À travers son œil
Ce soir là, j'avais eu le droit d'ouvrir mes cadeaux en avance. Eh oui mamie m'avait dit que j'étais bien trop grand pour croire encore à un bon homme tout de rouge vêtu avec une longue barbe blanche. Et mince pourquoi avait-il fallu qu'elle brise mes rêves d'enfant ? Après tout, même à 18 ans, on peut garder l'espoir que notre âme d'enfant restera toujours au fond de nous. Que cette douce lueur brillera éternellement dans un petit coin de notre coeur.
Encore un réveillon comme les autres, où chacun avait voulu mettre les petits plats dans les grands. Pourquoi ne nous contentions-nous pas de quelques victuailles ? Pourquoi devais-je tout goûter en espérant que cette soirée ne s'eterniserait pas ? J'avais passé tant de temps à table que mon ventre avait dû rester coller dans un coin de sous la nappe brodée. Pourtant en cette soirée, mes yeux brillaient, mes mains étaient moites, j'avais dans mes doigts ce dont je rêvais depuis tant d'années. Dans ma paume, le magnifique appareil photo, petit bijou d'horloger et qui plus est, était un des plus modernes de l'époque.
Chacun s'installa à sa place, la même depuis toutes ses années. Si les chaises pouvaient parler, elles reconnaîtraient sans hésiter ses fesses qui les avaient façonnées. Je m'installais dans un coin de la pièce, voulant me fondre dans le décor. Qui sait peut-être qu'on ne m'oubliera pas encore cette année ? Enfin à cette heure, je l'avais souhaité en entendant la tante Henriette qui annonçait à qui mieux-mieux : "bingo allez c'est parti". Les cartons étaient distribués avec leurs jolis jetons en bois.
J'étais cet ornithologue observant la faune de la famille des bien aimés. L'oeil de la caméra devenait mon meilleur allié. J'attendais d'obtenir le meilleur des clichés que chacun pourrait conserver dans un album en souvenir de cette belle soirée. Avec leur chapeau pointu coloré, ils affichaient la couleur. Rien ne les effraiait pas même le mauvais goût. Ils étaient tellement concentrés que rien ne pouvait les distraire de leur principal objectif : aligner les pions sur une ligne entière. Décidément je me réjouissais pour une fois d'avoir su esquiver cette bataille fraternelle.
Pépé Marcel, au premier plan, en aurait eu des histoires à vous raconter. Il était dans son autre temps, c'était ainsi qu'il en parlait. Il adorait narrer la fois où il avait découvert que la belle pinup qu'il avait rencontré deviendrait la femme qui partagerait sa vie. Avec le temps, et peut être un peu de malice, il jouait avec sa surdité. Ce qui était étonnant c'était que dans le brouhaha de cette soirée, il entendait tous les numéros et posait les pions avec assurance. J'admire cet homme encore plus aujourd'hui que j'ai pu capter ses yeux plein de tendresse.
À côté dans le sofa jaune, mon très cher père qui bien trop occupé par sa revue scientifique snobait comme si souvent toute l'assemblée. "Puérilité que ce jeu " avait-il balancé pour le noël de mes cinq ans. Même si pour une fois j'aurai pu être en accord avec sa philosophie, je ne peux que regretter nos rapports qui se voulaient conflictuels à chaque fois que je souhaitais émettre un seul avis contradictoire. Il serait dit que seul lui avait le droit de conclusion. À cette minutes, je n'ose imaginer ce qui lui passait par la tête. Que son fils n'était qu'un moins que rien qui fait honte à sa lignée de mâle dominant proclamé.
Dans sa robe verte sapin pour être en accord avec le décor bien trop surchargé se tenait ma mère. Son regard rivé sur le plateau de jeu, elle attendait. Mais qu'attendait-elle à présent ? Un sourire du bout des lèvres se dessinait à l'annonce du dernier numéro. Qui sait voit-elle là l'ombre d'elle-même rêvant à une destinée rose bonbon. J'aurai voulu qu'elle me caresse les cheveux avec autant de douceur que ses doigts paressaient sur les jetons. Elle ne m'a jamais accordé autant d'attention et pourtant ce soir au travers de l'objectif je la perçois avec mon regard d'enfant.
Enfin l'oncle Jules aimait se coller contre l'écran du poste de télé. Il cherchait peut-être qui sait son propre reflet. Je n'ai jamais compris ce qui se passait dans sa tête. Pourtant il était le seul depuis bien longtemps à prendre du temps pour moi. Petit, il me faisait sauter sur ses genoux, adolescent nous faisions des partis d'échecs interminables sans qu'aucun de nous deux ne disaient mots. En quand Noël passé j'ai fait l'annonce de mon homosexualité, il fut le seul à me prendre dans ses bras pour me dire à l'oreille "vis ta vie, moi je n'ai pas su le faire".
Voilà aujourd'hui, je range la photo dans l'album de famille. Les personnages sont figés et quelque part ils le sont toujours. Moi j'avance encore et encore, les laissant sur les quais de la gare. Le bingo a disparu dans un jour de tri pour aérer mon esprit, il était temps qu'il face de la place à mes nouveaux souvenirs. J'ai conservé précieusement ce veil appareil photo qui est posé sur l'étagère à côté de mes chers vinyls. Il prend un peu la poussière et pourtant je ne peux m'en défaire parce qu'avec lui j'ai découvert que la vie est le plus beau des présents.
Attrape rêve
une photo défi d'un ami
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