Épreuve du gnome

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Nous avons pris notre envol dès l’aube. Isline n’a pas seulement hurlé au seuil de ma porte, elle m’a aussi balancé des coussins sous prétexte que je ne me réveillais pas !

Le temps est beau, je me sens bien. Un peu engourdie, un brin fatiguée, guère de quoi me ternir. J’avance avec élégance, réalisant quelques spirales dans les cieux, admirant la forêt enchantée par-dessus laquelle nous sommes. Et déjà Isline me toise… Sacrebleu, quelle rabat-joie ! Ne sait-elle pas se pâmer devant les merveilles de ce monde ? Le vent du nord charrie le feuillage rosâtre qui retombe sur les buissons argentés entre les rivières bleutés. Nous les fées sommes habituées à ce spectacle, il n’en demeure pas moins fascinant !

Mais notre capitaine s’en cogne. Tout ce qui l’importe est de se focaliser sur son objectif, celui de m’escorter jusqu’au pays des gnomes.

Mes connaissances de ce peuple sont inexistantes, pour ainsi dire. Si seulement l’un d’entre eux fréquentait les mêmes tavernes que moi ! Hélas ils sont de tradition isolationniste, et très peu d’entre eux se rendent au-delà de leurs frontières. Même en arrivant par les airs, avec la subtilité légendaire des fées, discerner quoi que ce soit de leur société est ardu. Les bougres ont tout bâti à l’intérieur des montagnes, d’où nous distinguons à peine quelques structures, telles que l’architecture voûtée en bronze par-dessus de gigantesques entrées incurvées. Isline m’a mentionné leurs machineries à vapeur, leurs mines remplies de pierres précieuses et leur organisation très hiérarchique. J’aurais voulu que notre point commun avec cette société soit l’abondance de minerais, tiens.

Hors de question pour nous de découvrir ces merveilles. Isline bifurque hors des montagnes, loin des flancs enneigés. Mince alors, moi qui souhaitais emprunter quelques trésors ! J’interpelle ma capitaine avec délicatesse.

— Où allons-nous ? questionné-je.

— Chez Fed le gnome, répond Isline.

— Vous m’imitez dans mes répliques sarcastiques ?

— Un peu. Fed a été banni de Durbis, la capitale. Plutôt que de chercher une autre cité dans les montagnes, il s’est exilé en dehors, désireux d’avoir un ciel au-dessus de sa tête.

J’écarquille les yeux. Impossible d’agripper Isline, elle vole plus vite que moi !

— Ma mère choisit bien ses amis, ironisé-je. J’aurais imaginé qu’elle aurait plutôt des liens avec les nobles gnomes, voire leur famille royale !

— Aussi, précise la garde, mais dans l’immédiat, ils ne sont pas utiles. Fed, en revanche, le sera.

— Pourquoi a-t-il été banni ? Car s’il est dangereux… Je préférerais ne pas le rencontrer.

— Triomphez de vos peurs et détendez-vous. Vous le découvrirez bien assez vite. Si vous aviez un risque de trépasser, jamais je ne vous aurais conduite à lui. Toutefois je ne promets pas que vous vous en sortirez indemne. Cela dépend entièrement de vous.

Évidemment.

Soudain Isline réalise un piquée qui me ferait pâlir de jalousie. Je l’imite tant bien que mal, même si je n’ai aucune idée d’où nous sommes. Une plaine sans relief se déploie jusqu’à une hutte tapie sous l’ombre de chênes. Si ce Fed aime la monotonie, je suppose qu’il s’est installé dans l’endroit idéal.

La capitaine s’assied sur un rocher, l’air nonchalant devant mon froncement de sourcils.

— Vous ne m’accompagnez pas ? demandé-je.

— Tu seras bien capable d’accomplir le reste du chemin, dit Isline. Je supervise d’ici.

Ceci fait sens. Haussant des épaules, opinant, je me dirige promptement vers la maison. Et je n’ai plus qu’à tuer l’angoisse, il me suffit de frapper à la porte. Mains jointes derrière le dos, je tapote du pied, je dodeline, et peut-être que Fed répondra présent.

Un grincement se répercute. Le voici donc, émergeant de toute sa hauteur, c’est-à-dire la moitié de ma taille. Je crains que Fed corresponde à l’archétype de son peuple : une barbe brune bien fournie, un chemisier d’un vert éclatant, de grandes bottes en cuir ainsi qu’un bonnet écarlate. Et quoi, il a une voix gutturale avec un accent prononcé ?

— Bien le bonjour ! salue-t-il d’une voix gutturale avec un accent prononcé.

Je vise juste. Pourvu que cela me porte chance lors de l’épreuve. Je recule afin de le laisser une place, quoiqu’il n’ait pas besoin de beaucoup. Il me jauge en sifflotant. Me dévisage de la tête aux pieds.

— Vous me connaissez ? interpellé-je.

— Oui et non, explique Fed. Autrefois je partageais souvent la boisson avec la reine Entrilla, votre mère. Avec l’âge sont venues les responsabilités, et nos rencontres se font de plus en plus rares. Récemment, cela dit, nos retrouvailles ont eu lieu, durant lesquelles elle vous a décrite. Votre apparence bien sûr… Et votre attitude.

Ainsi ma mère aimait boire lors de sa jeunesse ? Qu’est-ce qu’elle m’avait caché d’autre ? Hypocrite.

Hum. Que ma détermination flamboie sur mon visage de marbre. Je dois faire bonne figure face à lui, surtout s’il continue de m’examiner de la sorte.

— Mais encore ? insisté-je.

— Nous avons tous été jeunes, déclare le gnome. Votre refus d’endosser vos devoirs est probablement lié à un désir de rébellion contre l’ordre établi. Une envie d’explorer d’autres horizons, un monde au-delà des façades desquelles vous êtes prisonnière. Un sentiment que je comprends parfaitement.

— Ha, donc vous êtes de mon côté !

— Vous devez aussi réaliser qu’il s’agit juste d’une phase. Le reinaume des fées est basé sur le principe que la meilleure manière de gouverner un pays est de préparer l’héritière au pouvoir dès sa naissance. Le royaume des gnomes se base sur un principe similaire… Est-ce le meilleur système ? Je ne suis qu’un individu ordinaire, jadis piégé dans les rouages de la société, désormais libre de ses chaînes. Viendra peut-être un temps où un changement devra survenir… Dans l’état actuel, princesse Gerania, il est préférable de vous conformer.

Comment ose-t-il ? Je croise les bras en grommelant. C’est tout ce qu’il mérite !

— Voilà votre épreuve ? m’agacé-je. Une leçon de morale ?

— Non, clarifie Fed. C’est juste un supplément. La véritable épreuve sera une épreuve de force.

— Pardon ?

— Le nom décrit très bien. Vous devez m’affronter en combat singulier. Et me vaincre.

J’éclate de rire. Je lui postillonne à la figure. Malpolie, certes, mais c’est plus fort que moi !

— Désolée pour cette moquerie, dis-je en essuyant mes larmes. C’est que… Sans offense, ni mauvais jeu de mot, vous n’avez pas l’air d’un grand combattant.

— Vous trouvez ? réplique Fed en levant un sourcil. Vous vous fiez juste à mon physique ?

— Entre autres. Mais aussi, puisque ma mère vous a parlé de moi, vous devriez savoir que j’ai accompli un service militaire. Je suis donc, objectivement, une meilleure combattante que vous…

Il agrippe mon poignet, me soulève et me fracasse sur l’herbe.

Aïe… La douleur vrille tout mon corps. Je dois la surmonter, sinon je serais indigne d’être une guerrière !

Mais le gnome enchaîne au moment où je me relève ! Ses mains s’enroulent autour de ma cheville. Ciel, comment parvient-il à me porter ainsi, il n’est pourtant pas si musclé ! Il me fait tournoyer, de plus en plus vite, prêt à me faire dégobiller. Quand il me lâche, je suis éjectée sur plusieurs mètres et je me cogne contre un tronc.

Mon dos doit être dans un piteux état… Rien n’atténue le choc, au moins cela engendre une chute de feuilles semblable à une caresse. Recroquevillée, humiliée, je constate que Fed me dédaigne. Le sourire lui pend aux lèvres !

— Ne jamais sous-estimer son opposant, affirme Fed. Je t’apprendrai pourquoi je suis aussi puissant… Pas avant la fin de ce duel. Si tu es une guerrière, tu es plus résistante que cela. Relève-toi !

Il me nargue ou il m’encourage ? Grinçant des dents, je sens des tremblements tordre mes membres. Je dois le faire, ne serait-ce que pour ma fierté personnelle. J’appuie sur mes bras, mes jambes flageolent, mais je tiens bon !

— J’aime mieux ça ! complimente le gnome. C’aurait été trop décevant, sinon.

— Je vous ai sous-estimée, admets-je.

— Un peu lente à la réaction, n’est-ce pas ? Comme quoi, la taille importe peu.

— Facile à dire pour vous… Il n’existe pas une grande variation de tailles parmi les fées !

— D’où l’importance d’ouvrir ses perspectives. Assez reposée, Gerania ? Nous pouvons reprendre ?

Alterner entre sagesse et sarcasme contribue à installer sa domination. Ce sera temporaire.

Gerania, souviens-toi de tes entraînements. Lorsque la commandante te réveillait au petit matin et t’obligeait à courir une heure autour de la base. Quand tes camarades t’affrontaient en combat singulier, sans te ménager en dépit de ton statut. Aurais-je tout perdu alors que c’était il y a peine deux ans ?

Non. Je bataillerai jusqu’à mon dernier souffle !

C’est ce que je dirais s’il s’agissait d’un combat à mort.

Je m’approche. Lentement, quitte à irriter mon opposant. Ma garde levée et mes poings bien fermés. Par sa posture, Fed s’apparente à un miroir dont on aurait retiré la partie supérieure. Encore méchante contre lui-même s’il m’a bien ridiculisée… Du sérieux, Gerania !

S’ensuit la brutalité. Nous décochons des coups de poing, l’un après l’autre, sans subtilité ni répit. Au-delà de la surprise du premier assaut, je parviens à encaisser ! Mais il en est de même pour Fed. Une allonge au visage et il redresse ses coudes pour riposter. Un uppercut et il pivote pour me flanquer coup de pied.

Tel est donc son but… Me faire tomber à genoux pour que je flanche. Des ecchymoses me couvriront, mais je ne renoncerai pas maintenant ! Je bande mes muscles tout en le fixant intensément. D’incessants assauts me submergent, à moi de trouver un moyen d’éviter des coups.

Mais oui, suis-je sotte !

Je m’épanouirai dans les airs. Au moment où mon envol débute, Fed tente de frapper mes chevilles, puis de s’y accrocher. Je l’éjecte tant bien que mal avant de gagner en hauteur. Ça y est je suis hors de sa portée ! Nul doute que sa figure va virer au rouge, qu’il va lancer un tonnerre d’injures !

Pas du tout.

Il n’empêche qu’il ne peut plus me toucher. Je clos mes paupières, je me focalise. Dans mon rêve, j’employais une des techniques favorites des arts martiaux fées. Une attaque dont le secret n’est pas bien gardé, mais dont l’efficacité est prouvée. Je tends mon bras, je cible Fed.

Puis je plonge à une vitesse incroyable. L’impact de mon poing sur son torse retentit et il s’enfonce sur le sol. Un vrombissement succède : je glisse en arrière et je tombe misérablement au sol. Bon, au moins, il a chuté avant moi… Ai-je gagné ?

— Hé ! crie Isline. Rien de cassé, par ici ?

La capitaine surgit de son rocher depuis lequel elle contemplait notre duel comme un spectacle. Peut-être qu’elle s’empresse, mais c’est tout relatif ! Je m’oriente malgré tout vers elle, bras et jambes tendues, profitant du confort douteux de l’herbe.

— Moi oui, rassuré-je. Fed, par contre…

Il se redresse dès que je le mentionne ! En gémissant et couvert de plaies, je l’admets. Même dans cet état, Fed se dresse encore fièrement.

— Capitaine Isline, se réjouit-il, la princesse Gerania a réussi sa première épreuve !

— C’est vrai ? espéré-je.

— Bien sûr ! Tu m’as positivement surpris : au lieu de t’apitoyer au premier coup, tu as résisté et tu as rendu les coups. Et surtout, tu t’es adaptée. J’avoue que peu de gnomes se représentent les fées comme des redoutables combattantes, bien qu’autrefois, votre peuple se montrait… plutôt belliqueux. C’est un autre sujet. L’essentiel est que tu m’as vaincu. Félicitations !

Pas d’applaudissements pour compléter, mais du baume emplit mon cœur. Est-ce l’heure des réjouissances ? J’ai des dizaines d’idées de danse de la victoire que je pourrais réaliser si j’étais en meilleure forme !

Sauf que Fed entreprend déjà un demi-tour. Il rentre chez lui ? Non, c’est trop tôt !

— Une minute ! m’exclamé-je. Isline m’a dit que vous aviez été banni de la société gnome. J’aimerais savoir comment c’est arrivé !

Il s’immobilise. Impossible de discerner son visage depuis ma posture, bien que j’aie des idées de son expression. Isline et moi nous suspendons à ses paroles.

— J’étais alchimiste, raconte Fed avec une pointe de regret. J’étais très respecté à Durbis pour mes invitions. On exigeait toujours plus de moi, jusqu’à des ambitions démesurées. Et je buvais ces paroles, comme dans un désir de grandiloquence. Et j’ai détruit des fondations jugées précieuses par le pouvoir. Personne n’est mort, mais les dégâts matériels, les pertes de biens vénérés ont été si importantes que j’ai été banni. Considéré comme seul responsable. D’une position de privilège à moins que rien, j’ai connu les bas-fonds de la société gnome, où j’ai dû apprendre à me défendre pour survivre. J’ai juste… abandonné. Je me suis aperçu que je n’étais pas fait pour vivre en communauté. Je me suis exilé hors des montagnes dès que j’avais amassé assez d’argent, et je me suis bâti une hutte ici. Depuis lors, je ne me suis jamais senti aussi heureux.

Fed se dirige vers sa porte. Il nous laisse digérer ses propos avant de se retourner, d’innombrables plis déparant son faciès.

— Princesse Gerania, conclut-il, j’espère que vous trouverez votre place. C’est souvent… difficile.

Et la première épreuve s’achève quand notre ami gnome claque la porte en guise d’adieu. Ce qui me laisse dans un certain choc…

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