Chapitre 95 : Et si ?

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Guillaume mit fin à ses jours le 29 janvier 2015.

Notre première rencontre remontait à une décennie. Nous avions alors fait connaissance par l’entremise de son frère, Manu, également mon meilleur ami. Ce dernier nous avait présenté à l’époque où je réalisai mon stage à la radio et, depuis, Guillaume et moi nous étions croisés à maintes reprises. Jusqu’à ma rupture d’avec mon ex-mari, il n’avait été que ce mec adorable, que je revoyais à chaque fois avec beaucoup de plaisir, mais pour lequel je n’aurais jamais imaginé éprouver autre chose qu’une profonde amitié. Cependant, lorsque je me retrouvai à nouveau sur le marché des célibataires, par le plus grand des hasards, nous vivions l’un à côté de l’autre. De fil en aiguille, de rapprochement géographique en rapprochement physique, il devint mon amant, puis mon compagnon.

Dès les prémices de notre idylle, je l’avais informé de ma situation professionnelle. Au début, comme mon ex, il n’en prit pas ombrage, ou, plus exactement, comme mon ex, il ne me montra pas que cela lui coûtait. Mais, les mois passant, je constatai que cela le dérangeait plus qu’il ne l’avouait. Pire, cela le faisait clairement souffrir. Je le compris lorsqu’un jour, tandis que j’étais au téléphone avec l’un de mes futurs potentiels clients, pour expliquer mes prestations, son attitude changea.

Nous étions sur la route qui nous conduisait chez lui. Je devais le déposer avant de partir travailler. Tout au long de cet appel, il conduisait, silencieux, les mains crispées sur le volant, le regard perdu, droit devant lui. Passagère, j’avais tout le loisir de le détailler tout en répondant aux questions de mon interlocuteur. J’observais son attitude fermée, sa cuisse qui remuait sur le siège et trahissait son anxiété. Je devinais ses prunelles d’encre devenir plus noires qu’un ciel de nuit, de la même couleur profonde que ses magnifiques cheveux lui tombant sur les yeux. Je percevais son malaise. La tension régnant dans l’habitacle me donnait l’impression de suffoquer. Face à son mutisme, une fois l’appel terminé, je décidai de briser la glace et de percer l’abcès.

— Quoi ? demandai-je, suspicieuse.

— Rien.

— Ben si, je vois bien que ça ne va pas.

— Non, c’est bon.

— C’est à cause du coup de fil ?

Il ne me répondit pas, reclus dans son silence, celui derrière lequel il se calfeutrait habituellement dès qu’il se sentait mal.

— Je t’ai parlé de mon métier. Tu sais ce que je fais. Je vais même bosser, là, alors pourquoi cette réaction ?

— Je ne t’ai jamais entendu dire ça.

Ça.

Ça devenait réel. Jusque-là, ça n’avait été qu’une idée. Je ne m’étais pourtant pas cachée mais, d’ordinaire, je ne répondais au téléphone que lorsque j’étais seule, entre les quatre murs de ma chambre d’hôtel. Lui qui disait m’admirer, admirer ma force de caractère et ma ténacité à me relever malgré les épreuves, soudain, m’apparaissait déçu. Contrarié, et inquiet aussi. Je me prostituais et il partageait depuis quatre mois la vie d’une femme de mauvaise vie. Ce n’est pas tant qu’il me jugeait, car ce n’était pas son genre, mais il prenait enfin l’ampleur du problème que représentait mon métier. Je réalisai, aussi énervée que désappointée, qu’il ne s’en accommoderait jamais.

Je savais que la situation le blessait, mais préférai l’occulter, consciente du dénouement inévitable qui nous pendait au nez. J’avais besoin de lui dans ma vie, de sa présence bienveillante dans mon quotidien. Malgré sa douleur, j’espérais que son affection pour moi tiendrait le choc de cette révélation à retardement.

Mais Guillaume était fragile. J’avais bien essayé de l’aider, mais n’y étais pas parvenue. Je l’avais encouragé à consulter. Il avait d’ailleurs rencontré Nicolle Ancelet, et d’autres professionnels de santé holistique, sans succès. La mort récente de son père, pour laquelle il avait interrompu son dernier voyage, en Russie, l’avait ébranlé. Démunie, j’avais régulièrement tenté de le rebooster mais, face à la souffrance d’autrui, nous sommes souvent impuissants. Comme disait Anaïs Nin, on ne peut pas sauver les gens, on peut seulement les aimer. Cette maxime correspondait bien à notre situation.

Six mois après le début de notre romance, nous avions décidé de rompre, puisque Guillaume ne supportait plus mon métier et que je ne supportais plus l’idée qu’un homme me regarde de travers à cause de cela. Officiellement, nous n’étions plus ensemble. Officieusement, notre histoire n’avait jamais cessé.

Les liens qui nous unissaient, qu’il s’agisse d’amour, de tendresse ou de désir, demeurèrent trop forts pour être ignorés. Malgré toute notre bonne volonté à nous tenir éloignés l’un de l’autre, pour nous protéger de cette relation qui allait forcément nous faire souffrir, nous n’y parvenions pas. Il était difficile d’arrêter ce qui, malgré tout, nous apportait un peu de bien. Dix jours avant sa mort, nous avions été voir le film « Wild » au cinéma. Puis, nous étions rentrés à la maison et avions fait l’amour comme à chaque fois que l’on se retrouvait ensemble dans un espace confiné. C’était ainsi, entre lui et moi, une attraction irrésistible, un besoin irrépressible l’un de l’autre, malgré les conditions qui ne nous le permettaient pas.

Je n’aurais jamais imaginé que cette nuit-là serait la dernière. Je n’aurais pas pensé une seule seconde que je ne le reverrai pas vivant, que je ne caresserai plus jamais sa peau bronzée. Je n’avais pas mesuré l’immense chagrin qui le rongeait de l’intérieur. Je pensais qu’il était comme moi, résilient, indestructible, capable de lutter contre vents et marées, même si ce combat semblait parfois voué à l’échec.

Mais non. Il était seulement en train de me dire adieu.

À l’annonce de sa mort, je fus anéantie, dévastée. Je refusais d’y croire, persuadée qu’il devait y avoir une erreur. J’étais dans le même état de sidération que son frère, Manu, encore sous le choc de l’avoir découvert trop tard, pendu sans vie au bout d’une corde. Nous n’étions plus que remords et regrets. Et si nous ne l’avions pas laissé seul ce soir-là ? Et si nous avions entendu et compris ces derniers « aurevoirs » ? Et si nous avions pu lire entre les lignes de ses ultimes déclarations ?

— Je ne sais pas quand je reviendrai, disait-il.

Il devait bientôt repartir à l’étranger, au Sri Lanka, cette fois-ci. Il nous avait communiqué une date de départ mais aucune de retour. Malgré l’imminence de ce nouveau périple, ses préparatifs n’avançaient pas. Si nous avions été plus vigilants, plus à l’écoute, plus disponibles, aurions-nous pu saisir le message ?

— Tu vas me manquer, tu sais. Tu rentres quand ? lui demandais-je souvent à l’approche du grand jour.

— Quand j’en aurai marre. Six mois, un an, aucune idée...

Je ne m’étais pas inquiétée de ses réponses évasives et m’apprêtais seulement à prendre mon mal en patience en attendant de le revoir. Il était majeur et vacciné, après tout. Et quoi de plus normal pour un globe-trotteur habitué à bourlinguer que de prévoir un voyage à durée indéterminée ?

Et si j’avais dit « reste » ?

Et si j’avais senti ?

Et si j’avais su ?

Et si, et si, et si...

Nous devions nous résoudre à le laisser partir. Définitivement. Agglutinés sur le bateau, nous étions huit à lui souhaiter bon voyage, le dernier des derniers. Nous avons dispersé ses cendres au large, le jour le plus froid de l’année. Le vent glacé et cinglant cristallisait mes larmes sur mes joues avant même qu’elles aient fini de couler. Au moment de répandre ce qu’il restait de lui, au-dessus de la mer scintillante, le ciel aux mille nuances de gris s’ouvrit en un puit de lumière. Je regardai ce rayon lumineux, magnifique, perçant les nuages opaques dans un ultime effort. J’en percevais la signification, qui se voulait réconfortante, mais la beauté de ce spectacle ne me fit aucun bien. Qu’importe la puissance divine, ou le fait que Guillaume repose en paix désormais, rien ne me consolait de son absence insupportable.

Durant la traversée, je regardais sa mère, digne et courageuse, et m’en voulais tellement. Avec son fils, j’avais merdé sur toute la ligne et me sentais en partie responsable. La culpabilité m’étreignit encore davantage lorsque je découvris, par ses amis les plus proches, qu’il avait déjà tenté de mettre fin à ses jours. Cela avait eu lieu l’été précédent, peu après notre séparation officielle. À demi-mots, il leur avait alors fait comprendre qu’il désirait construire quelque chose avec moi. En revanche, respectueux de mon secret, il n’avait jamais évoqué les véritables raisons qui nous en empêchaient. Moi seule les connaissais. Mon boulot, ce job qu’aucun homme ne pouvait supporter. J’en avais conclu que, dans les derniers mois de sa vie, Guillaume avait espéré, attendu peut-être, que je plaque mon travail pour lui, pour nous, ce que je n’avais jamais envisagé.

Ce que je regrettai amèrement aujourd’hui.

Et si je l’avais fait ?

Et si...








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