Chapitre 1 Une préparation mouvementée
Rien ne m’aurait préparée à débuter cette journée dans un chaos pareil. La vaisselle s’entrechoquait, les domestiques se pressaient et Madame Spirt donnait des ordres à tire-d’aile, comme si le manoir entier pouvait s’effondrer à tout moment.
— Il y a des centaines de choses à finaliser avant l’arrivée du couple royal ! Camélia, dépêche-toi d’aller acheter ce sang !
— S’il avait décidé de s’annoncer plus tôt, on n’en serait pas là . grommelai-je en enfilant ma cape avant de quitter en trombe la moiteur de la cuisine, mon panier d’osier sous le bras.
Dans un bruit sourd, la porte claqua derrière moi, coupant la voix autoritaire de Madame Spirt qui houspillait une malheureuse supplémentaire.
Une fois n’était pas coutume, Sa Majesté l’Empereur avait décidé de rendre visite à ses cousins, Lord et Lady Raetila. C’était donc à nous, simples employés de maison, de courir afin de lui concocter le plus fastueux séjour qui lui ai jamais été proposé dans tout l’Empire.
Mes pieds martelaient les pavés irréguliers alors que je courrais jusqu’au marché dans la lumière orangée du soleil levant. Je perdis toutefois un temps précieux à bien observer ou je mettais mes pieds. Les bleus sur mes jambes et mes bras attestaient, entre autre, de ma maladresse légendaire qui avait bien tendance à amuser les autres employés de maison avec qui je travaillais.
Je sus immédiatement que j’étais arrivée devant les premiers étals lorsque l’odeur pestilentielle, caractéristique du marché de Blackglen, se faufila depuis les ruelles attenantes aux bâtiments et envahit mes narines. Je ralentis le pas en cherchant du regard le tablier sanglant du boucher et me hâtai dans sa direction après l’avoir repéré. La file devant son étal se faisait exceptionnellement longue aussi tôt dans la journée. Toutes les maisons du duché avaient dû envoyer leur personnel en urgence collecter les pièces maîtresses des repas qui seraient bientôt servis à une noblesse intransigeante.
Cette bourgade bordant les eaux déchaînées de la mer Aryio avait été cédée par l’empereur à mes maîtres en échange de leur loyauté il y a de ça 500 ans.
L’odeur de transpiration de la foule et de décomposition de la nourriture avariée jetée au coin des tavernes faisait du marché l’un des endroits les moins fréquentés par les nobles faes qui préféraient leurs manoirs en périphérie de la petite ville. Les habitants se tassaient donc dans des maisons délabrées et serrées en équilibre précaire au bord de la falaise. D’ailleurs, il était déjà arrivé que des habitations disparaissent suite à un glissement de terrain, emportant leurs propriétaires dans leurs chutes.
— Camélia ! J’pensais pas t’revoir si vite !
La grosse voix de l’homme imposant qui m’avait interpellée me détourna de mes observations. Dans un sourire aux chicots manquants, il inspecta mon panier vide d’un air sceptique.
— On s’est vus hier. Qu’est-ce qui t’amène?
— J’ai oublié de vous acheter le sang pour le civet, hier. Votre femme m’a envoyée en chercher de toute urgence. Si tout n’est pas parfait d’ici l’arrivée de la famille impériale, je ne donne pas cher de notre peau.
Un rire gêné m’échappa.
— Vous connaissez Madame Spirt.
L’homme me répondit en éclatant de rire, tenant sa bedaine à deux mains. Monsieur Spirt, le boucher mais aussi l’époux de notre cheffe gouvernante. Il savait autant que moi à quel point cette journée était importante pour la famille pour laquelle je travaillais. C’est certainement pourquoi il se hâta de me tendre avec un clin d’œil une bouteille dont l’odeur métallique me piqua les narines.
— Tu feras un bisou à ma femme de ma part ?
Je souris.
— Vous vous en chargerez ce soir, Monsieur.
Après avoir déposé les 3 Etriaats d’argent demandés sur le comptoir, je repartis au pas de course afin de ne pas perdre plus de temps que nécessaire, poussant un juron lorsque je trébuchai dans une flaque. L’odeur âcre qui s’en échappait me dissuada de tout souhait d’en connaître l’origine.
***
— Te voilà enfin !
A peine avais-je poussé la porte de la cuisine que je fus accueillie par la voix aiguë et autoritaire de Madame Spirt . Frappée par les odeurs de nourriture et la vapeur qui sortait des marmites bouillantes, il me fallut quelques secondes pour m’habituer à la chaleur environnante avant d’enfiler mon tablier et d’ouvrir la bouteille du précieux liquide que je venais d’acquérir.
— Je vous demande pardon, Madame. Il y avait une foule de tous les diables chez votre mari. J’imagine que la venue du roi a attiré toute sa cour dans les maisons environnantes.
— As-tu bientôt fini de te plaindre ? demanda une voix dure et familière tandis que la gouvernante s’éloignait de moi en me faisant signe de me remettre au travail.
Une jeune femme entra dans la pièce d’un pas rapide et me jeta un regard dans lequel se mêlaient mépris et lassitude. Elle se dirigea ensuite vers les assiettes prêtes à être emmenées dans la salle à manger.
Je levai les yeux au ciel en reconnaissant l’éclat doré des cheveux de ma sœur, avant de lui répondre sur un ton cinglant tout en ajoutant le sang à la sauce.
— Tu n’as pas autre chose à faire qu’écouter aux portes ?!
Je remuai le liquide alors qu’il prenait une texture de plus en plus sirupeuse, sifflant alors que me peau pâle prenait une teinte rouge sous la fumée qui s’échappait du liquide.
Si mes bras étaient constamment constellés d’égratignures et de brûlures dues à mon travail en cuisine, Elyraje, ma petite sœur, était toujours tirée à quatre épingles et prête à répondre aux ordres et aux exigences demandés par son travail de femme de chambre. Voilà longtemps que notre relation n’était plus aussi bien que durant notre enfance. Elle m'en voulait de les avoir laissées grandir dans cet environnement oppressant, elle et Nicalina. Jamais elle n’avait osé me le dire, mais je le savais au plus profond de mon être.
Elle ne daigna pas me répondre avant de ressortir de la cuisine, concentrée sur les tâches qu’il lui restait à accomplir.
A moi de suivre son exemple et de me concentrer sur mon travail. Je me penchai donc à la recherche d’un couteau.
Notre maîtresse Lady Irial Raetila, avait réuni tous les employés du manoir la veille afin de nous annoncer la “bonne nouvelle”. Sa Majesté Marius Caisalor, la reine Kethrillya et son Altesse le prince Eiden avaient décidé de passer quelques jours ici en l’honneur de la Tournée Royale de Récolte des taxes annuelles.
— Tout doit être absolument parfait! nous avait-elle sommés avant de claquer dans ses mains, signal nous annonçant que nous devions nous remettre au travail au plus vite.
Et depuis, dans le stress ambiant, nous avions passé vingt-six heures à courir non-stop afin que rien ne soit laissé au hasard. Du choix des menus aux sols rutilants en passant par les arrangements floraux dans chaque recoin de la demeure, rien n’avait oublié. Grâce au regard acéré de Madame Spirt.
Mes jambes lourdes et mon dos douloureux attestaient d’ailleurs de la fatigue que je ressentais jusqu’au plus profond de mon âme. Je ne pourrai pourtant pas me reposer avant que la gouvernante n’ait décrété que notre travail avait été satisfaisant.
Malgré mes courbatures et mon épuisement, je remerciai les dieux du fait que la plus jeune de mes soeurs, Nicalina, ne soit pas trop impactée par le remue-ménage environnant. La voilà d’ailleurs qui pénétrait dans la cuisine en trottinant.
Du haut de ses quatorze ans, elle était de nous trois la plus épargnée par le dur labeur demandé à l’entretien du manoir. Nos maîtres ayant bien vite réalisé qu’elle serait plus utile à la compagnie de leur fille qu’au nettoyage des chambres, elle s’était vite retrouvée à accompagner la jeune noble pourrie gâtée partout.
— Ne cours pas dans la cuisine ! la sermonnai-je gentiment en déposant un doux baiser dans ses beaux cheveux dorés alors qu’elle me passait à côté. Je t’ai déjà averti que c’était dangereux ici.
— Le roi arrive ! Il faut monter immédiatement ! nous cria-t-elle en ignorant ostensiblement ma mise en garde, juste avant de disparaître dans les couloirs aussi vite qu’elle était apparue.
Il ne fallut pas plus que ça pour créer un branle-bas de combat dans la cuisine. Les uns s’empressèrent de terminer une sauce tandis que les autres couraient afin de se débarbouiller. Tous les employés avaient été sommés de s’aligner dans la cour principale afin d’accueillir la famille royale comme il se devait.
***
Je ne m’étais pas rendu compte que le temps avait si vite passé avant de franchir les vastes portes de la demeure et de descendre me poster en bas des marches aux côtés de l’équipe de cuisine. Je levai une main pâle constellée de tâches de rousseurs devant mes yeux tandis que les rayons du soleil effleuraient le bout de mes ballerines crasseuses, mais Madame Spirt m’assena une tape sur le bras tout en me sommant de me tenir correctement. Je me redressai donc au moment même où les immenses battants du portail d’or s’ouvraient en silence. Un carrosse noir dont les arabesques dorées scintillaient au soleil apparût au détour du chemin, sa beauté me coupant le souffle.
Les cinq licornes blanches qui le tiraient caracolèrent, de la mousse coulant de leur bouche avant de s’arrêter devant le tapis bordeaux recouvrant le marches. Je fus un instant subjuguée par la vision fantastique des animaux si rares qu’ils en étaient presque relégués au rang de mythe. Seule la famille royale avait le droit d’en posséder. Je me secouai rapidement, m’arrachant à ma stupeur et m’inclinai profondément.
La porte du carrosse s’ouvrit et j’entendis le gravier du chemin crisser tandis que le bout d’une chaussure noire cirée apparaissait dans mon champs de vision. Une ambiance oppressante se fit immédiatement sentir et un mouvement discret attira mon regard. Mes voisins se tendirent tandis qu’un second crissement retentissait, annonciateur qu’une deuxième personne descendait du carrosse. Je me permis de lever les yeux discrètement afin de détailler nos visiteurs.
Le premier, d’après sa posture droite et assurée, semblait assez jeune, même s’il était difficile de le déterminer. La noblesse d’Eatrea était constituée de fae et autres créatures qui vieillissaient beaucoup plus lentement que les humains. Ma position m’empêchait de voir le visage du plus jeune. Je me résolus alors à admirer la facture précieuse de son manteau de voyage noir et de son pantalon de cuir. Le deuxième, légèrement plus petit, tenait une canne dans sa main droite. Une bague brillait à son pouce lorsqu’il avançât en direction de nos maîtres de maison d’un pas assuré. Le plus jeune voyageur tendit une main afin d’accompagner une troisième personne à émerger du carrosse. Je vis au tissu doux cascadant jusqu’au sol qu’il s’agissait certainement de la robe d’une femme fortunée. Elle se mit immédiatement en route à la suite du premier fae tout en restant accrochée à celui qui l’avait aidée à descendre.
Je baissai instantanément les yeux lorsque mon regard croisa des prunelles vertes aux pupilles étroites appartenant à un garde et que retentissait la voix de Joshua Raetila, duc de Blackglen:
— Bienvenue dans mon humble demeure à Vos Majestés ! Puisse votre séjour ici être aussi agréable que votre règne est sage !
Je ne pus retenir un demi-sourire incrédule en entendant cette déclaration, mais un regard à Elyraje un peu plus loin dans la colonne de serviteurs me fit vite reprendre mon sérieux. Un reniflement amusé provenant d’un de nos trois visiteurs me fit tout de même constater qu’ils ne se laisseraient pas duper par les belles paroles de leur hôte. Une voix douce retentit en réponse:
— Merci pour votre accueil, Lord Raetila. Nous nous réjouissons de passer ces quelques jours à vos côtés.
— C’est un honneur de vous accueillir Votre Majesté. Entrez, entrez ! Ma femme va vous présenter votre suite ! La meilleure du manoir de toute évidence ! Vous aurez une vue imprenable sur nos jardins !»
Lord Raetila s’effaça afin de laisser la famille royale pénétrer dans le manoir, avant de les suivre en continuant à déblatérer sans discontinuer sur la beauté de leur suite.
***
Après de longues minutes à attendre que tout noble fae aie bien disparu dans la bâtisse et au moment où la sueur commençait à me couler dans le dos, un claquement retentit et madame Spirt annonça à la cantonade:
— Remettez-vous au travail ! Nous avons un repas à servir sous peu ! Chacun à son poste !
Je me redressai enfin en étirant mes bras au dessus de ma tête tout en grognant de douleur. Cette position inconfortable mêlée à la chaleur du soleil de la fin d’après-midi avait suffit à me couvrir de transpiration, mais pas le temps de se changer. Je me remis en marche, adressant un petit sourire et inclinant la tête devant les gardes royaux, qu’Elyraje était en train de diriger vers les quartiers des domestiques.
Je me précipitai ensuite dans la bâtisse afin de finir les préparations pour le banquet du soir.

Annotations
Versions