Chapitre 127 : Happy end ?

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Le lendemain, un autre message de Yann apparut. Une fois encore, je le laissai lettre morte.

Je partis à ma séance de thérapie. Je relatai à Stéphanie les raisons de ma rupture inattendue avec Mathias, expliquant que nos retrouvailles n’avaient pas du tout été à la hauteur de mes attentes. Ma thérapeute ne considéra pas ma réaction comme excessive. Elle avait désormais accepté que mon instinct fût mon unique boussole, la seule à laquelle j’acceptais de me fier.

Je ressentais sincèrement beaucoup de joie vis-à-vis de mon retour au célibat. Et beaucoup de gratitude pour ce que Mathias m’avait permis de traverser. J’avais vraiment le sentiment que son rôle dans ma vie avait été de m’aider à orchestrer la fin de mon activité. À présent que trois mois s’étaient écoulés, sa mission m’apparaissait terminée. Ce trimestre avait représenté le temps nécessaire pour entériner ma nouvelle situation. Je n’éprouvai aucun remord à l’égard de Mathias. Certaines personnes entraient dans nos vies pour toujours, d’autres pour longtemps et d’autres encore, pour un temps plus court. Toutes le faisaient pour une raison et il n’y avait aucune honte à clore une relation qui ne nous satisfaisait plus.

Malgré cela, Stéphanie s’interrogeait sur cette liberté retrouvée. N’allait-elle pas m’inciter à retourner vers mon ancien métier, maintenant que je n’avais plus Mathias comme garde-fou ? La vérité, c’est qu’avec ou sans lui, je n’avais aucune envie de reprendre mon travail de masseuse érotique. Celui-ci ne me manquait pas le moins du monde. Étant donné que je n’avais pas encore changer de numéro de téléphone, je recevais régulièrement des messages de mes anciens clients. Je me faisais toujours un plaisir de leur répondre que j’avais cessé de travailler, afin de me consacrer pleinement à l’écriture. Bienveillants, ils me souhaitaient bonne chance et bonne continuation. Chacun de ces échanges succincts cadenassait un peu plus une porte que j’avais refermée et que je ne voulais plus jamais rouvrir.

Je me sentais suffisamment forte pour avancer seule. D’ailleurs, comme je le rappelai à ma thérapeute, je ne l’étais pas puisque l’Univers me soutenait. Plutôt que de me laisser affaiblir par les éventuelles peurs qui étaient apparues en abandonnant mon ancienne activité, comme celle de manquer, je préférais cultiver ma confiance en la vie. Or, à mes yeux, faire machine arrière serait assimilé à un désaveu envers celle-ci. L’avenir était flou, mais ma foi me disait que tout allait s’éclairer le moment venu, à condition que je m’en remette complètement à plus grand que moi. Je connaissais la puissance divine pour l’avoir de nombreuses fois expérimentée. Je devais avancer, même à l’aveugle, et terminer ce que j’avais commencé : rédiger la suite de mon livre et poursuivre ma transformation intérieure. J’avais décidé d’aller au bout de mes rêves et c’était le moment de vérifier si j’étais toujours pleinement engagée dans cette voie. Y croyais-je encore ? Plus que jamais. Ma motivation était intacte et même renforcée par toutes les marches que je gravissais une à une. Tout se déroulait comme il le fallait. Je ne connaissais pas la feuille de route de mon avenir, mais ma petite voix me guidait. Et je savais qu’en l’écoutant, je ne serais pas déçue.

— Célibataire, je serai plus libre et disponible pour mes projets, renchéris-je face à Stéphanie. Ça fait plus de deux mois que je n’ai pas écrit. Je suis impatiente de reprendre les publications et la rédaction de mon autobiographie. Croyez-moi, je n’ai besoin de personne et surtout pas d’un homme dans ma vie pour être heureuse aujourd’hui.

Visiblement, prononcer cette phrase s’apparentait à réciter une formule magique, possédant la puissance d’un « Sésame, ouvre-toi ». À priori, il semblerait qu’elle ait été la clef déverrouillant la porte de mon cœur, resté longtemps inaccessible.

La rentrée arriva. Et le Covid avec elle. C’était une version moins violente que ma première contamination alors, malgré la fatigue, je pus me remettre à écrire. En revanche, étant privée de contacts avec le public, je me limitai à quelques échanges avec des interlocuteurs virtuels. Yann en fit partie.

Plusieurs jours après ses deux messages, je lui répondis enfin en lui expliquant succinctement ma situation momentanée de paria de la société. Il m’envoya ses encouragements et ses souhaits de bon rétablissement. S’ensuivirent quelques échanges qui, au fil des jours, devinrent plus fréquents. Lorsqu’enfin je fus d’aplomb, il m’invita à une balade en sa compagnie, sur les bords de l’Erdre. Je n’avais quasiment pas mis les pieds dehors malgré la canicule qui nous enjoignait à profiter du beau temps. À l’idée de me promener en forêt, en savourant la fraîcheur des grands arbres, l’enthousiasme me gagna. J’en oubliais presque mon quasi-serment de vie monacale, celui que j’avais déclamé à ma thérapeute et par lequel je jurai mes grands Dieux que je n’avais pas besoin d’homme dans ma vie pour être heureuse.

Yann passa me chercher à mon domicile, à l’heure, des fleurs à la main. Je le remerciai, touchée. Je réalisai dans la foulée que je ne lui avais jamais parlé de mes critères de sélection exigeants, ceux-là même qui en avaient découragé plus d’un sur les sites de rencontres. Je m’interrogeai : savait-il lire dans les pensées ?

Ce qui était sûr, c’est qu’il possédait la taille idéale. Cela faisait trois mois et demi que je ne l’avais pas vu et, en le faisant entrer chez moi, je fus presque étonnée qu’il apparaisse aussi grand. Cela me saisit d’autant plus que lors de notre précédente rencontre, il avait passé plus de temps allongé sur un lit que debout. Désormais, de son mètre quatre-vingt-six, il me surplombait largement. Je pus en profiter pour mettre des boots à talons, ce que je n’avais pas fait depuis très longtemps. Même avec ses quelques centimètres de plus, j’étais loin de toiser sa carrure. Je devinais qu’entre ses bras, une femme devait se sentir en sécurité.

En plus de son allure protectrice, Yann se présenta tel un véritable gentleman. Galant et respectueux, il m’ouvrit la portière et veilla toujours à me laisser passer devant lui, sur les chemins de terre que nous empruntions, tout en gardant largement ses distances. Étant donné que nous avions déjà techniquement couché ensemble, j’avais eu peur qu’il pensât pouvoir s’en abstenir. Mais non, bien au contraire. J’avais le sentiment de vivre un vrai premier rencard. Le fait que l’on soit à l’extérieur renforçait cette impression. Cela représentait un nouveau départ, au cours duquel nous restions tous les deux sur la réserve, intimidés. J’appréciais beaucoup cela.

J’avais envie qu’on ait encore nos premières fois. Puisque je devais rencontrer Mathias fin mai, je n’avais pas embrassé Yann lors de notre séance de massage. Judicieuse idée. Finalement, malgré le fait que nous ayons brûlé certaines étapes, j’avais le sentiment que nous souffrions tous les deux d’amnésie partielle. Cette situation originale m’arrangeait autant que lui, car nous pouvions tout reprendre à zéro. Tout était à construire entre nous.

Après presque deux heures à déambuler sur des chemins pédestres à travers les sous-bois, nous nous assîmes à une table de pique-nique et continuâmes à échanger à bâtons rompus. Malgré des différences notables entre nos parcours, nous avions vécu des trajectoires similaires, qui créèrent aussitôt une réelle connivence. Tout comme moi, il avait un passé sentimental compliqué, bien qu’à l’opposé du mien. Tandis que j’avais l’impression d’avoir été célibataire toute ma vie, Yann avait vécu vingt-six ans de la sienne en couple, dont quinze au sein d’un mariage qui n’en portait que le nom. Il avait souffert du même sentiment de solitude que le mien, malgré la présence de sa femme et de ses enfants.

Au cours de nos échanges à cœur ouvert, je ressentis qu’il éprouvait d’importantes carences affectives, qui me rappelaient celles que j’avais si souvent connues au quotidien. Elles avaient engendré chez lui bon nombre de peurs et de blessures, qui avaient dirigé sa vie en sous-marin. Elles l’avaient notamment poussé à mener une existence parallèle, dans laquelle il avait rencontré d’autres femmes, dont des prostituées, afin de combler un vide. Après notre rendez-vous de mai, Yann avait abandonné l’idée de me revoir, conscient qu’après mon « non », il ne servait à rien d’insister. Mais il me raconta qu’en août, à son retour de Perros-Guirec, il avait repensé à moi, qui avait séjourné au même endroit, au même moment que lui, et qu’il n’avait pourtant pas croisée. Il avait eu envie de me recontacter. Je l’interrompis :

— Désolée de ne pas t’avoir répondu plus tôt, mais je venais juste de me séparer et...

— Tu étais en couple ?

Il parut stupéfait.

— Oui, j’ai même arrêté mon travail pour lui.

— Tu as arrêté l’écriture ?

— Non, la prostitution.

— Tu as arrêté les massages ?!?

— Ben oui... Tu ne le savais pas ? Je l’ai pourtant indiqué en juin sur ADA.

Il se figea, sonné. Je ne comprenais pas. Lui qui m’avait demandé le lien de mon profil d’auteure, comment avait-il pu passer à côté de cette information, écrite noir sur blanc à l’intention des lecteurs ? Je pensais d’ailleurs que c’était pour cette raison qu’il avait tenté sa chance avec moi. Après tout, il m’avait connue en tant que prostituée et je me doutais bien que cette situation ne l’avait pas fait rêver. En apprenant mon récent changement de vie, cela aurait pu davantage l’inspirer.

Mais non. Il m’expliqua qu’il ne me lisait pas et qu’il n’en avait rien su. La seule et unique raison qu’il l’avait poussé à m’écrire sur Instagram, provenait d’une idée saugrenue, suggérée par sa petite voix intérieure. Implacable, obsédante, celle-ci l’avait sommé de s’y plier. D’ailleurs, à ce moment-là, il avait trouvé cela vraiment ridicule, était donné qu’il était d’un tempérament plutôt jaloux et qu’il n’aurait jamais supporté que la femme qu’il aime se prostituât, même a minima.

— Alors pourquoi m’avoir envoyé des messages après notre dernier rendez-vous ? le questionnai-je, interloquée.

— Je n’en sais rien. C’était complètement fou. Je voulais absolument te revoir. Je ne pouvais pas faire autrement. Je savais pourtant que ton activité serait une barrière insurmontable, mais j’avais l’impression que tu étais faite pour moi. Durant notre séance, j’ai eu comme une vision.

Yann était loin d’être le genre de personne qui vivait ce type de phénomènes au quotidien. Il ne ressemblait pas aux « perchés » de mon espèce. C’était un homme pragmatique qui ne cultivait pas de lien étroit avec la spiritualité, même si, dans sa famille, d’obédience catholique, la religion et la foi demeuraient très présentes. Il semblait encore étonné d’avoir cédé à son intuition et de s’être laissé ainsi guidé vers l’inconnu.

Je riais intérieurement. Cet homme était vraiment parfait.

Ce qui n’était pas mon cas sur le papier. Je ne pouvais nier que je ne cadrais pas avec son milieu bourgeois d’origine. Plus j’apprenais à le connaître, plus je réalisais que j’étais diamétralement à l’opposé de toutes les personnes qu’il avait l’habitude de fréquenter : tatouée, ex-prostituée, divorcée, maman solo, au RSA désormais... Autant dire que pour lui, je représentais l’équivalent d’une Meghan Markle dans la famille royale.

Certes, son sang n’était pas bleu, mais Yann était le descendant d’une famille respectable. Je le voyais à ses bonnes manières, reflet d’une excellente éducation. Et j’eus la certitude qu’il bénéficiait d’une situation confortable lorsqu’il me relata son parcours professionnel d’ingénieur. Côté vie privé, il était resté en couple vingt-six ans avec sa première compagne, avec qui il avait eu trois enfants et un mariage bien comme il faut. Cela aurait presque pu être un sans-fautes aux yeux de ses pairs, s’il ne venait pas de prendre la décision de divorcer. Pour moi, c’était justement cela que je trouvais admirable : il avait préféré mettre un terme à cette mascarade et cassé son image idéale de bon père de famille, le jour où il s’était rendu compte qu’il avait sacrifié sa vie d’homme sur l’autel de la bienséance.

Je n’encourage pas les gens à faire voler leur vie bien rangée en éclats, mais lorsque la belle façade d’un bonheur factice n’est là que pour donner le change, il est préférable d’y remédier. Yann avait osé franchir ce pas, pour en finir avec les relations extra-conjugales, toujours insatisfaisantes, et qui l’avaient rendu très malheureux. Il avait espéré se donner une chance de retrouver une compagne avec laquelle il pourrait créer une vraie complicité et repartir sur de bonnes bases. Malgré la douleur liée à l’échec de son couple, il avait agi ainsi pour retrouver une existence plus authentique, et c’était une des choses qui me plaisaient le plus chez lui.

En digne héritière d’une famille de cassos, et avec les casseroles que je traînais désormais, je pouvais difficilement me montrer à la hauteur des pratiques et des codes sociaux de la classe supérieure à laquelle il appartenait. Pourtant, malgré le fossé qui paraissait séparer nos existences, je me sentais pleinement son égal. Dix ans auparavant, j’aurais été impressionnée par tant d’assurance et de perfection. Avec le manque d’estime de soi dont je souffrais, je n’aurais jamais mis la barre aussi haut. Mais aujourd’hui, je ne rougissais plus de mon parcours chaotique. J’en étais même très fière. Face à cet homme magnifique qui cochait toutes les cases, je me sentais complètement à ma place.

Et je voyais dans son regard qu’il pensait la même chose.

— Tu sais ce qui est drôle, ajoutai-je, c’est que tu as été un de mes derniers clients finalement...

— Tu sais ce qui est encore plus marrant, c’est que j’ai bien failli ne jamais venir. Cela faisait des mois que je consultais ton annonce. Je t’ai appelée à plusieurs reprises, sans jamais oser réserver de séance.

— J’ai arrêté trois jours après ta venue... on a failli se rater.

— C’était vraiment moins une...

C’était la vérité mais, comme je l’avais appris depuis longtemps, lorsque les planètes sont alignées, qu’on laisse l’Univers mettre son grain de sel dans nos existences, tout se met en place facilement. Pour paraphraser Paul Éluard et sa célèbre citation :

Il n’y a pas de hasard dans la vie, seulement des rendez-vous.

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