Chapitre 125 : Le filet de sécurité

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Ma mère décrocha rapidement.

— Hum... Allô... c’est moi.

— Oui ?

— Je vais te demander quelque chose. Tu as le droit de refuser, je ne t’en voudrais pas. Ce n’est pas une obligation. Mais d’abord, j’ai besoin de te dire un truc. Je te demande de ne pas commenter ce que je vais t’annoncer. Écoute juste ce que j’ai à te dire.

Je n’avais jamais clairement parlé de mon activité professionnelle à ma mère, mais j’étais persuadée qu’elle s’en doutait. Et en dépit des zones d’ombres qui entouraient ma vie, puisqu’elle ne m’avait jamais posé de questions pour obtenir un éclairage, j’en avais déduit qu’elle préférait ne pas savoir. Je la comprenais. Supposer était une chose, en avoir la certitude en était une autre. J’avais toujours respecté sa volonté de rester dans le flou. Cette situation m’arrangeait d’ailleurs autant qu’elle. En tant qu’enfant, on n’a jamais envie de décevoir ses parents, et encore moins de leur faire honte.

Mais pour lui exposer mon projet, je devais jouer cartes sur table. Bien sûr, la main qui tenait le portable tremblait, mais il valait mieux annoncer la couleur de suite et ne pas tourner autour du pot.

Au téléphone, la voix vibrante, j’annonçai :

— Je me suis prostituée pendant quatorze ans. Je veux arrêter car je sais que je ne peux plus continuer ainsi. Pour ma santé physique, mentale... Et parce que j’aimerais reconstruire quelque chose avec quelqu’un. J’ai rencontré un homme. Un homme bien. Mais je ne pourrais jamais m’engager dans cette relation si je ne change pas de travail.

Elle savait que je faisais référence à l’écriture car elle voyait mes publications Facebook, sur lesquelles je communiquais à propos de mon travail d’auteure. J’avais beau l’avoir exclue de mon quotidien, je ne l’avais jamais retirée de mes réseaux sociaux. Ainsi, elle avait toujours accès à mon contenu privé, à ce que je voulais bien partager avec mes contacts virtuels, mais de cette façon, je la maintenais à distance. Ma mère n'était finalement pas complètement sortie de ma vie. Elle continuait d'ailleurs à voir sa petite-fille chaque semaine, le mardi soir. Elle allait la chercher directement à l’école, la gardait à dormir et me la ramenait le lendemain. À son retour, je restais dans ma chambre à l’étage pour ne pas croiser mamie.

Ma mère ne me reprocha jamais ma façon de la traiter. J’avais parfois le sentiment qu’elle faisait pénitence. Elle semblait comprendre ma douleur à postériori, prenant conscience avec du recul de la souffrance que certains de ses actes m’avaient infligée. J’avais l’impression qu’elle acceptait son sort, non pas résignée, mais humblement, comme un juste retour des choses après des années d’erreurs.

Se rappelait-elle vraiment ? En tant que mère, j’avais commis bon nombre d’impairs avec ma propre fille, et ce, malgré toute ma bonne volonté à ne pas reproduire le schéma toxique de mon éducation. On a beau travailler sur soi, les évènements échappent parfois à notre contrôle et dérapent. Je n’avais jamais frappé ma fille, Dieu merci, mais je lui avais hurlé dessus à de nombreuses reprises. Une fois calmée, mortifiée par la façon dont j’avais agi, je m’étais toujours excusée auprès d’elle, honteuse. Là résidait la grande différence entre ma mère et moi, puisque celle-ci n’avait jamais reconnu ses torts. Mais les excuses n’effaçaient pas le mal que l’on faisait à nos enfants. Les fautes que j’avais commises envers ma fille me rongeaient encore. Voyant combien je m’en sentais coupable, je devinais qu’il en allait de même pour ma mère. Elle ne pouvait pas souffrir d’amnésie. Avec le temps qui s’était écoulé, elle avait peut-être secrètement réalisé ses failles et les traumatismes que nous avions subis. En tout cas, elle se comportait comme si. Au même titre que celle que j’espérais auprès de ma fille, je supputais que ma mère visait une certaine forme d’absolution de ma part.

Quoi qu’il en soit, elle demeurait silencieuse et je poursuivis mon discours, toujours débité à la mitraillette :

— Je suis en train de bosser sur mon autobiographie. J’ai besoin de temps pour la rédiger, quelques mois peut-être, je ne sais pas trop. Ça fait cinq semaines que je travaille tous les jours dessus. Même si je m’inscris au chômage, comme je suis à mon compte, je n’aurais droit à rien. En revanche, je vais demander le RSA. En attendant que les choses se mettent en place, j’aurais besoin d’une aide financière. Surtout que j’ai déjà réglé l’acompte pour les vacances d’été et que je ne veux pas les annuler.

Comme je l’avais indiqué à Yann, le breton originaire de Perros-Guirec, ma fille et moi devions partir trois semaines en août là-bas. L’acompte avait déjà été versé, mais il me restait plus de trois mille euros à donner avant la fin du mois. J’avais un peu de cash de côté, mais pas assez pour tenir un trimestre de plus. Or, ma fille avait besoin de changer d’air et moi aussi. Il n’était pas question de tout remettre en cause sur une simple décision. Ayant procuration sur les comptes de ma mère, je savais qu’elle pouvait me soutenir sans se mettre elle-même en danger. Mais, après tout, elle n’y était pas obligée, et en cas de refus, je ne lui en aurais pas tenu rigueur.

Même si je n’avais aucune solution de repli, je pouvais me débrouiller autrement. J’étais prête à tout envisager. Tout, sauf retourner au turbin, comme on dit.

Tout au long de mon argumentaire, ma mère m’écouta sans mot dire. Je dus lui demander si elle était toujours là, au téléphone, pour m’assurer qu’elle n’avait pas raccrocher en entendant le mot « prostituée ». Mais non, elle attendait patiemment que je finisse mon allocution.

Sans surprise, elle me donna son accord. Je n’eus pas à le lui arracher. Je ne l’aurais d’ailleurs pas fait. En revanche, obtenir son aval aussi facilement me révéla quelque chose d’essentiel et d’inédit : contrairement à ce que j’avais cru toute ma vie, ma mère avait vraiment foi en moi. Mieux, je venais de lui annoncer que je m’étais prostituée pendant des années et elle était toujours au bout du fil, inébranlable. Je reconnaissais en elle cette force que j’avais toujours admirée et dont j’avais hérité. J’étais fière de cette ressemblance qui nous unissait.

Je voulais réussir autant pour moi que pour elle, afin que notre histoire chaotique ait un sens. Si nous parvenions à enterrer la hache de guerre, peut-être que notre souffrance pourrait en sortir magnifiée. J’avais l’opportunité de nous le permettre et elle, d’y contribuer. Nous formions à présent une équipe. Et comme dans tout sport collectif, la victoire de l’une serait celle de l’autre. J’avais parfaitement conscience que sans elle, cette dernière n’aurait aucune valeur. Nous avions démarré cette vie ensemble et j’avais à cœur qu’elle soit incluse jusqu’au bout dans mon processus de guérison.

Maintenant que tout cela était derrière moi, j’éprouvais de la gratitude pour ce qu’elle m’avait permis d’expérimenter à travers la souffrance et les difficultés. D’un point de vue spirituel, je pensais que nous arrivions sur Terre avec une mission de vie. La mienne était en train de se réaliser. Et je savais que ma mère avait eu son rôle à jouer pour m’aider à l’accomplir. Elle m’avait permis de devenir la femme que j’étais, courageuse, déterminée et conquérante. Certes, à bien des moments, j’aurais préféré ne pas avoir à surmonter toutes les épreuves que j’avais traversées. Mais j’en détenais désormais une vision d’ensemble, comme observée d’un drone, et j’en saisissais l’intérêt.

Que restait-il à pardonner quand tout se mettait enfin en place ? Ma colère n’avait été que le reflet de mes peurs et de mes blessures. Puisque j’avais réussi à relever bien des défis, mes cris de douleur avaient baissé de volume. Chaque challenge remporté avait renforcé l’estime que je me portais à moi-même, et apaisé l’enfant intérieur qui avait souffert d’un déficit d’amour-propre. J’avais retrouvé la dignité et le respect que j’avais perdu à mes yeux, d’abord lorsque j’étais gamine, puis à maintes reprises au cours de ma vie d’adulte. Mes échecs étaient devenus des victoires, mes faiblesses s’étaient transformées en forces. Toutes les étapes laborieuses, franchies avec succès, m’avaient reconstruite pièce après pièce, comme un puzzle. Réparée, je tenais à présent très bien debout, indestructible. Comme ma mère.

Tout ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort.

Je la remerciai et raccrochai, confiante. Maintenant que je disposais d’un filet de sécurité, tous les voyants étaient au vert pour me lancer dans le vide.

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