La proposition

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Qui d’autre que l’honorable princesse Gerania pour mener son peuple au triomphe ?

Je suis la meilleure.

Je me courbe au souffle du vent, je me dresse sur ce champ de bataille dépourvu de vie. Une masse informe s’approche de notre armée, parée à nous massacrer. Vais-je les laisser nous submerger ? Hors de question ! Ni une, ni deux, j’entame mon envol, je m’impose majestueusement au-dessus de mes protégés. Peut-être que leurs yeux scintillent tant je suis grâcieuse, brandissant mon épée dorée, soutenant le poids de mon plastron argenté.

Ce serait parfait pour prendre la pose. Un rayon de soleil transperce les nuages, me met en emphase. Mais les acclamations viendraient au moment où l’ennemi battrait en retraite. Sans mon aide indispensable, mes camarades fées risquent d’être submergées. Je plonge alors en piquée, la pointe orientée vers le bas. Dans une fraction de seconde, je déferlerai sur l’adversité. Je les balaierai les uns après les autres, je piétinerai leurs cadavres. Enfin je pourrai arborer un sourire sous les acclamations de mes consœurs !

Mais pourquoi je me sens lourde ? Pourquoi tout devient flou ?

Parce que je me réveille, bien sûr. Et sitôt que j’ouvre les yeux, notre chère capitaine de la garde, Isline, se trouve déjà à mon chevet ! C’aurait été presque attendrissant si son regard traduisait une autre envie que celle de m’étrangler. Ses petits yeux malicieux s’inscrivent sur son visage anguleux à la peau rose.

— Princesse, murmure-t-elle, lèvres tremblantes. Savez-vous vers quelle heure vous êtes rentrée ?

Vite, éviter la question ! Un peu compliqué : mon corps me pèse, et les fenêtres sont bien verrouillées. Et malgré mon repos tout relatif, non seulement ma tête me fait mal, mais en plus je transpire abondamment ! Inutile de me lamenter, Isline me toisera jusqu’à lassitude.

— Assez tard, admet Gerania. J’ai oublié de consulter l’heure à la taverne.

— Je vous donne un indice, réplique la capitaine. C’était déjà l’aube. Et nous ne sommes pas en été.

— D’accord, j’ai un peu abusé, comme beaucoup de soirées. Excusez-moi de dilapider la fortune du reinaume sur de telles futilités.

— L’argent n’est pas un problème. Je pense plutôt à vous, princesse. Combien de temps allez-vous vous enfermer dans cette routine ? Vider des chopines à une cadence démesurée, sympathiser avec des inconnus, et puis rentrer par la ligne la moins droite possible. Mes gardes ont comparé votre trajet à celui d’une mouche ayant marché sur une flaque de vin. Pas très flatteur, vous en conviendrez.

Je m’assieds sur mon lit et je me gratte l’arrière du crâne. Ma chevelure pourpre est peut-être démêlée, mais au moins n’empeste-t-elle pas l’alcool ! Alors que je baille, Isline ne cesse de me dévisager, une main plaquée sur sa hanche, l’autre enroulée autour de sa hallebarde.

— En résumé, dit-elle, votre attitude est indigne d’une princesse.

— Vous êtes garde ou nourrice ? rétorqué-je.

Son grognement retentit. Je sens que je vais le regretter.

Isline jette ma couverture sur le côté avant d’attraper ma cheville. À moi de déguster le contact avec le sol, étriquée dans ma pauvre chemise de nuit. Étalée ainsi, la capitaine me domine d’autant plus !

— Pas de remarque sur ma brutalité, tranche-t-elle. Vous avez fait un an de service militaire.

— Totalement inutiles, juge la princesse. Hormis des courtes nuits et des patrouilles interminables, qu’ai-je appris ? Pas grand-chose ! Une petite confrontation avec des elfes, des humains ou des gobelins, c’aurait été divertissant !

— Votre insolence et incompréhension du monde n’ont pas de limite. Vous devriez être ravie que notre reinaume soit en paix ! C’est ce que toute société devrait chercher à atteindre.

— Ha, vous insinuez que les fées constituent un peuple plus exemplaire que les autres ? Voilà de quoi alimenter nos dîners.

— Silence, le sujet est tout autre ! Votre mère souhaite s’entretenir avec vous. Puisque votre séjour dans l’armée féérique n’a pas fonctionné, elle a quelque chose d’autre à proposer pour vous préparer à vos responsabilités.

— Génial… Eh bien, qu’attendons-nous ?

— Que vous vous habilliez. Notre reine n’aime recevoir personne en chemise de nuit, même sa propre fille.

Je manque de grommeler. Un minimum de bienséance est bienvenu, mais elle me prend au dépourvu. Isline quitte la pièce d’un hochement de tête et claque la porte derrière elle. J’ai au moins la paix pour enfiler les plus ordinaires des tuniques et pantalons bariolés. D’accord, je me dépêche tant que je trébuche, mais ce n’est qu’un détail. Tout comme le ricanement des gardes.

Et ces bougres me dévisagent pendant que je talonne notre capitaine dans les couloirs. L’envie de les foudroyer du regard est forte, mais une princesse sait se montrer digne. Sauf lorsqu’elle a avalé quelques verres de trop.

Isline toussote. Soi-disant parce que je traîne ? Il y a tant à admirer à l’intérieur, telles que des tapisseries, des portraits, des colonnes, des escaliers, des meubles, … J’ai la flemme d’énumérer le reste. Mais non, la capitaine est pressée, et elle brûle probablement de jubiler lorsque maman me sermonnera !

Un crissement de portes, une inutile révérence, et nous y sommes. La reine Entrilla est assise sur son trône, mains crispées sur les accoudoirs incrustées de pierres précieuses, une expression implacable sur son faciès. Ma mère transpire l’abondance, sacrebleu ! Outre sa trop longue robe et son excès de bagues, elle déploie une paire d’ailes bien plus imposantes que la mienne ! Nul doute je m’effacerais sous son ombre allongée. Autant me tenir à l’écart.

— Ma fille, déclare-t-elle d’une voix grave. Sais-tu la raison pour laquelle je t’ai convoquée ici ?

Je hausse les épaules. Il est préférable de me taire plutôt que d’être sarcastique, sinon je risquerais d’être privée de dessert.

— Tu ne peux pas attendre sagement que je meure, poursuit ma mère.

— N’affirmez pas cela comme si vous alliez mourir bientôt ! m’exclamé-je.

— Ce n’est pas mon intention. Tu connais mon espérance de vie : trois fois inférieure à celle des elfes, quatre fois supérieure à celle des humains et douze fois supérieure à celle des trolls.

— J’ai mal à la tête…

— Voici précisément ton souci. Tu dois acquérir de l’expérience, de la maturité.

— Je connais la rengaine. Isline m’a déjà admonestée. Peut-être que je suis inapte à devenir la reine des fées, mais si c’était mieux ainsi ?

Ma mère fronce les sourcils. Zut, je pensais la choquer davantage !

— Insinuerais-tu que tu renoncerais à devenir reine ? demande-t-elle.

— Eh bien, répliqué-je, vous ne m’avez jamais laissé le choix.

— Tu es ma fille unique. Je t’ai élevée pour que tu prennes ma place.

— Supprimant ainsi mon libre-arbitre, m’étouffant dans une stricte hiérarchie. Et si nous abolissions cette forme de pouvoir ? Maintenant que je connais un peu mieux le peuple, je sais que les fées savent s’auto-gérer !

Ses poings se serrent quand elles se lèvent. Ça y est, j’ai réussi à l’irriter ! D’où son regard hargneux.

— Qui t’a appris ces fadaises ? questionne-t-elle.

— Des fées fort sympathiques, ma foi, explique Gerania. Elles jugent que la monarchie est inutile. Ni bonne, ni mauvaise, juste là pour décorer.

— Tu te crois maligne ? Une conscience s’éveille en toi, mais elle s’arrête aux mots, car tu dépenses la plupart de ton temps libre dans les tavernes. Tu fantasmes sur une vie militaire violente tout en prétendant te soucier des citoyens. Gerania, je ne te comprends plus… Mais je sais comment te ramener sur le droit chemin.

Elle cherche donc à me contrôler. Qu’est-ce qui me retient de m’enfuir ? Sûrement l’extrême probabilité d’être poursuivie dans toute la ville par une troupe de gardes enragées.

Je déglutis. Il semblerait que mon seul choix est de suivre ses instructions. Rien de bien fâcheux ne peut m’arriver.

— Gerania ! interpelle ma mère en me toisant. Lorsque je te morigène, aie au moins la décence de réagir !

— J’ai ravalé ma salive, répliqué-je.

— Par des paroles ! J’ai préparé mon discours à l’avance et l’ai adapté avec brio. Et c’est le moment d’annoncer ce que j’ai prévu pour toi.

— Je suis toute ouïe.

— Fed le gnome, Gupash le troll et Ethel la sorcière.

— J’aurais préféré une explication et non une liste de prénoms.

— Elles y sont incluses. Ce sont trois vieilles connaissances à qui j’ai proposé qu’ils te fassent passer des épreuves. Tu en ressortiras mûrie.

— La répétition de ce mot a tendance à m’agacer. Mais soit. Par où dois-je commencer ?

— Tu es plus enthousiaste que je ne l’imaginais. Isline t’escortera vers chacun d’eux. Un bon repas, une nuit de sommeil réparatrice, et ton périple débutera. Bonne chance, Gerania.

Un sourire distend ses lèvres, aussi improbable que cela puisse paraître. Je ne me calerais pas sur cette once de bienveillance ! Au lieu de quoi je hausse les épaules et je fais fièrement volte-face. Avant de me vautrer par terre.

Trois épreuves, donc. L’occasion de me heurter à trois peuples différents. Ma mère n’a pas mentionné à quelle race appartenait la sorcière. Sans doute une humaine, trop biaisée qu’elle est à croire qu’il s’agit de la plus commune.

Quoi qu’il en soit, je vais leur montrer de quoi je suis capable. Je vais prouver à ma mère que je suis digne. Plus vite c’est achevé et plus vite je pourrai retourner à ma routine.

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