chapitre 9 : un programme sans virgule

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Alors que son frère et son meilleur ami s’inquiétaient à son sujet, Rubie arpentait les rues glaçantes de l’antre vautour. Elle ne s’était pas encore remise de l’explosion émotionnelle qui irradiait toujours son cœur, et sa rencontre avec Rix avait altéré son esprit. Ce type était bien plus qu’un simple trafiquant, il droguait par la force de sa présence, rendant inévitablement soit addicte, soit malade. Rubie s’était longtemps perdue entre les deux, et aujourd’hui encore elle peinait à se retrouver.

Inlassablement sombre malgré le jour environnant, la station dans laquelle la jeune fille évoluait rassemblait à elle seule toute la misère de ce monde. Le racisme s’évanouissait dans une mixité unie par la débauche, et c’était surement là l’unique point positif que l’on pouvait y trouver. Les poubelles malodorantes débordaient de déchets humains, des êtres que Rubie ne pouvait considérer qu’avec dégout.

Mais l’odeur enivrante du Démonium chassa peu à peu les reflux de vomi qui lui assaillaient les narines, ainsi que la fumée âcre des cigarettes de basse qualité. Là, le temps était figé d’une autre manière, et la nuit permanente devenait appréciable. C’était un lieu paradoxal, tatoué par la mort et pourtant pleinement vivant. On pouvait y boire y rire y danser et y danser encore sans laisser de place à l’ennui. Un programme sans ponctuation, sans virgule, sans besoin de reprendre son souffle. Le Démonium était étouffant d’euphorie, exaltant à n’en faire que ressentir, à en oublier de penser. Et ne plus penser, Rubie ne pensait qu’à cela.

Au pas de l’entrepôt sa colère semblait s’être évanouie, sa peur également, sans que pour autant ses émotions ne se soient calmées. Au contraire, elles exaltaient en elle jusqu’à prendre toute la place, et Rubie pouvait enfin les laisser faire. C’était donc cela se « laisser aller », emprisonner sa raison dans des troubles que même le cœur ignore. Quelle douce ivresse que d’être saoule de soi-même.

La porte était gardée par un vigile tout vêtu de noir dont dépassait uniquement une cravate violacée. Il souriait, sachant que son employeur n’autorisait ni tristesse, ni rigueur. Rubie se présenta à lui, il la contempla avant de l’autoriser à entrer. Elle ne portait toujours que son t-shirt noir, qui se fondait à ses longs cheveux bouclés par la pluie. Mais ses yeux rouges, perçants et séducteurs, ne permettaient à personne de lui résister. Ils étaient sa clef dans le monde nocturne, une clef dont elle aimait jouer.

L’intérieur pétillait d’un bleu glacé. Des serveurs se baladaient torse nu, promenant sensuellement leurs flutes de champagne.

Si seulement le voisin du troisième pouvait sortir son chien dans cette tenue, songea Rubie en esquissant un sourire.

Comme s’il l’avait entendu, Rix, jusqu’à lors accoudé au bar, vint à sa rencontre.

- Sincèrement, lâcha-t-il dans la brume d’un cigare, je ne pensais pas que tu viendrais.

- Tu m’as pourtant invitée, déclara-t-elle en attrapant un verre.

- Ce n’est pas faux, mais rares sont les invitations auxquelles Rubie Falcon prend la peine de répondre.

Il ne mentait pas. Si sa jeunesse s’était voulue précocement sulfureuse, voilà plusieurs mois qu’elle n’avait pas mis les pieds dans une fête telle que celle-ci. Pourtant, alors que les dix heures n’avaient pas encore sonné, elle savait que seule la chaleur envoutante de la nuit pourrait l’apaiser.

- Tu as donc le droit de te considérer honoré. Tu m’excuseras, mais je ne vais pas poursuivre cette conversation, j’ai plutôt envie d’aller danser.

Puis elle déposa sur sa joue ridée par le vice le même genre de baiser provocateur qu’il lui avait laissé une heure plus tôt. Rix la considéra, à la fois fier et vexé, tandis qu’elle disparaissait d’un pas élégant sur la piste de danse. Il venait de perdre la partie.

La musique frénétique fit bouger son corps durant des heures sans que ses pieds n’en sentent les effets. Rubie entendait les paroles résonner dans sa tête, courant le long du fil de ses pensées et chassant toutes les autres. Parfait. Midi sonna comme un minuit de début de soirée. Les néons dessinaient ses courbes à mesure qu’elle les exposait à la lumière, elle brillait au rythme de ses mouvements. Bientôt, la piste ne verrait plus qu’elle.

Deux garçons, des jumeaux sans doute, s’invitèrent dans son espace. D’ordinaire la pudeur l’aurait poussée à l’éloignement, mais ici la pudeur n’existait plus. Seuls exaltaient les sens et la passion. L’un d’eux avait des yeux plus persans que l’autre, ce genre de regard qui te pousse à hurler : regarde-moi, découvre-moi et aime-moi en dévorant chaque partie de mon corps ; et Rubie hurlait. Qu’importe les regrets qu’apporterait demain, aujourd’hui était un jour qui se profite.

Sur un canapé blanc au cœur de la salle, les caresses commencèrent. Ses lèvres sentaient la vodka, son corps transpirait l’extase. Rubie laissa la fièvre érotique la gagner peu à peu. Elle ne comptait pas faire l’amour ce soir, il y avait trop de complexité dans la notion amoureuse. Elle souhaitait quelque-chose de frais, d’intense et de fugace, comme un baiser volé. C’était exactement cela. Elle voulait baiser avec ce garçon, baiser jusqu’à se consumer tout entiers. Elle le fit, et le monde s’arrêta de tourner. Puis Andréas fit son entrée.

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