L’un d’entre eux, notamment, se manifesta au bout de trois mois.







Annotations

Versions

Ce chapitre compte 5 versions.

Vous aimez lire Argent Massif ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0