Chapitre 126 : Un rosbif amer

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Je retrouvai Mathias le mardi soir, comme convenu. Il vint me chercher et nous partîmes main dans la main vers le parc le plus proche, les bras chargés du pique-nique que j’avais préparé. Au cours du repas, installée en tailleur sur une couverture, je lui expliquai que je n’avais pas repris le travail depuis vendredi soir, et que je n’escomptais pas le reprendre prochainement. Sur le coup, il ne comprit pas bien ce que je voulais dire par là. Je fus plus claire :

— J’arrête mon job. Définitivement.

Étonné, il semblait vraiment ne pas s’y attendre. Lorsque je lui expliquai les récents évènements de la journée, ses yeux bruns, devenus couleur d’ambre dans la lumière rasante du soir, pétillèrent. Bien sûr, il se réjouit de ma décision. À présent, pour nous deux, tout était possible. C’est en sa présence que je supprimais quelques jours plus tard ma dernière et unique annonce. Une fois celle-ci disparue, la page de la prostitution fût tournée.

Je passais la moitié de l’été à ses côtés. Je mis sur pause l’écriture de l’autobiographie pour prendre du recul et intégrer profondément tous les changements qui avaient balisés cette dernière année. Un an sans crise de boulimie. L’arrêt de la prostitution. Un nouvel homme dans ma vie, avec lequel j’allais, pour la première depuis longtemps, pouvoir pleinement m’investir. Libérée de mon ancienne activité et de mon addiction, je savourais le quotidien avec délectation.

À la fin du mois de juillet, je partis en vacances à Perros-Guirec avec ma fille. Quelque temps après, Mathias devait monter en Angleterre en voiture et pouvait nous rejoindre pour un week-end prolongé, vers la fin de notre séjour. Je demandais à ma fille si elle avait envie de le rencontrer. Malgré le fait qu’elle aurait voulu me faire plaisir, je sentis que c’était un grand non pour elle. Je respectai sa décision. Inutile de précipiter les choses, il n’y avait pas d’urgence. Je lui laisserai le temps qu’il faudrait.

Je n’écrivais toujours pas, mais je marchais énormément, dès que le temps me le permettait. Je partais tôt le matin, dès le lever du jour, pour arpenter le GR34. J’y retournais le soir, seule ou accompagnée de ma fille, pour sillonner les sentiers touristiques bien balisés et admirer le coucher du soleil. Certains d’entre eux furent grandioses, magiques, presque irréels. Tant de beauté ne cessait de me subjuguer. Chacune de ces escapades étaient pour moi autant d’occasion de méditer à ciel ouvert. L’introspection faisait partie de mon quotidien. Je me préparais à la suite, et j’avais besoin de me sentir alignée avec mes futurs projets. Je me fortifiais au contact de la nature, humant les embruns comme autant d'élixirs vitaux, que j’emmagasinais pour les mois à venir. Mon âme s’abreuvait de toute la beauté de cette iconique terre de légendes. Je vibrais au son du vent dans les arbres, sifflant une musique enivrante, ou de celui des vagues allant percuter les rochers. Des bruits purs et bruts qui emplissaient mon cœur et mon corps. Je rentrais au mobilhome la peau et les cheveux recouverts d’iode, l’esprit éclairé par de nouvelles inspirations. Je me sentais requinquée, rassérénée, plus forte que jamais.

Je quittai Perros-Guirec le 15 août, en me faisant la promesse d’y revenir, encore sous le charme et la beauté de cet endroit toujours sauvage, dont j’étais littéralement tombée amoureuse. La Bretagne m’enchantait un peu plus à chaque fois que j’y séjournais. J’avais encore deux rêves à accomplir : sortir mon premier livre et devenir officiellement auteure, et partir vivre dans cette région magnifique.

À mon retour à Nantes, je déposai ma fille chez son père pour une nouvelle séparation de douze jours. Mathias séjournait en Grande-Bretagne. Il était parti rejoindre son cousin pour s’adonner à une semaine de pêche, un de ses passe-temps favori. Il devait me retrouver après son débarquement au Havre, pour profiter de quelques jours à deux avant la rentrée.

Seule et heureuse de l’être, je commençai donc à défaire mes valises. Entre deux tournées de lessives, je me mis à ranger le bazar. J’y pris tellement de plaisir que je me mis à briquer la maison de fond en comble, tous les jours. Quatre-vingt-dix mètres carrés passés au peigne fin. Je m’y adonnai avec un enthousiasme permanent, renouvelé chaque matin, incapable de m’arrêter. J’avais le sentiment que ce nettoyage était vital, nécessaire, bienfaisant. Chaque soir, pour me récompenser, je me mettais à l’aise devant une série. Mathias s’ennuyait ferme durant ses vacances anglaises. Contrairement à moi qui savourait ma solitude, lui souffrait de notre séparation, datant de plus de trois semaines. Il n’avait qu’une hâte : me rejoindre. Je détestais cette sensation de manquer autant à quelqu’un. J’avais besoin d’un homme qui ait sa vie propre, qui soit autonome et ne dépende pas de moi pour se sentir heureux et épanoui. C’était à mes yeux le symbole d’une profonde maturité affective, indispensable à une vie de couple équilibrée.

Non seulement son absence ne me pesait pas, mais je savourais chaque minute passée en solo, même en plein ménage. Nettoyer ma maison me donnait la sensation d’être moi-même en train de me purifier, comme si je me préparais à un nouveau départ. C’était une sorte de gros reset grâce auquel je remettais les compteurs à zéro.

Quand Mathias débarqua enfin le dimanche soir suivant, aussi dégueu et puant que puisse l’être un baroudeur qui revient d’une session de pêche en camping, tout mon corps se crispa. Le contraste entre ma maison reluisante et cet homme à l’odeur nauséabonde me saisit. Il ne cadrait plus du tout avec mon décor assaini. Je voulus lui dire de rentrer chez lui, mais bien sûr, je m’en abstins. J’avais été bien élevée et cela ne se faisait pas. Deux jours durant, je me sentis désagréablement envahie par sa présence indésirable. Au matin du troisième, le mercredi, je me levai seule et me préparai un café. Un profond sentiment de paix m’envahit. Je m’étais couchée le soir dans l’incertitude de ce que je devais faire. J’avais obtenu la réponse à ma question dans la nuit. Ne dit-on pas que cette dernière porte conseil ? Au clair avec ma décision, je me sentis parfaitement en phase avec moi-même. Un grand oui m’indiquait que je devais mettre un terme à notre relation. Une fois encore, mon instinct avait parlé.

Mathias ne l’entendit pas de cette oreille. Lorsque je lui exposai mon besoin d’avoir plus d’espace, il partit dans un long monologue en me suppliant de ne pas remettre en cause tout ce que l’on avait vécu jusque-là. Comme j’essayais d’être diplomate pour ne pas le vexer, je me retins d’évoquer toutes les petites choses qui m’avaient déplu depuis trois mois. Elles allaient de la plus banale, comme le fait qu’après quelques semaines, j’avais découvert qu’à table, il avait des manières un peu rustres, à la plus désagréable, comme ce fameux jour où il m’avait annoncé que, désormais, bon nombre de ses amis, ainsi que certaines de ses collègues, étaient au courant de mon ancien métier. Je lui avais pourtant expressément demandé de s’abstenir d'en parler pour le moment mais, puisqu’il me voyait comme une sorte de trophée, j’avais compris après coup qu’il ne pouvait s’empêcher de m’exhiber comme tel.

Et puis, il m’avait offert ce merveilleux week-end au début, que j’avais interprété comme un prélude à un quotidien enchanteur. En vérité, il m’avait plutôt sorti le grand jeu, pour m’éblouir, avant de retirer peu à peu son costume de Prince Charmant. En bon pêcheur qu’il était, Mathias avait flairé le gros poisson et avait mis le paquet pour m’appâter, dans l’unique but de me voir mordre à l’hameçon. Cependant, une fois conquise, il avait considéré que cela ne valait plus la peine de faire tant d’efforts. Je m’étais sentie trahie par son côté beau parleur.

Mis bout à bout, ces petits cafouillages avaient lentement créé ce profond rejet de ma part et à présent qu’il était sous mon toit, Mathias me révulsait. C’en devenait tellement épidermique que depuis deux jours, je le tenais à distance. Comme il s’obstinait à plaider sa cause, pour le convaincre de lâcher prise, j’évoquais enfin certaines de mes désillusions. Malgré tout, il imagina avoir encore une chance et promettait de s’améliorer. Mais je ne voulais pas qu’il devienne un autre, je ne voulais tout simplement plus que ce soit lui...

Je lui étais reconnaissante pour tout ce qu’il m’avait permis de vivre, pour tout le soutien qu’il m’avait apporté durant ce dernier trimestre, mais je ne souhaitais pas continuer le chemin ensemble. Et quand je prenais une décision, je ne revenais jamais en arrière. Je n’étais pas de celles qui rappelaient ses ex pour une seconde tentative. J’allais toujours de l’avant, guidée par ma petite voix. Celle-ci n’avait rien d’une girouette et ne retournait jamais sur ses pas.

Je désirais à présent le voir partir de chez moi, au moins autant que le voir sortir de ma vie. Je préférais seulement qu’il prenne l'initiative plutôt que de l’y obliger. En vain. La discussion tourna en rond et moi en bourrique. Son attitude s’apparenta de plus en plus à un caprice d’enfant. Je ne savais plus comment réagir étant donné que ma fille ne m’avait jamais habituée à ce genre de comportements immatures. Voyant que je n’obtiendrais pas son départ volontaire, je haussai le ton et lui intimai de quitter les lieux. Il obtempéra enfin en traînant sa valise. Passé le seuil de la maison, il déclara :

— Tu me vires vraiment comme un chien.

Je claquai la porte derrière lui, en levant les yeux au ciel, excédée. C’était bien la première fois que j’avais dû me montrer aussi cinglante pour obtenir qu’un homme dégageât de chez moi. Même mes clients les plus récalcitrants n’avaient jamais fait montre d’autant de mauvaise foi. En tant qu’ancien athlète de haut niveau, j’avais cru que Mathias afficherait l’élégant fairplay que tout sportif essaie de montrer face à une défaite. Mieux, puisqu’il s’enorgueillissait d’être le digne descendant du peuple anglo-saxon, dont il prétendait avoir hérité l’emblématique flegme, j’avais attendu de lui qu’il s’en tienne au célèbre « never complain, never explain ». Mais ce fût loin d’être le cas.

Je me retrouvai enfin seule. Je changeai les draps et me remis à ranger et à nettoyer tout ce qui avait été sali. Je consultai mon téléphone. Durant ma prise de tête avec Mathias, j’avais reçu un message sur Instagram. Je l’ouvrai. Après presque trois mois de silence, Yann me demandait comment j’allais et si j’avais apprécié mon séjour à Perros-Guirec, mon dernier lieu de villégiature mais surtout, son fief familial. Au souvenir de nos tendres échanges, je devinais ce qu’il espérait en me sollicitant à nouveau. Il était facile de lire entre les lignes de son message. Je savais que Yann avait flashé sur moi lors de notre dernier rendez-vous et qu’il était à la recherche d’une véritable histoire.

Or, je percevais encore mon palpitant battre trop fort d’avoir enfin réussi à mettre Mathias dehors. Je n’avais aucune envie de remettre le couvert.

Je ne répondis pas.

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