Séance
- "Pourquoi venez-vous me consulter aujourd'hui, Ms. Lebrun ?"
Le petit rondelet réhaussa ses binocles rondes au-dessus de son nez pottelé. Annaïs ne pouvait s'empêcher de le dévisager, comme à chaque fois qu'elle venait le rencontrer. Sa tête avait l'air encore plus dégarni que lors de leur dernière entrevue. Un filet de lumière provenant du soleil qui éclairait faiblement la pièce rebondissait sur son crâne luisant, soutenu par une fine couche de pilosité blanche qui tournait tout autour, comme une sorte de couronne. L'homme rondouillet se redressa légèrement pour réajuster son pantalon visiblement trop serré pour contenir le bidon qu'il essayait desespérement. Cette vue provoquait chez Annaïs une sensation des plus désagréables, qui la poussait à regarder subtilement ailleurs, pour ne pas vexer son interlocuteur.
- "Ms. Lebrun... Pourquoi êtes-vous venu aujourd'hui ?" répéta-t-il.
- "A vrai dire.. Ce n'est pas vous que je suis venu voir..." lâcha Annaïs. "Enfin... Je veux dire..."
- "Que vous êtes venu voir Klara... Ms. Lebrun, combien de fois vais-je devoir vous le répéter ? Klara n'exerce plus ici, et je suis votre..."
- "Je sais, je sais..." soupira la jeune femme. "J'avais besoin de... Je me sens... Je veux dire..."
Des milliers de pensées lui traversaient l'esprit, et les mots semblaient se bousculer à ses lèvres. Mais contrairement à ce qu'elle croyait, aucun son ne voulait délibérement sortir de sa bouche. Un cours silence s'installa alors qu'elle détournait son regard.
- "Parlez moi de vote dernière enquête."
- "Un simple suicide." rétorqua Annaïs. "Rien d'intéressant."
- "Rien, dites-vous ? Dans ce cas, décrivez moi la scène de crime, le corps, les indices, comment vous vous sentiez, cela ne devrait vous poser aucun problème."
Elle fronça les sourcils, hésitant quelques secondes. Son professionalisme lui imposait de ne rien divulger au nom du sacré secret de l'enquête, mais elle savait qu'il ne la lacherait pas si elle n'en parlait pas un peu. Quitter la pièce lui semblait également inconcevable, sous peine d'être accusée de ne pas y mettre du sien et de se complaire dans sa situation.
- "Jeune adolescente, 19 ans, retrouvée morte à son domicile il y a deux semaines. L'équipe est arrivée à son appartement le mardi aux alentours de 10h42 après un signalement de ses voisins à qui elle passait régulièrement dire bonjour. Un petit couple de vieux très sympathique, mais un peu trop curieux si vous voulez mon avis. Ils ont appelé le concierge, il a défoncé la porte et ils l'ont retrouvé. D'après leur dire, ils ont immédiatement appelé la police. Son corps gisait sur une chaise, totalement inerte. Il y avait une feuille blanche devant elle." finit-elle par lâcher.
- "Inerte ? Etait-elle affalée sur la table ?"
- "Non, sa tête était penchée vers l'arrière, tandis que ses bras pendaient vers le sol."
- "Crise cardiaque ?"
- "Tout le laisse croire, d'après le légiste."
- "Mais ?"
- "Mais quoi ?" rétorqua Annaïs, agacée par cet interrogatoire.
- "Vous avez fait mention d'un suicide, mais vous dites que le légiste pense que c'est une mort naturelle. Vous n'y croyez donc pas, vous avez donc des éléments pour étayer votre théorie."
La jeune brune souffla. Elle ne savait pas si elle devait être étonnée ou énervée. A son grand désarroi, il avait suivi ce qu'elle disait depuis le début, mais en même temps, il n'y avait rien de surprenant à cela étant donné sa profession.
- "Ms Lebrun... Vous savez que je suis..."
- "Je SAIS ce que vous êtes.". Elle se rendit compte qu'elle venait de dire cette phrase sur un ton incontrôlé, et se ravisa. "Je sais.. qui vous êtes. Oui, j'ai des éléments. Son teint était anormalement livide par rapport à l'heure estimée du décès. Le positionnement est aussi anormal. Si elle avait eu une crise cardiaque, elle se serait tordue de douleur, et rien dans les tensions musculaires n'indiquait que ce fût le cas. Son visage ne trahissait pas..."
- "Nous y voila !" s'exclama le vieux, l'air triomphant.
- "Nous y voila, quoi ?"
- "Pardon, je rêvais de m'exclamer ainsi." répondit-il avec le petit sourire un coin du demeuré satisfait de sa plaisanterie qui ne faisait rire que lui. Mais quelque chose dans son regard gênait Annaïs, ce petit détail imperceptible pour les individus insignifiants. "Comment pouvez vous savoir ce que son visage trahissait ? Une expression de douleur est une expression de douleur, n'est ce pas ?"
La détective plissa les yeux. Elle sentit machinalement le besoin de sortir une cigarette de sa poche, et ne s'en priva pas malgré les protestations de son hôte.
- "Vous avez mené l'enquête ? Qu'est ce que vous avez trouvé ?"
Annaïs prit une grande bouffée et relâche longuement la fumée. Puis elle répondit.
- "Rien. Pas de famille, pas de proche, pas d'amis. Simplement plusieurs comptes sur des réseaux sociaux."
- "Est-ce pour CETTE raison que vous vous laissez consummer par cette affaire ?"
- "C'était un acc...". Elle s'interrompit brièvement."Je ferai mieux de partir."
Annaïs se leva de son siège et se dirigea vers la sortie, passablement énervée.
- "Ms Lebrun.. Nous n'avons pas fini.. Vous savez très bien que je suis là pour vous aider. Je peux vous aider à élucider cette affaire si vous me laissez faire... Cette jeune fille n'est pas vous.. Vous n'êtes pas cette jeune fille... Ce n'est pas parce que..."
- "Je vous interdis de prononcer ces mots. Ce que je fais de mon corps et ce que j'en pense ne regarde que moi, Dr. Mureer."
- "Je ne veux que vous aider... Vous savez très bien que je peux vous aider à explorer la scène.. Je peux... Mais il faut que vous arrêtiez de croire en..."
- "Si vous voulez m'aider, restez loin de moi."
A cet instant précis, le regard d'Annaïs se voulait menaçant. Elle ne savait vraiment pas pourquoi, mais au fond d'elle, elle ressentait ce besoin d'être clair et d'extérioser une sorte de rancoeur. Elle ouvrit la porte du cabinet.
- "N'oubliez pas Dr. Mureer que je suis inspecteur de police. Au passage, elle s'appelait Alice. Alice K."
A ces mots, la crispation changea de visage. Celui de l'homme se tendit, tandis que la détective arborait un sourire narquois en scrutant la réaction de ce-dernier.
- "Je crois que nous nous sommes bien compris. Merci de m'avoir reçu." conclut-elle en refermant la porte.
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